IV

1847 Words
IV Position critique de Jean. – Innocence reconnue. – Reconnaissance de Victor et de Beppo. – La grâce de Nivelle et de Pierre Caillaud. – Quinze sous par jour. – Le pain sec de Fortuné, et son mauvais caractère. – La petite Maria. – Les deux camps. – Invitation. En se retournant, Jean se trouva face à face avec le monsieur, qui lui demanda d’un ton sévère : – Quel est le méchant garçon qui a jeté ce pauvre chien dans la fontaine ? – Ce n’est pas moi, monsieur, répondit Belin, qui secouait ses manches toutes mouillées. – Ce n’est pas Victor non plus, cependant. – Non, monsieur. Qui donc alors, puisqu’il n’y avait que vous deux ? Ne voulant pas dénoncer l’autre petit garçon, Jean garda le silence. – Je suis sûr que c’est ce méchant gamin, dit le contremaître, qui arrivait au même instant par la cour. Ce matin, j’ai refusé de l’engager à la fabrique ; pour se venger, il aura jeté le chien de M. Victor dans la fontaine. – Puisque c’est moi, au contraire, qui l’en ai retiré ! répondit Jean, froissé de se voir si mal récompensé de sa bonne action. – Alors, quel est le coupable ? lui dit le contremaître. Jean ne répondit pas. – Je veux savoir ce qu’il en est, dit M. Person (car c’était le directeur de la fabrique qui venait d’interroger ainsi Jean Belin). Quant à toi, petit drôle, si tu mens, je te promets une correction que tu te rappelleras longtemps. Laissant dans l’antichambre, sous la garde du contremaître, le pauvre enfant tremblant de frayeur et de froid, M. Person alla questionner son fils. Victor était, comme Jean, peu disposé à dénoncer ses camarades. Il ne voulut pas avouer d’abord quel était le coupable. Quand il sut cependant qu’on allait fustiger le petit garçon qui avait sauvé Beppo, il ne voulut pas que l’innocent fût sacrifié pour le coupable et ne put s’empêcher de dire que l’auteur du méfait était Fortuné. Celui-ci nia effrontément, et accusa même le petit étranger. Fanny, qu’il avait d’abord forcée de dire comme lui, ne put longtemps soutenir son mensonge devant les questions de M. Person. L’innocence de Jean Belin ne tarda pas à être complètement démontrée. – Ainsi, tu ne veux pas me nommer le coupable, petit drôle ? dit M. Person, qui revenait, un grand fouet à la main, dans l’appartement où il avait laissé le contremaître et le petit Belin. Jean ne répondit pas. M. Person leva le fouet de nouveau. – Je vous ai dit que ce n’était pas moi, dit Jean, et je ne sais pas mentir. – C’est lui, allez, monsieur, dit Fergaurand ; corrigez-le comme il le mérite. M. Person leva le fouet de nouveau, mais ce fut pour le jeter loin de lui. – Tu es un brave petit garçon, dit-il en saisissant dans ses bras l’enfant tout surpris ; je sais maintenant la vérité. Viens avec moi, mon pauvre enfant ; on va te donner de quoi changer et tu te réchaufferas dans la chambre de Victor. Quant à vous, Fergaurand, ajouta-t-il d’un air mécontent, retournez à l’atelier et tâchez une autre fois d’être moins injuste. Le contremaître se retira tout penaud. M. Person conduisit lui-même Jean auprès de Victor, qui le reçut avec une joie reconnaissante. Beppo, déjà ranimé par le feu, vint sauter aux jambes de Belin comme pour le remercier du service qu’il lui avait rendu. Tandis qu’on passait au petit garçon un des habillements de Victor, et qu’on lui faisait apporter un potage bien chaud, M. Person questionnait l’enfant. Le directeur de la fabrique était un homme d’un abord rude et sévère, mais il avait un excellent cœur et savait apprécier tous les bons sentiments. Il fut frappé de la franchise des réponses de Jean. – Que veux-tu que je te donne pour te dédommager de mes injustes soupçons ? lui demanda M. Person lorsque Jean eut fini de raconter sa petite histoire. – Accordez-moi la grâce de Firmin Nivelle, dit l’enfant en joignant les mains. Quoique touché de sa bonne intention, M. Person fronça les sourcils. – Firmin a eu grand tort de répondre insolemment