III

1826 Words
III Première entrée à la fabrique. – Début difficile. – M. Person. – Le contremaître Fergaurand. – Le petit Victor. – Fortuné, Fanny et Beppo. – Vilain jeu. – Bon cœur et adresse de Jean. C’était un type assez singulier que Pierre Caillaud. Bien que tout le monde l’appelât le père Caillaud, et qu’il parût avoir dépassé la soixantaine, il avait à peine cinquante ans. Les chagrins, une vie peu réglée qui en avait été la suite, l’avaient vieilli avant l’âge. Il s’exprimait avec une facilité et une pureté peu ordinaires pour un ouvrier. Quoiqu’il affectât souvent des manières communes, on sentait qu’il avait reçu une certaine éducation et fréquenté jadis un monde plus élégant que celui dans lequel il vivait depuis quelques années. Deux ou trois fois, des ouvriers l’avaient vu accoster dans la rue par des messieurs qui étaient venus lui tendre la main comme à un égal et même à un ami. Lui, au contraire, cherchait à éviter ces rencontres, qui le laissaient toujours extrêmement triste pendant plusieurs jours et dont il n’aimait pas qu’on lui parlât. C’était l’ouvrier, non pas le plus adroit, mais le plus intelligent de toute la fabrique. Malheureusement, c’était aussi le plus inexact. Les autres ouvriers l’aimaient beaucoup à cause de son caractère bienveillant et serviable ; mais comment auraient-ils respecté un homme qu’on rencontrait trop souvent dans un état d’ivresse ? M. Person, directeur de la fabrique, auquel Pierre semblait avoir été spécialement recommandé par quelque protecteur mystérieux, avait deux ou trois fois voulu en faire son contremaître. L’intempérance et l’inexactitude de Caillaud l’avaient toujours empêché de profiter de la bonne volonté de son patron. Le lendemain du jour où il avait rencontré le petit Jean, Pierre s’était promis de ne pas mettre le pied dans un cabaret, afin de garder son argent pour le petit joueur de violon ; mais telle est la force de l’habitude, que l’ouvrier ne put résister à son funeste penchant. Le lundi le trouva encore dans une guinguette à la barrière, en compagnie de quelques fainéants. Firmin, au contraire, avait eu le courage de tenir sa promesse. Il avait passé une partie de la matinée du dimanche à faire des emplettes avec le petit Jean. Puis, le soir, il était resté à causer au coin du feu avec Suzette et un vieil habitué de la crémerie. Le lundi matin, il arriva de bonne heure chez Suzette pour emmener l’enfant. Jean s’était réveillé à trois heures du matin, tant était grande son impatience d’aller à la fabrique ! Il embrassa sa protectrice et suivit gaiement Firmin Nivelle. Celui-ci était presque aussi joyeux que l’enfant, car Suzette, touchée de sa conduite et de son bon cœur, lui avait promis de l’épouser s’il persévérait dans cette bonne voie. En arrivant à la fabrique, Firmin alla trouver M. Antoine Fergaurand, qui remplissait, à la fois les fonctions de secrétaire du directeur et de contremaître. M. Fergaurand, ancien ouvrier lui-même, était un homme assez capable, mais d’un esprit étroit et vaniteux. Comme beaucoup de parvenus, il se figurait prouver sa supériorité en se montrant dur et grossier. Ce travers gâtait les qualités réelles et pratiques qu’il possédait d’ailleurs. Son favori était Bonaventure Cantinaud, qui avait conquis son affection moins encore par son assiduité au travail (ce qui eût été fort juste) que par son caractère obséquieux, flatteur et rampant. En revanche, et grâce peut-être à quelque méchant rapport de Bonaventure, le contremaître détestait Firmin Nivelle et le père Caillaud. Au moment où Nivelle entrait chez M. Fergaurand, Bonaventure venait de quitter le contremaître. Évidemment prévenu contre Jean, Fergaurand accueillit assez mal le pauvre enfant et son protecteur. Sa voix rude et son ton brusque intimidèrent Belin, qui répondit tout de travers à ses questions. – Une belle recommandation que la