I
Les boules de neige. – Pierre Caillaud. – Le petit joueur de violon. – La crémerie de Suzette Villemot.
On était au milieu de l’hiver. La neige couvrait le sol ; les rues étaient presque impraticables ; la Seine était prise, et l’on aurait pu sans danger faire passer des charrettes sur le canal Saint-Martin.
Le coin de la rue Popincourt et de la rue Saint Sébastien était le théâtre d’un combat acharné. Des gamins, divisés en deux corps, s’y livraient une bataille homérique. La plupart sortaient de quelque atelier ou de quelque fabrique, car sept heures venaient de sonner à l’horloge voisine. Ils auraient mieux fait de regagner leur logis, où chacun d’eux était sans doute attendu. Mais les enfants sont étourdis, ils oublient tout dès qu’il s’agit de s’amuser.
S’ils s’étaient contentés de se battre entre eux, le mal n’eût pas été bien grand ; mais peu à peu les deux armées firent cause commune pour jeter des boules de neige aux passants. Les femmes, les vieillards, les voitures, tout devint la cible de leur redoutable artillerie. Cela ne pouvait manquer de mal finir.
Un vieil ouvrier, nommé Pierre Caillaud, qui sortait d’une fabrique de la rue Popincourt, se trouva, malheureusement pour lui, traverser la rue à portée des projectiles des gamins. Caillaud venait de toucher sa paye, et nous sommes forcé d’avouer, à sa honte, que sa démarche se ressentait un peu des stations multipliées qu’il avait faites chez les marchands de vin.
Une décharge de boules de neige l’atteignit au passage. C’était un homme d’un bon caractère ; il ne fit d’abord qu’en rire ; mais une nouvelle grêle de projectiles l’ayant forcé à presser le pas, il glissa sur la neige et tomba de tout son long sur le pavé. Son chapeau roula d’un côté, son bâton de l’autre, à la grande joie de ses méchants petits ennemis. Heureusement pour la morale, tout le monde n’avait pas le caractère aussi endurant que Pierre Caillaud. Quelques passants que les gamins avaient assaillis, voyant le pauvre ouvrier par terre et le nez en sang, firent volte-face, coururent sur ses agresseurs et corrigèrent rudement ceux qui leur tombèrent sous la main. Les autres prirent la fuite ; ce fut une déroute complète.
Un peu dégrisé par sa chute, mais encore tout étourdi du choc de sa tête contre le sol, Caillaud cherchait, en tâtonnant, son bâton et son chapeau, lorsqu’une petite voix frêle, mais nette et décidée, lui dit :
– Voilà votre bâton, monsieur ; je vais vous rapporter aussi votre chapeau.
Il leva la tête et aperçut un petit garçon de sept ou huit ans, à peine vêtu d’un mauvais bourgeron de cotonnade et d’un pantalon de toile tout déchiré. Ce n’était pas un vêtement bien chaud pour le mois de janvier.
– Merci, mon brave garçon, dit Pierre en remettant son chapeau, que l’enfant était allé chercher à une vingtaine de pas de là.
– N’oubliez pas votre bourse, ajouta l’enfant, qui tendit à Pierre une sorte de poche de cuir assez semblable à une blague à tabac.
– C’est bien ma bourse, ma foi, dit l’ouvrier touché de cet acte de probité. Où l’as-tu trouvée, mon ami ?
– Quand vous êtes tombé, j’étais là sous le portail ; j’ai entendu l’argent sonner en tombant, et je l’ai ramassé pour vous le rendre.
– Et que diable faisais-tu sous ce portail, par un froid comme celui-ci ?
– Je gelais, répliqua l’enfant, dont les pauvres petites lèvres, bleuies par le froid, s’efforçaient de sourire en dépit de la souffrance, et je jouais du violon.
– Du violon, mon pauvre petit, par ce temps-là ? dit Caillaud.
– Oui, répondit le petit musicien en montrant avec quelque fierté un violon, veuf de deux cordes sur quatre, qu’il avait caché sous la porte-cochère, pour aller au secours de l’ouvrier.
