II

1665 Words
II Jean Belin et Landry Cantinaud. – Bataille et bain de lait. – Les protecteurs de Jean. – Suzette Villemot et Firmin Nivelle. – Sage projet. Bonaventure Cantinaud avait un frère nommé Landry, de quelques mois plus âgé que le petit joueur de violon, mais beaucoup plus grand et plus fort. Ses grosses joues rebondies, d’un beau rouge violacé, ses petits yeux tout ronds et son nez retroussé lui donnaient avec Bonaventure un air de famille facile à reconnaître. Son caractère promettait aussi de ressembler à celui de son frère. Il travaillait à la même fabrique, et comme il rachetait par son assiduité sa lenteur et son peu d’intelligence, il gagnait déjà de quoi vivre, ce qui était fort joli pour un enfant de cet âge. Malheureusement, il était peu obligeant, rapporteur, menteur, intéressé, taquinant les faibles, et, par-dessus tout, égoïste et envieux. Jaloux des témoignages d’intérêt prodigués à Jean, il l’avait tout d’abord pris en grippe. Au lieu de répondre aux avances du petit Parisien qui, voyant un enfant, s’était tout naturellement rapproché de lui, il prenait à tâche de lui dire des choses désagréables. Jean était d’une nature douce et patiente. Il tourna d’abord la chose en plaisanterie et répondit gaiement aux méchancetés de Landry. Les sots prennent souvent la modération pour de la poltronnerie : Landry en arriva bientôt à dire à Jean des injures qui firent venir des larmes d’indignation dans les yeux du brave petit garçon. Malgré la colère qu’il commençait à ressentir, il n’aurait peut-être rien dit cependant, si Landry ne s’était avisé de l’appeler mendiant et de traiter en même temps le père Caillaud de vieil ivrogne. Cette injure grossière contre son bienfaiteur exaspéra Belin. – Ce n’est pas vrai ! s’écria-t-il. – Si ! c’est un vieil ivrogne, reprit Landry. Et, comme il arrive d’habitude entre des enfants de cet âge en pareille circonstance, ils répétèrent sept ou huit fois de suite, l’un son démenti, l’autre son affirmation, en se regardant comme deux coqs en colère. Quelques ouvriers firent cercle autour des deux champions. Par une sottise, malheureusement trop commune, ils se mirent à les exciter au lieu de chercher à les calmer, comme des gens de bon sens auraient dû le faire. Poussé par son frère et se croyant d’ailleurs le plus fort, Landry commença la bataille. Il porta à Jean un coup de poing qui faillit le renverser. Mais, en dépit de son pied blessé, Jean passa lestement la jambe à maître Landry, qui s’en alla tomber en plein dans une de ces énormes terrines remplies de lait qui garnissent toutes les crémeries. Il est inutile de dire qu’il n’y tomba pas la tête la première… au contraire. Pendant quelques secondes, on ne vit de lui que sa figure effarée et ses deux jambes qui gesticulaient comme les anciens télégraphes. Il se débattit si bien, qu’il cassa la terrine et roula sur le sol dans une mare de lait, en criant comme un possédé. Lorsque son frère le releva, au milieu des éclats de rire de tous les ouvriers, il était tellement barbouillé de lait, que la crémière elle-même ne put s’empêcher de rire. La colère, cependant, reprit bientôt le dessus, et Suzette réclama le payement du dommage, en adressant aux deux combattants les épithètes les moins tendres. Arraché à l’enivrement de sa victoire par la voix de la crémière, le pauvre Jean tira son petit trésor de sa poche et le tendit, en soupirant, à mademoiselle Villemot. – Pour qui me prends-tu ? s’écria la crémière en repoussant la main du petit garçon. Crois-tu, par hasard, que je vais te retirer l’argent qu’on vient de