vôtre ! dit le contremaître en interrompant le petit discours que Firmin venait de commencer en faveur de son protégé. Tenez, voilà encore une lettre du commissaire de police qui se plaint du tapage que les ouvriers de la fabrique ont fait, il y a huit jours, dans une guinguette de Vincennes. Je sais que vous étiez du nombre, que c’est vous qui avez battu le garçon du marchand de vin. Comme nous l’avons dit, un des défauts de Firmin était d’avoir un caractère un peu altier. Froissé des reproches, assez justes pourtant, du contremaître, il répondit d’une manière peu convenable. La discussion s’envenima si bien, que M. Fergaurand se fâcha tout à fait, refusa net d’admettre le petit Belin et lui interdit même l’entrée de la fabrique. – Quant à vous, Firmin, dit-il à l’ouvrier, dès que M. Person sera arrivé, je lui rendrai compte de votre conduite et je vous ferai renvoyer. Là-dessus, il leur ferma la porte au nez et se remit à ses additions. Déconcerté par cet échec et mécontent de s’être laissé aller à sa violence habituelle, Firmin se retira, la tête basse, avec son protégé, plus triste et plus découragé encore que lui. – Écoute, mon garçon, dit Nivelle, ce que tu as de mieux à faire, c’est de retourner chez Suzette. Ne lui dis pas que je me suis mis en colère, car cela lui ferait de la peine et n’avancerait à rien. Viens me prendre à midi ; tu dîneras avec moi et nous consulterons le père Caillaud, qui a toujours quelques bons conseils au service des amis. Va, mon garçon, et ne perds pas courage. – C’est surtout à cause de vous que j’ai de la peine, dit le pauvre Jean. Si j’étais cause que vous perdiez votre place, j’en aurais tant de chagrin ! – Ne te tourmente pas, mon ami, dit Nivelle en feignant de n’avoir aucune inquiétude, et reviens à midi. Jean partit, le cœur serré. Heureusement pour lui, Suzette était allée aux provisions. Vers onze heures, il reprit le chemin de la fabrique. En dépit du froid, il s’assit sur une pierre au milieu de la cour pour attendre que les ouvriers sortissent des ateliers. Dans un jardin assez vaste dépendant de la fabrique et séparé de la cour par une simple barrière à claire-voie d’un mètre de haut tout au plus, deux enfants jouaient ensemble sur une pièce d’eau assez vaste et complètement gelée. Ils s’amusaient à faire rouler des noix sur la glace, et à courir après. Il leur arrivait souvent de tomber ; ils se relevaient en riant. Le petit garçon était un peu plus âgé crue Jean, la petite fille ne devait guère avoir plus de quatre ou cinq ans. Tous les deux étaient bien habillés, surtout le petit garçon, dont la blouse de velours était garnie de fourrures. Au bout de quelques minutes, un autre enfant vint les rejoindre. Celui-ci marchait avec une petite béquille, et il s’était probablement échappé, car il regardait, à chaque instant, du côté de la maison, comme quelqu’un qui craint d’être poursuivi. Les deux autres enfants l’accueillirent assez mal, et ne voulurent pas jouer avec lui. – Tu seras cause qu’on va nous faire rentrer, Victor, dit l’autre petit, qui s’appelait Fortuné Raynal. D’ailleurs, tu ne cours pas assez vite pour jouer avec nous. Va-t’en. Et repoussant son cousin le petit infirme, il continua de jouer avec Fanny, qui était la sœur de Victor. Celui-ci soupira et resta tristement à regarder les jeux des autres enfants. Bientôt un joyeux aboiement attira l’attention de Victor, dont la figure reprit un peu de gaieté. Un chien tout jeune encore, et de la petite espèce des king-charles, vint sauter aux jambes de l’enfant. – Bonjour, Beppo ! bonjour, mon pauvre Beppo ! dit Victor en embrassant le chien comme pour le remercier de son affection. Le petit chien, de son côté, lui léchait les mains et mordillait le bout de ses souliers en jappant joyeusement. – Tiens, voilà Beppo, dit Fortuné. Ici, Beppo, ici ! Mais Beppo, qui se défiait des caresses trop