III - Café Procope

1593 Words
IIICafé Procope Je ne veux pas que la rive gauche soit jalouse. Nous l’oublions trop vite, quand nous avons touché barre au boulevard Montmartre. Combien d’entre nous, pourtant, ont une moitié de leur jeunesse sous les décombres que vont balayer les manœuvres du boulevard Saint-Germain ! Donc, d’une enjambée, je passe les ponts ; je souris à l’air morne de l’Institut, et j’arrive rue de l’Αncienne-Comédie, à ce café, déjà célèbre au dix-huitième siècle, très fréquenté au commencement du nôtre, fourmillant d’habitués, il y a vingt ans encore, ressuscité de deux ou trois faillites, et vivant aujourd’hui, par miracle, dans un quartier dont le boulevard Saint-Michel a déplacé le centre et tari les anciennes artères : le café Procope. On disait simplement Procope, autrefois, et tout le monde comprenait. Mais il est d’autres gloires, qui ont passé depuis cent ans, que celles des fondateurs de cafés. Hier, j’étais entré dans la salle où causaient, jadis, les Diderot, les d’Alembert, les d’Holbach, les Jean-Jacques, tous les philosophes, tous les beaux esprits, du plus brillant au plus risqué, de l’auteur de Candide à Piron. Au grand étonnement du garçon de service, je m’assis à cette longue et large table que les journaux encombrent seuls, le plus souvent, et qu’on appelle la table de Voltaire : marbre de couleur café au lait, couché sur quatre légers pieds de bois recourbés, où la peinture a lutté contre le travail des vers. Voltaire ? Il est là, sur ce panneau, peint par je ne sais quel décorateur qui a éteint le masque traditionnel sous une gravité rêveuse, et il semble me dire depuis un moment : – Tu cherches, n’est-ce pas ? ce que le poète de ta jeunesse appelait mon « hideux sourire ». Que n’en avait-il quelque chose ? Il eût été plus sain, et de moins pernicieuse influence. J’ai vu Musset, tout jeune, à ta place même, battre ses bottes, avec impertinence, du jonc qu’il tenait entre deux doigts. Jamais blond plus élégant, aux cheveux mieux peignés, ne s’est élancé, plus leste et plus ardent, à la conquête de la vie. Mais il avait les sens aiguisés plutôt que le cœur sensible, et, même à l’âge ordinaire de la tendresse, une Bernerette ne l’eût pas longtemps charmé. Il avait l’esprit français et prêt à tout, dans les choses de la fantaisie et de la grâce, comme dans celles de la passion ; mais il se montrait singulièrement égoïste aussi, cet enfant gâté, habitué à ne voir et à ne sentir que ses propres souffrances, et voulant en faire comme un miroir à ses contemporains et à ses cadets. Tel je le devinais, à dix-neuf ans, à travers les premières insolences de l’orgueil : incorrigible par nature et par éducation, méprisant le commun des hommes, comme s’ils n’étaient pas ses égaux dans la vie publique, et ne devant rien comprendre, en dehors de l’amour, aux aspirations et aux douleurs de l’humanité. Le visage de Voltaire me parut s’éclairer, et j’entendis : – Au fond, cet enfant terrible m’aimait… J’ai vu ici, jusqu’en ces derniers temps, des gens moins célèbres, mais que j’eusse cru plus redoutables, d’après les petits écrits qu’on en lisait sous mes yeux. Connais-tu un des défenseurs de l’Arche sainte et de la Papauté, qui porte le nom plaisant de Coquille ? Mais, c’est le plus doux des buveurs de café et d’eau sucrée ! Pendant des années, – et il y a quatre ou cinq ans encore, – je l’attendais, tous les soirs, plus régulier que la pendule, à la même minute de l’heure. Il s’asseyait en face de moi, sur la gauche, entre Piron et Rousseau. Sa figure rasée souriait