à son supérieur, dit-il. Enfin, n’importe ; cette fois, je lui pardonne à cause de toi, et il restera à la fabrique. Voyons, as-tu autre chose à me demander ? – Dame ! monsieur, répondit Jean timidement, il y a bien aussi le père Caillaud… – Est-ce que, par hasard, il mérite une récompense, lui aussi ? dit M. Person en souriant. – Ah ! monsieur, s’il n’avait pas eu la bonté de me recueillir avant-hier, je ne serais pas venu ici aujourd’hui. – Eh bien ? – Eh bien, alors, Beppo se serait noyé et peut-être que M. Victor serait tombé dans la fontaine. – Il n’y a pas de peut-être ! s’écria Victor en frappant dans ses mains ; j’y serais tombé certainement ; j’étais au bout de mes forces ; sans le petit Jean, papa, je me serais noyé avec Beppo. – Sais-tu que tu ferais un bon avocat, mon gaillard ? dit M. Person en passant affectueusement la main sur les cheveux de Jean pour cacher son émotion. Allons, ton ami Caillaud aura le travail qu’il me demande depuis huit jours, quoiqu’il ne le mérite guère. Quant à toi qui ne demandes rien, tu vas entrer à la fabrique et tu gagneras, pour commencer, tes quinze sous par jour. Travaille bien, sois assidu et rangé, et je te promets de ne pas te perdre de vue. À propos, où loges-tu ? – Rue Saint-Sébastien, chez Suzette Villemot la crémière. – Je la connais, c’est une bonne fille. Tâche qu’elle te prenne en pension. Dis-lui de venir me parler demain matin avant midi. Adieu, mon garçon, porte cette lettre à Mathurin Ganger, de ma part, là, à cette porte que tu vois ouverte. Il te donnera de la besogne, en attendant que je passe moi-même à l’atelier et que je lui parle de toi. Garde ces habits que tu as là ; ils sont à toi désormais, tu viendras reprendre les tiens pour travailler à la fabrique. – Papa, dit Victor, tandis que Jean s’en allait la joie dans le cœur, tu lui permettras de venir jouer quelquefois avec moi, n’est-ce pas ? – Nous verrons cela, dit M. Person. Il faudra d’abord que tu sois plus obéissant que tu ne l’as été aujourd’hui. Puis je veux m’assurer auparavant qu’il mérite mon intérêt. – Monsieur, dit un domestique en ouvrant la porte, M. Fortuné a jeté par la fenêtre le pain sec et l’eau qu’on lui avait apportés pour déjeuner. – Eh bien ! dites à François de ramasser le morceau de pain et de le porter ce soir à M. Fortuné pour son dîner. Vous annoncerez, en outre, à M. Fortuné qu’il restera en punition trois jours au lieu de deux. Quant à toi, Victor, je t’avais acheté le Nouveau Magasin des enfants que tu désirais tant, et que voilà ; mais comme tu es sorti malgré la défense de ta mère, je le garde. Si je ne te punis pas plus sévèrement, c’est à cause du bon cœur que tu as montré envers le petit Belin. Et il sortit là-dessus, laissant maître Victor fort préoccupé sans doute de trouver le moyen de regagner le livre si plein d’histoires et de vignettes qu’il venait de perdre, mais très heureux d’avoir fait agréer le petit Jean par son père. Pendant ce temps, Jean commençait son apprentissage. Plus jeune et plus faible que les autres enfants attachés à la fabrique, il sentit qu’il lui fallait racheter ces défauts involontaires par son zèle et son assiduité. Aussi fut-il promptement apprécié par les ouvriers. Le contremaître lui-même, qui lui gardait toujours un peu rancune, ne put s’empêcher de rendre bon témoignage de sa conduite et de ses progrès. De son côté, Suzette était enchantée de son petit pensionnaire, et le soignait comme s’il eût été son propre enfant. Je crois qu’au fond elle lui savait beaucoup de gré de la conversion de Firmin Nivelle. Ce dernier, en effet, avait pris l’habitude de passer la soirée du dimanche à la crémerie en tête-à-tête avec Suzette, le petit Belin et quelques voisines. Sa bourse, sa santé et sa réputation s’en trouvaient également bien, car il ne fêtait plus le lundi, et M. Person lui avait déjà fait des compliments sur l’amélioration de sa conduite. Quant au père