CHAPITRE PREMIER - Conversation en cabriolet
CHAPITRE PREMIER
Conversation en cabriolet
– Car, mon lieutenant, ça ne peut pas toujours aller ainsi, et vous en conviendrez vous-même. Le grand Turenne ne menait pas quatre batailles de front et ne se trouvait pas à six affaires dans la même journée…
– Non, mon cher Bertrand, mais César dictait en même temps quatre lettres dans différentes langues, et Pic de la Mirandole se flattait de connaître et de pouvoir discuter de omni re scibili…
– Pardon, mon lieutenant, mais je ne sais pas le latin.
– C’est-à-dire qu’il prétendait connaître toutes les langues, approfondir toutes les sciences, réfuter toutes les sectes, concilier tous les théologiens.
– Comme je ne crois pas, mon lieutenant, que vous ayez tant d’amour-propre, je ne vous comparerai pas à ce monsieur de la Mirandole, qui voulait savoir tout. Quant à César, j’en ai entendu parler comme d’un grand homme ; mais je suis bien sûr qu’il n’avait pas autant de maîtresses que vous.
– Tu te trompes, Bertrand ; les grands hommes de l’antiquité avaient de nombreuses esclaves, des concubines, et répudiaient souvent leurs femmes afin d’en prendre de nouvelles. L’Amour, la Volupté avaient des temples en Grèce ; et ces fiers Romains, qu’on nous peint si sévères, ne rougissaient pas de se livrer aux plus folles débauches, de se couronner de myrte et de roses et de prendre parfois dans leurs banquets le costume de nos premiers parents…
– Pour Dieu, mon lieutenant, laissons de côté les Romains, avec lesquels je n’ai jamais tiré un coup de fusil, et revenons à nos moutons…
– Je veux te prouver, mon pauvre Bertrand, que nous loin de passer en folies les générations qui nous ont précédés, nous sommes beaucoup plus sages qu’elles…
– C’est pour ça que vous avez quatre maîtresses…
– J’aime les femmes, je l’avoue ; je dirai plus, je m’en glorifie : ce penchant est dans la nature. Je ne puis pas voir une figure agréable, de beaux yeux, sans éprouver un doux tressaillement, une émotion, un je ne sais quoi, enfin, qui prouve mon extrême sensibilité. Est-ce donc un crime d’être sensible dans un siècle où l’égoïsme est poussé si loin ; où l’intérêt est le mobile de presque toutes les actions des hommes ; où nous voyons des auteurs préférer l’argent à la gloire ; des hommes en place ne s’occuper que du soin de conserver la leur su lieu de songer au bien qu’ils pourraient faire ; des artistes mendier les suffrages des gens qu’ils méprisent, et tendre la main à la sottise lorsqu’elle est en faveur ; des hommes de lettres fermer avec soin la route à leurs confrères lorsqu’ils aperçoivent en eux un talent qui pourrait faire pâlir le leur ; où partout, enfin, la porte est fermée au mérite obscur, et s’ouvre, devant l’impudence, la fatuité que la richesse accompagne ? Si l’égoïsme ne s’était pas glissé flans toutes les classes, si l’amour de l’argent ne remplaçait pas l’amour du prochain, en serait-il ainsi ? Et tu me fais un crime de ma sensibilité ! Tu me reproches de ne pouvoir entendre sans en être attendri le récit d’une belle action ou d’une touchante infortune ; de donner mon argent à des gens dont je suis la dupe ; de me laisser prendre comme un s*t aux discours d’un enfant qui me dira qu’il mendie pour sa mère, ou d’un pauvre ouvrier qui m’assurera qu’il est sans ouvrage et sans pain ! Eh bien ! mon cher Bertrand, j’aime mieux ma sensibilité que leur froid égoïsme, et je trouve dans mon âme des jouissances que les cœurs indifférents ne connaîtront jamais.
Cette conversation avait lieu dans un charmant cabriolet auquel était attelé un cheval fringant, et qui roulait sur la jolie route du Raincy à Montfermeil ; un petit jockey de douze à quatorze ans était derrière la voiture, dans laquelle Bertrand était assis près d’un jeune homme mis avec élégance, qui, tour en lui répondant, fouettait de temps à autre le coursier fringant qu’il dirigeait.
Bertrand s’était retourné à demi pendant la fin du discours du son maître ; et pour cacher l’émotion qui commençait à le gagner, il s’était mouché et avait pris une forte prise de tabac ; un peu remis alors, il avait prononcé d’une voix où perçait l’attendrissement :
– À Dieu ne plaise, mon lieutenant, que je vous fasse un crime de votre sensibilité ! je connais votre bon cœur ; je sais combien vous êtes obligeant, serviable !… et je pourrais citer de vous mille traits dont bien des gens se seraient vantés, tandis que vous les avez cachés avec soin.
– Ceux qui se vantent du bien qu’ils ont fait ressemblent à ces gens qui vous offrent quelque chose de façon que vous n’acceptiez point : les uns et les autres ne donnent qu’à regret.
