IICafé de Madrid
Si Hamelin, l’ancien propriétaire des Variétés, avait eu quelque politesse, Madrid n’eût pas ou d’histoire. Car ce café a, en effet, son histoire dans la grande, si mouvementée et si tourmentée, de ces derniers quinze ans politiques ; ce qui ne veut point dire qu’il faille le voir exactement à travers la légende, composée à plaisir par les échotiers à tant l’injure de la réaction, et les puritains de l’ordre immoral. Le plus drôle, au milieu des hypocrisies qui font leur jeu, en ce cas comme en d’autres, c’est que les pudibonds et les indignés d’aujourd’hui se sont tous assis aux tables de Bouvet, et ne s’y accoudaient pas pour se boucher les oreilles.
Vers 1862, le café Bouvet, ou café de Madrid, n’était guère célèbre, au boulevard Montmartre, que pour avoir été le voisin du Lingot d’or. La salle que la clientèle émigrée des Variétés allait remplir, était un long boyau qui se tordait, à sa moitié, au tournant d’un escalier par lequel on descendait au sous-sol, aux billards. J’ai entendu conter que des juifs, brocanteurs ou agioteurs, se réunissaient dans ce sous-sol chaque après-midi ; mais, pour pénétrer dans ce monde sans l’effaroucher, il fallait peut-être quelque mot hébreu que je ne possédais pas.
Au reste, le plus grand nombre des habitués de Madrid appartenait à la classe laborieuse et riche des entrepreneurs, auxquels se mêlaient des négociants. Parmi les gens qui touchaient, d’un côté, à la littérature, le chansonnier Gustave Mathieu, qui, de l’autre, versait dans le commerce des vins de Champagne, eût été le seul à le fréquenter à cette époque, si son élève Fernand Desnoyers n’y était allé lui faire visite.
Quelques mois après, tout était changé. On sait comment le monde littéraire et artistique de la terrasse des Variétés avait traversé la chaussée ; ce fut l’affaire de quarante-huit heures. Le café est pour les hommes de lettres, les artistes, les journalistes, plus que pour personne, le lieu de rendez-vous, à heure fixe, où l’on s’échange par besoin, autant que par plaisir. L’endroit importe peu ; le milieu est tout ; aussi, quand la débâcle a commencé quelque part, elle emporte jusqu’au plus ancien habitué. Il suit ses amis ou ses pairs : c’est une loi de solidarité doublée d’une question de nécessité.
Le Boulevard, – excellent titre, en ce temps, – que Carjat avait témérairement lancé avec un lest considérable de littérature sans scandales et de poésie sans badinages grivois, attirait en outre les débutants de la veille ou du lendemain, jaloux de coudoyer Baudelaire et Banville et de s’asseoir entre Catulle Mendès et Villiers de l’Isle-d’Adam. Malgré leurs airs empanachés, les débutants se contentent de peu.
La première société, qui a fondé le Madrid de la légende, était donc purement littéraire, et un mot politique y eût éclaté comme une grenade à laquelle on n’avait aucune raison de s’attendre. Les républicains militants n’étaient représentés dans cette salle qu’à l’écart, tout au fond, par un chapeau à larges bords retroussés, pendu à la patère, sous lequel une barbe grise pontifiait assez discrètement, malgré la grosse voix qui parfois en sortait. C’était le père G***, comme on l’appelait sans façon, homme de fougue innocente, que j’ai retrouvé ailleurs, en ces dernières années, très cassé par les évènements.
C’est bien après que Delescluze, dont je vois encore la tête anguleuse et résolue, est venu présider le groupe des vieux birbes, avec son lieutenant Charles Quentin.
En 1863, je n’y avais rencontré Gambetta que par hasard, à une table de la terrasse, et avec un compagnon passionné pour les discussions de tous genres, s’accrochant à tout adversaire pour calmer sa propre fièvre, assez sceptique pour tout écouter sans indignation sincère, mais assez intéressé à la durée de l’Empire et de sa cassette pour ne vouloir rien jeter bas : Théophile Silvestre.