brusques du petit garçon, ne se pressait pas de courir à lui. Alors Fanny appela Beppo, en lui montrant un morceau de sucre. Beppo était gourmand, défaut qui lui causa mainte mésaventure dans le cours de sa carrière. Il se laissa tenter. Échappant aux mains de Victor, qui ne voulait pas le laisser s’éloigner, il courut à Fanny. Fortuné profita du moment où il croquait le morceau de sucre pour s’emparer de l’imprudent Beppo. – Il faut le baigner dans la fontaine, dit Fortuné ; ses poils gèleront après, et il aura l’air d’un chien de sucre. Trop jeune encore pour comprendre ce qu’il y avait de barbare dans cet amusement, Fanny applaudit à l’idée de son méchant cousin. En dépit des protestations énergiques du pauvre Beppo et des cris de Victor, Fortuné lança le King Charles au milieu d’une fontaine située à l’extrémité de la pièce d’eau et dont les eaux courantes n’avaient pas encore été prises par la glace. Peu disposé à jouir des douceurs du bain par une température pareille, Beppo se mit à nager pour regagner la terre ferme. Malheureusement pour lui, la margelle était trop élevée pour qu’il pût y grimper. La pauvre petite bête se débattait dans l’eau glacée, en poussant des gémissements douloureux et déchirait ses pattes contre les pierres, sans pouvoir s’y cramponner assez pour sauter. Voyant que le chien n’avait plus la force de nager, Fortuné essaya d’abord de le retirer de la fontaine ; mais il ne put y parvenir, et lui-même faillit tomber dans l’eau. Alors, comme beaucoup d’enfants, quand ils ont commis une faute, il se sauva avec Fanny. Tous deux allèrent se cacher dans l’habitation. Pendant ce temps, Victor était accouru au secours de son chien, aussi vite que le lui permettait son infirmité. Dans son empressement, le pauvre enfant tomba sur la glace ; mais il se releva courageusement et gagna enfin la fontaine. En le voyant approcher, Beppo fit de nouveaux efforts, mais la pauvre bête était à bout de forces et commençait à enfoncer. Jean Belin avait assisté de loin à toute cette petite scène, mais il n’avait pas osé intervenir. Il ne se rendait pas bien compte, d’ailleurs, de ce qui se passait dans la fontaine. Aux cris déchirants de Victor, qui se penchait sur la margelle de manière à tomber lui-même dans l’eau, Jean se décida enfin et courut bien vite aider le petit Victor. Il était temps. Ce dernier, avec un courage extraordinaire chez un enfant infirme, s’était aventuré sur les deux barres de fer posées sous un robinet, en travers de la fontaine, pour recevoir les vases qu’on voulait remplir d’eau. La force lui manquant pour se soutenir, il allait dégringoler, si Jean ne l’avait saisi par les épaules et ne l’avait aidé à sortir de cette périlleuse position. Une fois Victor tiré d’affaire, Jean grimpa à son tour sur les deux barres de fer et s’avança avec précaution jusqu’à ce qu’il arrivât au-dessus du pauvre Beppo. Se tenant aux barres avec les pieds et avec la main gauche, Belin saisit le chien de la main droite et l’éleva jusqu’au bord de la margelle. Victor penché sur cette margelle, put alors prendre Beppo par le cou et le retirer tout à fait de l’eau. Tandis que Jean s’en revenait à reculons, se cramponnant des deux mains aux barres de fer que la glace rendait encore plus glissantes que d’habitude, un homme accourut du fond du jardin. – Vilain enfant, dit-il, d’une voix essoufflée, au petit Victor, tu veux donc te rendre tout à fait malade ? On te défend de sortir à cause du froid, et je te trouve les mains dans l’eau glacée. Emportez-le bien vite, François, ajouta-t-il en remettant au domestique, qui le suivait, le pauvre Victor tout contrit. L’enfant voulut dire quelque chose à son père au sujet de Jean, mais le domestique ne lui en laissa pas le temps et l’emporta, en courant, avec maître Beppo, que Victor n’avait pas lâché.
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