Caillaud, il restait toujours le même, malheureusement. Ses habitudes d’intempérance étaient tellement enracinées, qu’il aurait fallu, pour les détruire, plus de courage et de persévérance que n’en avait le pauvre ouvrier. Au bout de quelques semaines, M. Person, désormais certain de la bonne conduite de Jean, l’invita à venir le dimanche jouer avec ses enfants. Outre Victor et Fanny, Jean y rencontrait toujours Fortuné et sa sœur Maria, charmante petite fille de trois ans, que tout le monde aimait dans la maison. Les deux petits Raynal, orphelins depuis deux ans, demeuraient chez M. Person, leur oncle et leur tuteur, qui les aimait comme ses propres enfants. M. Raynal, frère de madame Person, avait laissé une assez belle fortune à Fortuné et à Maria. Grâce aux bavardages et aux flatteries de quelques domestiques, Fortuné savait déjà qu’il serait riche, et il s’en prévalait pour montrer beaucoup d’orgueil et de paresse. – Je n’ai pas besoin de travailler, moi, disait-il souvent, en prenant un petit air important qui faisait lever les épaules aux gens raisonnables et qui lui attirait de vertes réprimandes de la part de son oncle. M. Person, en effet, avait commencé sa carrière comme simple ouvrier. C’est à force de travail, d’intelligence et d’activité qu’il était parvenu à la position qu’il occupait. Quoiqu’il eût pu se montrer fier à juste titre d’un succès qu’il ne devait qu’à lui-même, c’était l’homme le plus simple et le plus modeste du monde. Désireux de voir son fils et sa fille conserver de telles idées, il avait soin de leur donner pour compagnons de jeux quelques enfants de la fabrique. Landry Cantinaud était du nombre. Il devait cette faveur à son caractère laborieux et rangé. Toutefois, malgré le soin avec lequel il dissimulait ses défauts, Victor n’aimait pas beaucoup le petit Normand. Tandis que Jean obligeait par bonté d’âme et sans calculer s’il devait lui en revenir quelque avantage, Landry ne rendait service qu’à ceux qui pouvaient l’en récompenser de quelque manière. Envers ceux-ci, par exemple, il se montrait aussi humble, aussi soumis qu’il était exigeant envers les personnes dont il n’avait rien à attendre. Ainsi que Fortuné, Landry détestait Jean Belin et ne songeait qu’à lui nuire dans l’esprit de M. et madame Person. Quoiqu’elle fût loin d’être méchante au fond, Fanny, qui se laissait toujours dominer par son cousin, prenait naturellement le parti de Fortuné ; mais Victor et la petite Maria défendaient chaudement leur ami Belin. Dès les premiers jours, les enfants se trouvèrent ainsi divisés en deux camps. Au commencement, deux ou trois petits garçons, qui partageaient les jeux du dimanche, avaient suivi la bannière de Fortuné et de Landry, parce qu’ils s’amusaient davantage à courir avec eux qu’à tenir compagnie au pauvre Victor, auquel son infirmité interdisait bien des plaisirs. À la longue, pourtant, ils finirent par s’ennuyer de l’humeur impérieuse de Fortuné, qui voulait toujours commander et qui battait volontiers ses petits camarades, tout en criant comme un perdu, dès qu’on le touchait du bout du doigt. Il en résulta que, grâce à la bonne humeur et à l’esprit inventif de Jean, qui ne quittait pas Victor, les autres enfants prirent peu à peu l’habitude de se grouper autour des deux amis et de la petite Maria. Fortuné et Landry furent obligés de suivre les autres. Souvent Fortuné se fâchait de ce qu’on ne voulait pas faire sa volonté et s’en allait bouder dans quelque coin ; mais quand il voyait qu’on le laissait à sa mauvaise humeur sans s’occuper de lui, il revenait en grognant auprès de ses camarades. Gâté par sa vieille bonne et habitué à faire le maître, il ne pouvait pardonner à Jean d’avoir plus d’influence que lui sur les autres enfants. Quant à Landry, naturellement envieux, il lui semblait que chaque cadeau fait à Jean était autant de retiré à sa propre part.
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