Deux ans plus tard seulement, ce salon de gauche du café de Madrid prend une vraie couleur politique. Et encore faut-il savoir comment, et par quelle suite de relations.
Alphonse Duchesne était le secrétaire du Figaro, le Figaro de Rochefort à cette époque, et Castagnary, le rédacteur en chef, de fait, du Nain Jaune de Ganesco. Tous les deux avaient l’habitude, peu subversive et très bourgeoise, on en conviendra, de faire leur partie de jacquet, au premier moment de loisir. Ranc et Spuller, qui tenaient le Nain Jaune, avec Castagnary, suivaient celui-ci entre cinq et six heures, des bureaux du boulevard des Italiens au café du boulevard Montmartre. Gambetta, qui était, non seulement leur ami, mais leur collaborateur à l’Europe de Francfort, se joignait à eux.
Voilà le noyau du Madrid politique. D’un Madrid absolument républicain ? Non. Et la preuve, c’est que M. Weiss, qui devait figurer, en 1870, dans le ministère Ollivier, – M. Hervé, qui dirigeait naguère encore les destinées de l’orléanisme dans le Journal de Paris, ne trouvaient ni leur modération, ni leur opinion compromises en prenant place à ces tables, où, par-dessus les deux Empires et la monarchie orléaniste, on évoquait le souvenir des hommes et des actes de la Révolution française.
La ruine du Boulevard, le souffle de la politique avaient dispersé la littérature égoïste. Hommes de lettres et poètes ne manquaient pas, néanmoins. C’est à Madrid que j’ai vu, pour la première fois, Frédéric Mistral, le félibre bonapartiste, qui n’appelait pas alors Paris « la cité rebelle », accompagné d’Alphonse Daudet, un des meilleurs guides en ce lieu, qu’il a peut-être maudit depuis. Trop de bonheur rend ingrat.
Quelqu’un a écrit, dans une énumération rapide des cafés du boulevard, qu’on eût trouvé à Madrid les cinq sixièmes de la Commune. On ne s’en serait guère douté. – Je crois voir encore Paschal Grousset, tête sans caractère, d’un joli banal, la raie coupant la chevelure par moitié, arriver à Madrid, vers 1867. Si quelqu’un avait dit que cet efféminé devait être, n’importe où et dans quelles conditions, ministre des affaires étrangères, tout le monde eût répondu à peu près par le mot de Rochefort, plus tard : – Ministre étranger à toutes les affaires.
Razoua, qui écrivait les souvenirs d’un zouave à la Vie parisienne, ne montrait point, malgré ses cheveux rasés et ses épaisses moustaches pendantes, le fond d’un meneur féroce d’insurrection. Quant à ce colonel de la Commune, Massenet de Marancour, qui n’avait jamais eu d’opinion qu’au jeu, sur la rouge et la noire, qui avait signé au Figaro les portraits orthodoxes des cardinaux romains, quel observateur lui eût soupçonné, je ne dirai même pas un sentiment, mais une velléité politique ? Marancour, qui avait eu l’occasion d’admirer, tout jeune, l’élégance de M. de Morny, visait à l’élégance jusque dans ses mauvais jours de bohème : le brillant de l’uniforme l’a perdu.
Vallès fréquentait le café depuis longtemps ; mais la politique ne lui avait sérieusement troublé la cervelle que depuis qu’il était passé, comme successeur de Rochefort, au journal de M. de Villemessant. Si nous comptions bien, nous verrions que le Figaro, qui a eu aussi Grousset, a produit plus de communards que le café de Madrid. Avec Vallès, qui s’étudiait à froncer son sourcil de n***e, à allumer des charbons sous ses yeux, à grossir sa voix en tonnerre roulant, je n’eusse répondu de lien ; et il m’eût annoncé, sans m’étonner, qu’il voulait faire flambler le vieux Louvre, de même qu’il demandait de brûler Homère.