te donner ? – Dame ! je ne puis pas faire mieux, répondit l’enfant, qui sentait les larmes lui venir aux yeux. Je suis bien fâché de vous avoir causé du tort. – Qu’est-ce qui te demande quelque chose, à toi ? reprit Suzette, qui avait un excellent cœur. Veux-tu bien ne pas pleurer, petit nigaud ! Puisque je te dis que ce n’est pas ta faute, à toi… Allons, allons, ramasse-moi bien vite ton argent… et ceci avec… et embrasse-moi. Et, tout en essuyant les yeux de l’enfant, la crémière fourrait une poignée de pruneaux dans la poche du pauvre Jean, qui jeta ses deux bras autour du cou de Suzette et l’embrassa avec l’effusion d’un cœur reconnaissant. Suzette, qui tenait toutefois à épancher sa colère sur quelqu’un, se tourna vers Landry : – C’est à ce petit drôle que j’en ai, dit-elle. Avec les grands, il est poltron comme un lièvre, et chaque fois qu’il rencontre des enfants plus faibles que lui, il leur cherche noise. J’ai entendu la querelle ; c’est lui qui a eu tort. Il faut que son frère ou lui me paye ma terrine et mon lait. Bonaventure jeta les hauts cris, mais tous les ouvriers se tournèrent contre lui. – Écoute donc, lui dit Nivelle, j’ai toujours entendu dire que c’était à ceux qui prennent les bains de les payer. – Ce n’est pas de sa faute si la terrine s’est trouvée là, répondit Bonaventure. – Ma terrine était à sa place, dit la crémière ; mais sa place à lui n’était pas dans ma terrine, peut-être. D’ailleurs, ça vous apprendra à mieux instruire votre frère sur ses devoirs envers les anciens. S’il n’avait pas insulté Pierre Caillaud, à qui le petit Jean doit de la reconnaissance, rien ne serait arrivé. Allons, payez, sinon vous irez chercher à manger ailleurs, et, foi de Suzette, vous ne remettrez pas les pieds ici. La cuisine de Suzette était bonne ; Bonaventure était gourmand. Cette menace fit taire son avarice ; mais, furieux de se voir obligé à débourser quatre francs cinquante centimes pour payer le dégât commis par son frère, il épongeait si rudement le pauvre Landry, que celui-ci poussait de temps en temps des hurlements de détresse. Le bon Jean en eut pitié, et s’approcha généreusement pour donner la moitié de ses pruneaux à son ennemi vaincu, que Bonaventure venait de lâcher en lui administrant cinq ou six taloches en guise d’adieu. Loin de savoir gré à Jean de sa prévenance, Landry lui tira la langue, jeta les pruneaux par terre et s’en alla cacher dans un coin sa rancune et sa honte. Pendant ce temps, on s’était entendu pour indemniser la crémière, qui se montra du reste fort accommodante, et la bonne humeur reparut. On continua à faire causer Jean, dont les reparties amusaient d’autant plus les ouvriers, qu’il ne parlait pas à tort et à travers comme les autres enfants, et attendait qu’on l’interrogeât pour prendre la parole. L’épithète de mendiant que lui avait lancée Landry préoccupait toujours le petit joueur de violon. – N’est-ce pas que je ne suis pas un mendiant ? répéta-t-il deux ou trois fois. – Non, certainement, mon petit homme, répondit Firmin, qui l’avait fait asseoir à côté de lui ; mais pourtant, vois-tu, ce n’est pas un état que de racler du violon. – C’est vrai, ajouta Caillaud ; j’aimerais mieux le voir travailler comme nous dans un atelier ou dans une fabrique. – Je le voudrais bien aussi ! s’écria l’enfant en joignant les mains ; j’aurais à manger tous les jours. – Il est difficile de te faire engager, dit Justin en l’examinant ; tu es bien petit et bien faible. – Ce n’est pas ma faute, murmura Belin en baissant tristement les yeux. – Il a raison, dit Nivelle en passant amicalement