– Si les chevaux qui passent ici n’avaient pas plus de jambes que ton violon n’a de cordes, ils n’iraient pas loin, murmura Caillaud, qui examinait avec un intérêt croissant la figure pâle et souffreteuse, mais vive et intelligente, du petit garçon.
Comme pour soutenir la réputation de son instrument, l’enfant passa son archet sur les deux cordes. Elles rendirent quelques sons aigus et criards, bientôt accompagnés des hurlements de deux ou trois chiens du voisinage.
– Bravo ! dit Pierre. Quel âge as-tu, mon petit homme ?
– Six ans, m’sieu.
– Et tu t’appelles ?
– Jean Belin.
– Comment tes parents te laissent-ils ainsi exposé au froid ?
– Je n’ai plus de parents, monsieur, dit Jean en baissant les yeux, de peur qu’on ne vît les larmes qui vinrent les remplir. Mon père, qui était charpentier, a péri dans un incendie, et maman est morte il y a deux mois.
– Et où loges-tu ?
– Quand j’ai de l’argent, je vais dans un garni où je paye un sou pour la nuit. Quand je n’en ai pas, je couche sous les ponts ou sous les piles de bois ; il le faut bien, de ce temps-ci ; il fait si froid, que personne ne veut s’arrêter. On ne m’a donné qu’un sou aujourd’hui !
– Pauvre petit diable ! fit Pierre attendri. Tu as faim peut-être, mon pauvre garçon ?
– Non, dit l’enfant ; j’ai si froid, que je ne sens plus rien…
Pierre n’était plus gris du tout.
– Viens avec moi, dit-il. Tu t’es conduit comme un honnête garçon, et je t’invite à souper. Allons, en route !
À quelques pas de là, l’ouvrier s’arrêta.
– Est-ce que tu es blessé ? demanda-t-il en voyant que Belin boitait un peu.
– Non, m’sieu, ce n’est rien… Je m’ai un peu coupé le pied sur la glace ; mais quand j’aurai marché quelque temps, ça ira mieux.
– Veux-tu que je te porte ?
– Non, par exemple ! répliqua vivement le petit bonhomme, humilié de cette proposition.
Et il se mit à trottiner courageusement à côté de son compagnon.
Avec cette brusquerie apparente qu’affectent souvent les gens du peuple pour cacher leur émotion, Pierre prit l’enfant dans ses bras, malgré sa résistance. Il l’enveloppa de son mieux avec sa blouse, et l’emporta ainsi jusqu’à une crémerie voisine, où il prenait ses repas avec d’autres ouvriers de la même fabrique.
– Au moins, vous me mettrez par terre avant d’ouvrir la porte ! murmura l’enfant d’une voix suppliante.
– Oui, mon petit homme, je te le promets. Tiens, nous y voilà… Une, deux, hop !… Maintenant donne-moi la main, et entrons.
– Toujours en retard, père Caillaud ! dit la crémière, jeune et jolie paysanne normande, à figure honnête et réjouie, qu’on appelait Suzette Villemot.
– Arrivez donc, lambin ! crièrent sept ou huit ouvriers assis dans l’arrière-boutique autour de plusieurs tables.
– Que diable nous amène-t-il là ? s’écria l’un des ouvriers en apercevant la piteuse petite figure de Belin, qui se serrait timidement contre son protecteur.
– Pierre veut nous donner un bal, dit un autre, puisqu’il amène avec lui un violon.
– Il aura trouvé le violon et le violoneux dans la hotte de quelque chiffonnier, dit un gros joufflu, nommé Bonaventure Cantinaud.
Sans se préoccuper de toutes ces plaisanteries, Pierre installa tout près du poêle l’enfant qui grelottait toujours et dans les yeux duquel brillaient déjà de grosses larmes.
– Mes amis, dit Caillaud en élevant la voix, cet enfant a froid et faim. Lorsqu’il sera réchauffé et rassasié, alors vous vous moquerez de nous deux, si ça vous convient. Jusque-là laissez-nous tranquilles.
– Tiens ! le père Caillaud qui se fâche ! s’écria Cantinaud.
