CHAPITRE V
L’exercice, l’escarpolette, l’orage et la musique
Destival, qui est allé au-devant de Dalville, le cherche vainement des yeux et ne voit auprès du cabriolet que le petit Toni, et Bertrand, qui lui fait un salut militaire.
– Eh bien ! où est-il donc ? par où est-il entré ? dit M. Destival.
Bertrand passe le bout de sa langue sur ses lèvres et se gratte une oreille pour y chercher une réponse ; enfin, il prononce d’une voix assurée : – M. Dalville arrivera ici aussitôt que moi.
– Il me semble cependant que vous arrivez sans lui, il vous a donc quitté en route ?
– Oui, monsieur.
– Est-ce qu’il connaît quelqu’un dans les environs ?
– Il paraîtrait que oui, monsieur.
– Enfin il va venir, c’est l’essentiel.
Destival court dire aux dames que son ami Dalville va arriver ; qu’il s’est arrêté chez une connaissance, mais qu’il ne peut tarder.
– Je ne croyais pas qu’il connût quelqu’un dans les environs, dit madame Destival avec surprise.
– Mon Dieu ! ce monsieur se fait bien désirer, répond la vive Athalie, en se levant de table ; tandis que la Thomassinière, mécontent que l’on s’occupe d’un autre que lui, fait quelques pas dans la chambre, puis tape du pied avec violence et se frappe le front en s’écriant :
– Ah ! mon Dieu ! j’allais oublier. Quelle heure ? pas encore une heure ! Y a-t-il une poste dans les environs ?
– Une poste aux ânes ? dit Monin.
– Eh non ! une poste aux lettres.
– Ah ! oui : là-bas, dans la seconde rue. Je crois que, cependant je n’affirmerai pas, mais je vas vous dire…
– J’y cours ; j’arriverai encore à temps.
Et M. de la Thomassinière s’élance hors de la salle comme s’il allait renverser tout le monde, et sans écouter Destival, qui lui crie : – Restez donc, je la ferai porter… D’ailleurs vos gens sont là. Le spéculateur court précipitamment dans la campagne, et, arrivé sous un épais feuillage, s’étend sur le gazon et s’endort en se disant : – Un homme comme moi ne doit pas avoir un moment à lui.
Les dames sont retournées au salon. M. Destival redescend près de Bertrand, et Monin, qui voit que tout le monde quitte la table, se décide à en faire autant, et suit le maître de la maison.
Dès que Bertrand s’est rafraîchi, M. Destival l’aborde en le priant de lui donner une leçon d’exercice et de commandement.
L’ancien caporal est tout disposé à faire ce qui lui rappelle de glorieux souvenirs. Il se rend sur la terrasse du jardin avec M. Destival, qui se fait apporter son fusil, un fleuret qui lui sert de sabre, et se tient droit comme un piquet en exécutant les commandements de Bertrand. Monin, qui les a suivis, croit qu’il est de la politesse de faire comme son hôte ; il prend une bêche en guise de fusil, et, placé derrière son voisin, exécute aussi des droite, gauche, présentez armes, qu’il n’interrompt que pour visiter sa tabatière.
Il y a plus d’une heure que ces messieurs sont sur la terrasse avec Bertrand, qui passerait volontiers sa journée dans de si agréables occupations. M. Destival, qui veut éclipser les gardes champêtres, commence à se tenir comme un grenadier prussien ; et Monin, tout en sueur, parce qu’il voudrait aller aussi bien que son hôte, ne s’aperçoit pas qu’à force de faire avec sa bêche, en joue, en avant et arme en terre, il a repoussé en arrière sa tourte et sa perruque ce qui lui donne l’air extrêmement tapageur.
L’exercice est interrompu par les éclats de rire de la sémillante Athalie, qui arrive avec madame Destival.
M. Monin s’arrête sur un – Présentez armes ! Il était temps ; encore quelques instants, et la perruque glissait en arrière, et montrait l’ex-pharmacien en Enfant-Jésus. Quant à M. Destival, il se présente fièrement devant les dames, le fusil au bras, en disant :
– Hein ? que pensez-vous de la tenue ?
– C’est superbe ! Mais j’aime mieux monsieur avec sa bêche, il est plus drôle.
– Comment, mon voisin, est-ce que vous prenez une leçon d’exercice ?
– Oui, répond Monin en s’essuyant le front et ramenant sa perruque en avant ; je vous avais suivi de loin, et puis je vas vous dire…
– Mais qu’est donc devenu M. Dalville ? dit madame Destival sans écouter M. Monin ; il vous laisse en chemin, il doit arriver aussitôt que vous, et voilà deux heures que vous êtes ici. Chez qui l’avez-vous donc laissé, Bertrand ?
– Chez qui, madame ?… Je n’ai pas dit l’avoir laissé chez quelqu’un…
– Vous l’avez vu entrer dans une maison, sans doute ? Enfin vous ne l’avez pas quitté sur la grande route ?