C’était l’enragé à froid de l’effet à produire, et toujours le comique funèbre, qui, se vantant, quelques années auparavant, de n’avoir pas dîné, ajoutait : « Qu’est-ce que ça me fait ? J’appartiens à l’histoire ! »
J’ai aperçu à Madrid, tout à fait dans les dernières années de l’Empire, le lorgnon de Raoul Rigault ; mais cette tête chevelue de vieil étudiant bavard m’eût plutôt fait sourire que trembler.
Un autre, dont je me serais défié davantage, était une espèce de Quasimodo, à l’œil torve, aux cheveux d’un roux sale, braillard, indiscret et gluant, qui a rempli je ne sais plus quelles hautes fonctions de justice sous la Commune ; il se nommait Andrieu.
Il est peut-être un menu fretin que j’oublie ou que j’ignore. Cette salle n’était pas composée de la même société, alignée sur deux rangs de tables ; les limiers de police avaient même la leur, et des visages nouveaux passaient par là, sur lesquels on ne s’inquiétait guère de mettre un nom. La célébrité du Café de Madrid avait ses insectes bourdonnants, comme toutes les célébrités.
Vous savez le tapage qu’elle fit après la guerre et la Commune. Un jour, on trouva fermés les portes et les volets de la fameuse salle de gauche « pour cause de réparations ».
Bouvet, le propriétaire de Madrid, fut soupçonné par ses plus anciens habitués de complaisance réactionnaire : on s’en alla chez Frontin. De Frontin, on revint sur ses pas jusqu’au Pont-de-Fer, et, finalement, nombre d’émigrés retournèrent au café de Madrid. Parmi eux, de nouvelles figures : le fluet général Cremer, par exemple, maigre, avec les pommettes rosées, l’œil bleu, mélancolique et noyé des hommes qui meurent jeunes, et l’ex-major de Garibaldi, Bordone, un sanguin, celui-là, qu’on y voit encore régulièrement.
Les habitués de Madrid sont politiques et littéraires sans solennité, ce qui, dans la conversation, vif échange d’idées, ne gâte rien à la littérature et à la politique. La peinture, cette Majesté élyséenne des mois de mai et de juin, a là des représentants, de même que le train parlementaire de Versailles y amène des députés.
Voyez plutôt : voici le comte d’Osmoy, qui ruinerait le budget en subventions artistiques, causant, avec Babou, de ses dernières luttes au sein de la commission ; plus loin, c’est Ordinaire, qui permet à Carjat de le soumettre à toutes les épreuves photographiques et de prendre dix fois sa tête ; à Richardet, de publier sa charge à volonté.
Le matin, déjeuner d’habitués aussi dans cette salle de Madrid ; deux ou trois déjà nommés, puis Poupart-Davyl, l’auteur de la Maîtresse légitime et des Vieux Amis, bien plus haut en couleur que ses pièces ; – Gustave Mathieu, un revenant qu’on ne voit plus guère qu’à cette heure : – tous deux arrivant de Bois-le-Roi, de la forêt de Fontainebleau.
Dans la journée, l’ancienne clientèle des gros entrepreneurs reprend la place. Mais n’allez pas croire que cette salle soit tout le café Bouvet. Madrid a eu, depuis au moins douze ans, le besoin et les moyens de se transformer et de s’agrandir. Madrid a sa salle de droite bourrée de boursiers, négociants et gens d’affaires de toute sorte, et, quand vient le soir, son petit salon du milieu parfumé de cocotterie. Disposition heureuse, qui permet à tous les mondes d’y passer sans se rencontrer.
Les appointements d’un ministre sont encore assez loin d’atteindre le gain annuel de Bouvet. Ce n’est pas lui qui aurait l’ambition de lâcher, pour le portefeuille de M. Decazes, la serviette qu’il porte toujours modestement sur le bras.