la main sur la tête de Jean. Nous essayerons de le faire recevoir. – Le patron le refusera, bien sûr, dit Bonaventure avec un haussement d’épaules méprisant. J’ai déjà eu bien de la peine à lui faire admettre mon frère, qui connaissait le métier et qui est un autre gaillard que ce mioche-là. – Dame ! quand on prend des bains de lait, ça doit fortifier, répliqua Jean à demi-voix. Les ouvriers se mirent à rire. – Bien riposté, dit Nivelle. – Écoutez, dit Pierre, cet enfant m’intéresse. Il se perdrait à vagabonder dans les rues. Il faut que nous l’aidions à devenir un bon ouvrier et un honnête homme. – Ça va, reprit Firmin. Voici ce que je propose : Demain dimanche, il se reposera, et on lui achètera de quoi s’habiller un peu plus chaudement. Lundi, nous le conduirons à l’atelier, et nous tâcherons de le faire engager par le patron, n’importe à quelles conditions. En attendant qu’il gagne suffisamment, eh bien ! chacun l’aidera un peu, pas vrai, les amis ? – C’est dit ! s’écria Caillaud en se levant. Chacun paya son écot et se prépara à sortir. – Où vas-tu coucher, mon ami ? demanda Pierre en examinant l’enfant qui regardait tristement les apprêts du départ de ses protecteurs. – Je ne sais pas, murmura Jean, le cœur bien gros à la pensée de se retrouver tout seul. – Veux-tu venir avec moi ? dit Firmin. – Oh ! oui, s’écria le petit, dont la figure s’illumina. – En route, alors, dit Nivelle. Enveloppe-toi dans ma veste ; car ça me saigne le cœur de te voir si peu vêtu par un froid pareil. – Et vous, Firmin ? dit la crémière en se rapprochant. – Oh ! moi, je suis solide… D’ailleurs, puisqu’il a mal au pied, je le porterai, et ça me réchauffera. – Eh bien, non, reprit Suzette ; laissez-le ici plutôt. Je vais lui faire un lit dans un coin, et, demain, nous verrons à l’habiller. Veux-tu rester avec moi, mon petit ami ? Jean n’avait garde de refuser. Il embrassa les ouvriers et leur souhaita le bonsoir d’une voix si douce et si reconnaissante, qu’il redoubla ainsi l’intérêt qu’on lui portait déjà. Firmin Nivelle resta le dernier avec le père Caillaud, auquel il avait offert de le reconduire, car il craignait que le vieil ouvrier, encore un peu ému, ne tombât de nouveau sur la neige durcie. Tandis que le père Caillaud faisait ses adieux à Jean, Firmin causait avec Suzette. Il est bon de dire ici que Nivelle était épris de la jeune crémière et qu’il aurait bien voulu l’épouser ; mais, depuis quelque temps, celle-ci le recevait assez froidement. Excellent ouvrier, loyal et franc, Nivelle, malheureusement, était v*****t, emporté et un peu batailleur. Ces défauts effrayaient justement mademoiselle Suzette, auquel l’ouvrier ne déplaisait pas de reste. Ce soir-là, elle lui dit adieu si amicalement, que Firmin en resta tout surpris et tout attendri. – Vous avez un bon cœur, Firmin, lui dit Suzette. Ah ! si vous vouliez vous corriger de quelques défauts que vous savez bien… ! – Vous m’aimeriez un peu, alors ? s’écria Nivelle avec un élan joyeux. – Qui sait ? reprit Suzette. On verrait. Mais plus de batailles ! – Puisqu’il en est ainsi, je tâcherai de me corriger, fit Nivelle, auquel Suzette n’en avait jamais tant dit. Demain, je viendrai voir le petit et je l’emmènerai acheter ce dont il aura besoin. Lundi matin, je reviendrai le chercher pour le conduire à l’atelier. – C’est bien, répondit Suzette en échangeant une cordiale poignée de main avec le jeune ouvrier qui partit gaiement, le cœur doublement joyeux de sa bonne action et des paroles affectueuses de la jolie crémière.
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