– Pardonnez-moi, madame. J’ai justement laissé mon lieutenant dans le beau milieu du chemin, à une demi-lieue d’ici…
– Bertrand, vous ne dites pas tout, et M. Auguste n’était probablement pas seul sur la route ?
– Je n’ai pas vu s’il venait du monde, madame…
– Oh ! il y avait par là quelque paysanne, quelque rustique beauté, qui aura séduit M. Dalville !
– Comment, ma chère, est-ce qu’il donne dans ce genre-là ? dit la petite-maîtresse avec un air de dédain.
– Il donne dans tous les genres, ma bonne. Oh ! mon Dieu ! une fille de basse-cour, qui aurait un petit nez retroussé, un…
– Ah ! fi donc ! cela diminue beaucoup la bonne opinion que j’avais de ce monsieur.
– Je vous le répète, ajoute plus bas madame Destival en se rapprochant de son amie, c’est un libertin, tout à fait ! Sans mon mari, je ne le recevrais pas ! C’est un homme dont la connaissance peut compromettre la réputation d’une femme. Mais M. Destival en est fou ! Il veut absolument le recevoir ; il l’invite sans cesse ; je n’aime pas les querelles, et je laisse mon mari faire ce qu’il veut.
– Moi, je ne suis pas aussi complaisante, je ne fais que ce qui me plaît, je ne reçois que les gens qui me conviennent. Ah ! si M. de la Thomassinière voulait me contrarier, j’aurais sur-le-champ des attaques de nerfs.
Les dames vont reprendre le chemin du jardin et Bertrand la leçon d’exercice, lorsque l’on entend des éclats de rire dans la cour, et bientôt Dalville paraît devant la société.
– Eh ! bonjour, cher ami, dit M. Destival en allant à Auguste avec son fusil à la main, on désespérait de vous voir. Arme au bras… hein !… C’est ça, n’est-ce pas ?
– Je vois que Bertrand fera quelque chose de vous.
– Tenez, voilà ma femme, qui était d’une humeur de ce que vous n’arriviez pas.
– Dieu ! que mon mari me fait souffrir ! dit madame Destival à sa voisine en prenant un air froid pour saluer Auguste, qui lui dit :
– Quoi ! madame, vous avez été assez bonne pour vous inquiéter de mon absence…
– Moi, monsieur, je n’ai pas dit un mot de cela… Je ne sais pas pourquoi M. Destival se plaît à me faire dire des choses que je ne pense pas. J’ai seulement trouvé que lorsqu’on promettait d’arriver pour le déjeuner, il était ridicule de venir à la fin de la journée ; du reste, cela ne m’a nullement surprise, et… Ah ! mon Dieu ! monsieur, mais que vous est-il donc arrivé ? Comme vous êtes fait !… cette blessure au visage… ce désordre dans votre toilette… Il paraît qu’il vous est survenu de grandes aventures.
– En effet, madame, dit Auguste en saluant Athalie, qui lui rend son salut en minaudant, j’ai fait une rencontre…
– Il a peut-être rencontré le loup, dit Monin en s’approchant de Destival ; c’est qu’il y en a dans le bois. La villageoise qui a vendu les cornichons à ma femme, nous a conté que l’autre jour…
– Vous seriez-vous battu avec un loup mon brave Dalville ? s’écrie M. Destival en présentant la baïonnette à la société comme s’il eût voulu forcer un bataillon carré.
– Et non, monsieur, dit madame en souriant avec malice, ce n’est pas un loup qui a fait à monsieur cette marque au visage ; cela ressemble à tout autre chose, n’est-ce pas, ma chère amie ?
– Ça, dit la vive Athalie en regardant Auguste de fort près ; mais… cela m’a tout l’air d’un coup d’ongle, n’est-ce pas, monsieur ?
– Vous ne vous trompez pas, madame.
– Vous vous êtes donc battu, monsieur ? dit madame Destival.
– Non, madame, j’ai seulement rencontré un enfant fort gentil, il avait cassé le vase contenant la soupe à son père ; je l’ai consolé avec une pièce de monnaie. Alors… dans sa joie il m’a embrassé, ses petites mains caressaient mes joues… et sans te vouloir, il m’aura un peu égratigné ; voilà, mes dames, le récit fidèle de mon aventure.
Madame Destival se mord les lèvres en regardant sa compagne, qui sourit ; toutes deux paraissent douter de la véracité du récit de Dalville ; mais celui-ci s’inquiète peu de ce qu’on pensera. Profitant du court silence qui se fait en ce moment, M. Monin s’approche d’Auguste qu’il a déjà vu deux fois chez son voisin, et lui dit de l’air le plus aimable.
– Comment va l’état de votre santé ?
– Cela va fort bien, monsieur Monin, sauf cette égratignure qui n’est pas dangereuse.
