VIUne soirée d’hiver, – de l’hiver dernier, – j’écoutais, assis auprès d’un bon feu, le récit familier d’un voyage en Suisse, que me faisait le voyageur lui-même, un ami, en posant tantôt son cigare sur le bord de la cheminée pour gravir le mont Rigi, buvant tantôt une goutte de kirsch pour reprendre des forces à la chapelle de Malchus. Comme c’est un homme d’esprit, il racontait sans chercher à faire de l’esprit. Je puis dire que je connais la Suisse depuis que je l’ai entendu et après avoir oublié cette contrée, à force d’en lire des descriptions.
– Qu’avez-vous enfin remarqué de plus extraordinaire dans ce pays, après le mont Blanc, le Montenverd et les représentants de la république helvétique ?
– Les Anglais, me répondit-il ; le seul peuple qui, par sa langue, ne puisse se faire comprendre à aucun des treize cantons. Cette calamité exceptionnelle les force à recourir à une dépense ruineuse de gestes ; ils usent leurs doigts ; s’ils veulent seulement exprimer le désir de manger un poulet rôti, il faut, dans leur douloureuse mimique, qu’ils imitent le bruit du poulet qu’on égorge et le bruit de la broche mise en branle. Après ces méritoires efforts, le cuisinier suisse leur sert souvent un lièvre en civet.
Et beaucoup d’autres esquisses des mœurs anglaises me furent présentées par mon ami.
La moins originale n’était pas celle-ci :
Fatigué de la vie, un riche lord avait eu recours à la distraction des voyages. Telle était, du moins, la version avec laquelle on expliquait plus généralement son long pèlerinage hors de l’Angleterre ; mais il était à bout de supporter la t*****e de l’ennui intérieur dont il était dévoré. Défait, la tristesse de son visage l’affirmait. Les mers et les continents avaient porté four à tour sa goélette allant de côte en côte, ses lourdes voitures broyant le pavé des villes.
– Et le nom de cet Anglais ? demandai-je à mon ami.
– Mac Ferlus.
– Un lord écossais. Un instant j’avais eu l’idée que ce pouvait être…
– Quoi donc ?
– Rien. – Un vieux souvenir.
– Or, cet Anglais avait parcouru l’Égypte, la Syrie, l’Arabie, la Perse, l’Inde, le Japon.
– Et il s’y était ennuyé ?
– Et d’un ennui dont il s’attribuait la cause. Folie, se dit-il, d’aller toujours où l’on veut aller et où tout le monde est allé ; car on ne va jamais que là. Quelle routine de revêtir toujours l’habit de voyage des autres, et de marcher dans leurs souliers !
– John ! dit-il à son intendant, vous me conduirez désormais où il vous plaira ; je vous laisse le choix entre les quatre parties du monde. Seulement ne m’apprenez jamais où nous serons ; peu m’importent, vous le savez, les villes et leurs, habitants. Je ne parle à personne, je ne m’intéresse à rien. Roulez-moi, c’est tout ce que je vous demande.
Depuis deux ans, l’intendant de Mac Ferlus obéissait avec la plus aveugle exactitude aux ordres donnés par son maître, qui avait pu se croire en Perse, lorsqu’il avait une seconde fois traversé la Turquie, et qui s’imaginait se trouver peut-être en Allemagne ou en France, quand je le rencontrai en Suisse.
La barrière de l’Étoile est, par sa situation, la plus magnifique de toutes celles qui cernent Paris. On dirait une écluse à pic d’où s’écoulent, dans Paris, qu’elle domine, des vagues incessantes de voitures de toutes formes, de chevaux hennissants et emportés par la pente du terrain, de diligences chargées de voyageurs, qu’effraye la splendeur étalée sous leurs regards. Au moment où on le découvre de ce point, Paris entier part, pour ainsi dire, comme une détonation ; c’est un lever du soleil vu du haut de la montagne. Une ville se lève ; et quelle ville ! dix lieues d’arbres, dix lieues de monuments ; dix lieues de rivières ! Les Tuileries, le Louvre, Notre-Dame ! le Panthéon, les Invalides ! la Seine. Le soleil semble trop petit pour éclairer tout ça ! Sur vous, levez les yeux, l’arc de triomphe !
L’effet est colossal et unique.
Eh bien, une petite mauvaise grille d’égout, large de dix pieds, peut-être en fer, vous sépare de ces merveilles. Il faut presque demander le cordon pour s’introduire dans la capitale de l’univers. L’octroi le veut ainsi.
Un jour j’étais là, adossé à cette grille, regardant Paris.
Un cheval s’était rangé contre la barrière, du côté intérieur de Paris, pour laisser le passage libre à une voiture de voyage, suivie d’autres voitures toutes massives de cuir noir et de roues de cuivre. Un équipage anglais.
Le cheval de la grille était monté par une jeune personne vêtue d’une amazone bleue.
La voiture passe.
J’entends une glace qui se brise. Deux mains et deux cris sortent.
Le cheval de la jeune personne recule de trois pas.
– Katty ! Katty !
– Qui m’appelle ?
– Katty ! Katty ! – fille d’Hanna ! ma fille !
Je crois que si dans ce moment le roi de France était venu à passer, lui et toute sa cour, j’aurais oublié de me découvrir.
Prenant sa fille dans ses bras comme lorsqu’elle n’était que la petite Katty, lord Brady la souleva de terre, et il marcha quelques pas en l’embrassant ainsi.
Mais quand il la posa à terre, ce fût au tour de sa fille à le soutenir. Ils descendirent ainsi à pied les Champs-Élysées, le père appuyé sur l’enfant.
Et moi ! je les suivais du regard.
Je compris alors que le spectacle de tous les monuments du monde, des capitales et des populations d’un million d’âmes, ne valait pas, pour remuer le cœur, ce père et cette fille qui se rencontraient par hasard à la porte d’une ville, après huit ans, d’une séparation qu’ils croyaient éternelle. Et je les vis décroître dans le-prolongement des Champs-Élysées.
Le père ne me connaissait pas ; l’enfant m’avait oublié.
Je ne les vis plus. – À quoi bon les revoir ?
J’appris seulement que lorsque le père et l’enfant arrivèrent à l’hôtel, prévenue par le domestique de lady Katty une femme était au milieu de la rue, qui attendait.
– Milady ! vous ici ! par le Dieu tout-puissant Hanna, dites-moi, comment vous aussi avez retrouvé notre fille !
– Milord ! Dieu me pardonne mon parjure ! je ne l’ai jamais quittée.
Il est superflu de dire que le révérend Anderson avait laissé Katty à Paris, comme l’endroit de la terre où l’on cache le plus facilement sa vie ; et aussi inutile d’ajouter que l’intendant de lord Brady, libre de conduire son maître où cela lui plairait, l’avait mené à Paris.
C’est tout ce que je sais.
Un homme arrivé