béatement sur sa cravate blanche ; adossé au mur, les mains croisées sur l’estomac, il tricotait des pouces, pendant que ses lèvres brochaient l’article catholique du lendemain. Il n’était pas jusqu’au sucre du café et du verre d’eau qu’il ne remuât avec une touchante componction. Un soir, il est parti. Procope se fermait. Procope s’est ouvert de nouveau ; mais le rédacteur ultramontain du Monde, qui me raccommodait avec les gens d’église, le bon Coquille n’est pas revenu. Ah ! si Patouillet lui eût ressemblé ! – En revanche, ô Voltaire ! si vous aviez vu ici Veuillot ! J’avais tourné la tête, et je regardais Jean-Jacques, dont s’était voilé le sourire que le décorateur de Procope a eu la fantaisie de lui prêter. – Eh quoi ! disait-il, elle est morte, celle qu’on appelait la petite-fille de Rousseau ! Elle a souvent passé devant moi, il y a vingt-neuf ans, au sortir de dîner d’un de ces endroits que vous nommez aujourd’hui des restaurants : le restaurant Pinson, ici près, lequel a, du reste, disparu, à ce que j’ai entendu conter. Elle était George Sand, avec toutes les fougues de l’âme que les années même sont lentes à calmer. « Te rappelles-tu madame d’Houdetot et sa première visite à l’Ermitage ? “Elle était en homme, ai-je écrit dans les Confessions. Quoi que je n’aime guère ces sortes de mascarades, je fus pris à l’air romanesque de celle-là. ” Eh bien ! je fus pris de même, à l’air de cette femme, en costume d’homme aussi, qui avait, de quatre ans, dépassé la quarantaine, et portait, comme l’autre, encadrant son visage plus mâle et d’une singulière beauté, “une forêt de grands cheveux noirs qui lui tombaient au jarret. ” Quant à ses yeux, d’un feu sombre et profond, je les ai encore moins oubliés. Elle dépensait partout une âme ardente et, comme je disais de moi, “un tempérament combustible”, qui s’était alors enflammé pour la politique. C’était en votre année de révolution 1848. Un homme à la chevelure emmêlée et drue, comme un chêne, accompagnait parfois madame Sand : un philosophe de votre temps, qui se nommait, je crois, Pierre Leroux. Désormais, c’est avec moi surtout qu’elle causera dans le monde les esprits immortels. » À ce moment, l’éclat de rire d’un ivrogne, qui n’écoute personne, retentit dans la salle. Piron n’y tenait plus. – Et moi, disait-il, et moi, qui avais si gaiement composé mon épitaphe ! Ci-gît Piron, qui ne fut rien, Pas même académicien. N’ai-je pas eu mes surprises ? J’ai perpétuellement plongé sur des crânes blancs ou dénudés, qui appartenaient à ce que vous appelez pompeusement l’Institut de France. Étaient-ils assez ternes et ennuyeux, ces bonhommes, en lisant leur Revue des Deux Mondes ! Ils me faisaient regretter son gros rédacteur Gustave Planche, ce fils littéraire de pharmacien, que j’ai aperçu ici, et qui corrigeait la solennité de ses écrits par la licence de ses paroles et le débraillé de sa personne. Il me rappelait le temps où, au sortir du café Manoury, la figure allumée et cherchant le vent, bombant du ventre et tricotant malgré moi des jambes, à l’entrée du Pont-Neuf, je répondais à qui m’interrogeait que j’attendais ma maison à passer. « En revanche, je n’ai pas vu seulement des académiciens, mais, pendant longtemps, l’introducteur des Académiciens, aussi immortel que les introduits : M. Pingard qui, chaque jour, daignait asseoir sa dignité sous mes pieds. Voyons, jeune homme, connais-tu le vénérable Pingard ? » Si je le connais et si je le vénère ? Je crois bien ; d’autant plus que j’ai eu affaire à lui en certaines séances académiques, et que