– Vous riez, monsieur !… Oh ! il ne faut pas badiner avec les coups d’ongle… En usez-vous ?
– Merci.
– Je sais ce que c’est, parce que je vas vous dire : ma femme a un chat…
Peu curieux d’entendre l’histoire de Monin, Dalville suit les dames qui sont retournées au jardin. La présence d’Athalie donne au jeune homme le désir d’être aimable ; Auguste ne s’attendait pas à trouver d’autre dame que la maîtresse de la maison, qui est bien, mais près de laquelle il ne fait plus de frais pour paraître aimable. Pourquoi ? est-ce parce qu’il n’en est pas amoureux, ou parce qu’il est certain de lui plaire, ou… ? Ah ! ma foi ! vous m’en demandez trop.
Le laisser-aller, la vivacité de madame de la Thomassinière, s’accordent parfaitement avec la gaieté et les manières d’Auguste ; et comme la campagne autorise plus de liberté, au bout de fort peu de temps, Auguste et la petite-maîtresse rient et plaisantent ensemble comme s’ils se connaissaient déjà depuis longtemps.
Madame Destival ne partage point leur gaieté, elle est boudeuse, elle parle peu et se contente de lancer de temps à autre au jeune homme des regards qui disent beaucoup de choses ; plus l’intimité s’établit entre les deux personnes qui sont auprès d’elle, plus son humeur semble augmenter. Cependant on parcourt le jardin, on s’assied ; puis madame de la Thomassinière court admirer un point de vue, ou cueillir une fleur, ou chasser un papillon, et en se retournant elle montre à Auguste une double rangée de dents charmantes, et semble lui dire. Venez donc avec moi. Mais madame Destival ne la quitte pas, et quoiqu’en faisant une moue fort prononcée, elle court aussi après les papillons.
– Mais qu’avez-vous donc, ma bonne amie ? dit Athalie d’un air de bonhomie ; vous ne semblez pas gaie.
– Pardonnez-moi… je suis très contente, mais c’est un v*****t mal de tête qui vient de me prendre.
– Rentrez, allez un moment vous jeter sur votre dormeuse…
– Non, ma petite, oh ! je veux rester avec vous.
– Est-ce qu’il faut se gêner à la campagne ?… D’ailleurs monsieur me tiendra compagnie. Nous attraperons ensemble des papillons…
– J’attraperai tout ce qui vous fera plaisir, madame, répond Auguste en faisant un sourire auquel succède une légère grimace, parce que madame Destival vient de lui pincer le bras tout en disant :
– Non, l’air me fera du bien ; mais je croyais que vous vouliez faire de la musique…
– Ah ! ce soir, nous avons le temps, puisque je couche chez vous. Et monsieur, reste-t-il ?
– Si madame veut bien le permettre, dit Auguste en regardant son hôtesse qui répond avec dépit.
– Vous êtes le maître, monsieur.
Après s’être encore promené quelque temps, on arrive devant une escarpolette, et la vive Athalie court se placer dessus la planche étroite, soutenue seulement par deux cordes, en disant à Auguste :
– Ah ! faites-moi aller, je vous en prie ; je suis folle de la balançoire ; j’ai pourtant manqué me tuer dix fois à ce jeu-là, c’est égal, il faut toujours que j’y retourne ; mais pas trop fort, monsieur, entendez-vous ?
– Le mouvement qui vous fera plaisir, madame.
Auguste se tient près de la balançoire, qu’il pousse légèrement, tandis que madame Destival s’assied à quelque distance, en portant son mouchoir sur ses yeux. Le jeune homme est distrait ; il regarde alternativement Athalie et madame Destival ; la pétulance de l’une le séduit, le chagrin de l’autre semble lui faire de la peine. La petite-maîtresse s’écrie :
– Ah ! que c’est amusant ! ah ! que c’est gentil ! Allez donc, monsieur, allez donc plus fort… Prenez garde, vous me donnez des secousses… Ah ! ma chère, vous ne vous figurez pas le plaisir que cela me fait.
Madame de la Thomassinière ne se lasse point de se faire balancer ; mais madame Destival, que cela n’amuse nullement, prend le parti de se trouver mal, et se laisse aller sur sa chaise en poussant un profond gémissement. Alors Auguste quitte la balançoire pour courir près d’Émilie, en lui disant :
– Qu’avez-vous donc, madame ?
– Laissez-moi ; vous êtes un monstre !… répond madame Destival les yeux toujours fermés.
– Qu’ai-je donc fait ?
– Vous croyez que je ne m’aperçois pas de votre conduite ?
– Ma conduite est toute naturelle, il me semble…
– Non content de venir de… je ne sais où ! monsieur se permet, devant moi, de faire la cour à cette coquette, qui se conduit de la manière la plus indécente ! J’espérais au moins, monsieur, que vous respecteriez ma maison.
– Vraiment, madame, je ne conçois rien à votre humeur. Je suis honnête… poli… voilà tout.