– Jamais ! repartit Pierre en coupant du pain dans le bouillon qu’il avait fait apporter à son protégé ; seulement, je trouve qu’il n’est pas généreux de rire de ceux qui souffrent, tandis qu’il y a tant, d’imbéciles gras, rougeauds et trop contents d’eux-mêmes dont, ce serait pain bénit de se moquer.
Un éclat de rire suivit cette réponse, car Bonaventure, qui passait pour égoïste et envieux, ne jouissait pas de la sympathie de ses camarades.
Cinq ou six ouvriers se groupèrent autour du petit joueur de violon, dont l’attention était en ce moment absorbée par le repas somptueux que la crémière avait placé devant lui. Une tranche de bœuf bouilli, des choux, un morceau de fromage et un verre de vin, c’était pour le pauvre petit diable un festin de Lucullus.
Combien d’enfants font tous les jours des grimaces devant les meilleurs plats, sans se douter que des milliers de petits êtres de leur âge, aussi bons et quelquefois meilleurs qu’eux, n’ont même pas de pain et recevraient avec une joyeuse reconnaissance les morceaux qu’ils rebutent !
Ranimée par la chaleur, la figure de Jean reprenait peu à peu son expression habituelle d’intelligence et de vivacité. Les ouvriers, auxquels Pierre avait raconté le trait d’obligeance et de probité du petit garçon, questionnaient ce dernier avec cette bienveillante cordialité qu’un enfant sait si bien lire dans les yeux et dans la voix de ceux qui lui parlent. Encouragé par ce bon accueil, et d’ailleurs un peu surexcité par le repas qu’il venait de faire, Jean répondait à ses interlocuteurs avec cet esprit de repartie commun à la plupart des enfants de Paris. Chacun lui témoigna sa sympathie à sa manière. Un ouvrier lui offrit une tasse de café ; un autre eut la sotte idée de lui passer un verre d’eau-de-vie. Par bonheur pour le petit garçon, qu’un amour-propre mal placé avait empêché de refuser, et qui se brûlait le gosier pour avaler le maudit breuvage, la crémière intervint et retira le verre des mains de Jean.
– Êtes-vous fou, Baptiste ? dit-elle à l’ouvrier. Faire boire de l’eau-de-vie à un enfant de cet âge-là, c’est le tuer. Vous feriez bien mieux de lui donner de quoi s’acheter une veste pour remplacer son bourgeron percé qui ne le garantit guère contre le froid, le pauvre petit… Tiens, mon garçon, continua la digne femme, j’ai là une casquette qui m’a été laissée par ce coquin de Manuel, qui est parti sans me payer. Je vais la rétrécir un peu et je te la donnerai. A-t-il de jolis cheveux, ce gamin-là !
Et Suzette se mit à séparer les cheveux bouclés qui couvraient le front et les yeux de Jean.
Comme nous l’avons dit, c’était jour de paye. Chez les gens du peuple, le cœur est presque toujours bon quand la bourse est bien garnie. En moins de cinq minutes, Jean se trouva possesseur d’un trésor de gros sous qu’il contemplait d’un œil humide de reconnaissance.
Tout le monde avait contribué, excepté Bonaventure Cantinaud.
– Je n’ai pas de monnaie, avait-il répondu pour s’excuser.
Il y a beaucoup de gens qui n’ont jamais de monnaie quand il s’agit de faire une bonne action.
– Cela ne fait rien, répondit un autre ouvrier nommé Firmin Nivelle ; voici dix sous que je mets pour toi ; tu me les rendras plus tard.
– Non, certainement ! s’écria Bonaventure, aux dépens duquel tous les ouvriers s’étaient mis à rire.
– Bah ! reprit Firmin en retroussant ses manches, qui mirent à découvert des bras d’Hercule. Tu as pourtant de l’argent, et plus que les autres même. Il faudra donc instrumenter, comme dit le clerc de M. Saullard l’huissier.
Aussi poltron qu’avare, Bonaventure tira dix sous de sa poche et les remit d’un air grognon à Firmin Nivelle.
Heureusement pour Cantinaud, qu’on allait plaisanter sur son avarice et sa poltronnerie, une querelle survenue entre Jean et un autre petit garçon détourna l’attention des ouvriers.