le Pingard de l’Académie est enguirlandé d’anecdotes. N’est-ce pas à lui, par exemple, que Musset, impertinent toujours, demandait en ses dernières années, quand il arrivait au palais Mazarin, un jour de séance : – M. de Lamartine n’est pas ici ? – Oh ! vous savez bien que M. de Lamartine ne paraît guère. – Très bien ! Et M. de Vigny n’est pas ici ? – M. de Vigny ? Non. Il est sans doute malade. – Et M. Victor Hugo ? – Ah ! monsieur de Musset, vous n’ignorez pas que M. Victor Hugo… – Très bien ! très bien. Je repasserai. Comme je me livrais à ces souvenirs, une voix puissante, une parole verveuse m’emporta d’un autre côté. C’était Diderot que j’entendais. – Les petits-neveux de Rameau ! criait-il. Ils ont passé ici. Ils étaient jeunes, insolents et intraitables dans leur misère. Ils arrivaient par b***e, menaçant de tout chavirer sur leur passage ; ils montaient l’escalier avec l’air conquérant d’affamés qui vont enfin mettre une côtelette sous leurs dents aiguisées par le jeûne. Ils se nommaient Vallès, Potrel, Fouque… Mais est-il besoin de te les citer tous ? Le chapeau de Fouque ! Quelle merveille, même au pays de bohème, sans parler du soir de Noël où cet étrange garçon disait à d’élégants écoliers, ses voisins de table, qui allaient manger chez Dagniaux un menu qu’ils venaient de composer : – Excusez-moi, messieurs, si je ne vous salue pas : mais j’ai du boudin dans mon chapeau. Fouque ? Il avait été réduit à envoyer une pièce de vers à votre impératrice. Elle valait peut-être mieux que d’autres, la composition de cet indépendant, et il avait le droit d’espérer un mois de viande avec son pain. Votre auguste souveraine lui a fait généreusement tenir… quatre-vingts francs ! « Et la jaquette en Orléans de Potrel, à la mi-décembre ? Cette jaquette dont son père, le tailleur, qui l’avait rencontré, un jour de froid noir, tâtait les revers en souriant et en disant : – Il me semble, mon garçon, que c’est un peu frisquet ? Un filet aux pommes de Procope consolait de bien des choses, – les bouteilles de vin et les flacons de cognac aidant, – jusqu’au quart d’heure de Rabelais. Mais il sonnait, ce quart d’heure maudit, et c’est la garde, quelquefois, qui allait faire régler la note chez le commissaire. Ah ! les fous et les gaspilleurs de la vie, allant au hasard, ne cherchant rien et attendant tout, envieux du bonheur et de la puissance des autres, parce qu’ils n’avaient que le courage des aventuriers et la force d’inertie des paresseux ! » Mirabeau, la main dans le gilet, m’arrêta au moment que j’allais sortir : – Dis à ce jeune homme dont la verve méridionale m’intéressait, quand je l’entendais parler, là-haut, des hommes et des choses de la Révolution, qu’il est sorti d’un orage, comme les grands prédestinés de la politique, et que sa rare fortune et son talent ont donné le droit de beaucoup attendre de lui. Ce jeune homme qui, quoi que racontent les échotiers de certaines feuilles, lisait plus de journaux à Procope qu’il n’y buvait de chopes de bière, est, – vous l’avez deviné, sans doute, – M. Gambetta. Le café Procope est déjà loin de ce temps, où le domino et les échecs régnaient encore dans ses salons ; et il ne ressemble plus, je l’ai constaté avec quelque tristesse, à ce que je l’ai vu autrefois. Les nouveaux étudiants du quartier Latin sont des ignorants ou des ingrats, et je souhaite que la génération, qui fait les beaux jours du boulevard Saint-Michel n’ait rien à envier à son aînée, à celle qui a passé rue de l’Ancienne-Comédie.
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