– Sans chercher bien loin, moi-même, mon lieutenant, ne m’avez-vous pas comblé de vos dons, recueilli, logé, nourri ?
– Tu es un imbécile, Bertrand ; ne me sers-tu pas d’intendant, de factotum, d’homme d’affaires, de confident… et d’ami, ce qui vaut mieux que tout le reste, et ce qui ne peut se payer ?
Ici, Bertrand se retourne entièrement, et se mouche de nouveau, parce qu’une grosse larme est tombée de ses yeux. Il prend deux prises de tabac ; et après avoir serré avec effusion la main que son maître lui tendait, il prononce d’une voix attendrie :
– Oui, monsieur, vous êtes le meilleur des hommes, vous avez mille qualités ! et il ne faudrait pas que quelqu’un vînt me dire le contraire !… Morbleu ! mon sabre n’est pas encore rouillé !
– Allons, tu vas faire mon éloge, maintenant ; songe donc, Bertrand, que c’est pour me gronder que tu as commencé cet entretien.
– Vous gronder !… non, mon lieutenant, mais vous faire observer qu’il serait plus raisonnable de n’aimer qu’une seule femme à la fois ; sauf à changer dès que vous en verriez une autre qui vous plairait davantage.
– Écoute, Bertrand, je vais te faire une comparaison que tu sentiras tout de suite…
– Vous n’y mettrez pas de Grec et de Romain, mon lieutenant ?
– Pas un seul. Tu aimes le vin, Bertrand ?
– C’est vrai, mon lieutenant, j’avoue qu’une vieille bouteille… d’un bon cru ! il n’y a rien qui vous égayé comme ça !
– Tu aimes le beaune ?
– Beaucoup, mon lieutenant.
– Le bordeaux ?
– Ah ! ça sent la violette ; c’est un bouquet délicieux !
– Et le volney ?…
– Je n’ai jamais su lui résister !…
– Et le chambertin ?
– Je me mettrais à genoux devant, mon lieutenant.
– Si tu avais une bouteille de chacun de ces vins devant toi, est-ce que tu en abandonnerais trois pour n’en boire que d’une seule ?
– Je vous réponds, mon lieutenant, qu’elles y passeraient toutes quatre, et que je ne m’en trouverais pas plus mal.
– Pourquoi donc veux-tu, quand je suis entre quatre jolis minois qui ont chacun quelque chose de séduisant, que j’en abandonne trois pour ne faire la cour qu’à un seul ?
– C’est parbleu vrai, mon lieutenant, vous ne le pouvez pas il faut que vous les buviez… je veux dire que vous les aimiez toutes les quatre, et je vois bien maintenant que c’est moi qui ai tort.
C’était presque toujours ainsi que se terminaient les discussions entre Bertrand et Auguste Dalville. Auguste avait vingt-sept ans et vingt mille livres de rente ; son père était mon lorsqu’il était encore au berceau, et sa mère lui avait été enlevée depuis six ans ; c’était de cette époque que dataient les folies d’Auguste, qui avait voulu se distraire d’une douleur bien naturelle, puis avait fini par n’être plus le maître de résister à un s**e près duquel il ne cherchait d’abord que des distractions.
Cependant, le désir de porter un joli uniforme et peut-être de gagner des épaulettes, avait engagé Auguste à entrer au service. On était en paix ; mais un jeune homme qui a de l’instruction, de l’éducation, ne reste pas simple soldat. Auguste, qu’on avait fait sous-lieutenant, se plaisait à écouter Bertrand, qui avait servi comme caporal de voltigeurs, et s’était trouvé à Austerlitz, à Eylau, à Friedland. Bertrand n’avait encore que quarante-quatre ans ; il mettait dans le récit de ses combats le même feu, la même ardeur qu’il avait eus dans l’action, et Auguste ne pouvait se lasser de l’entendre. Les discours du caporal enflammaient son courage ; il regrettait de n’être pas né quelques années plus tôt, pensant qu’il aurait pu, comme Bertrand, se trouver à ces belles campagnes qui feront toujours la gloire de la France.
Vers cette époque, Auguste fut envoyé avec son régiment devant Pampelune, dont les Français faisaient le siège. Bertrand se trouva sous les ordres du jeune officier, qui fut fait lieutenant. Mais, la guerre étant terminée, Auguste quitta l’état militaire, et retourna à Paris se livrer de nouveau à son goût pour les plaisirs. Il proposa à Bertrand de le suivre ; celui-ci obtint facilement son congé, et suivit Dalville, auquel il était sincèrement attaché, et qu’il continua, par habitude autant que par goût, d’appeler son lieutenant.
Bertrand avait à Paris une mère très âgée et infirme. Le premier soin d’Auguste fut d’assurer à cette pauvre femme une pension qui la mît au-dessus du besoin, et lui permît de se procurer dans sa vieillesse mille douceurs qu’elle n’avait jamais pu goûter pendant le cours d’une carrière laborieuse et infortunée.
Alors, Auguste ne fut plus un maître pour Bertrand, il le considéra comme un bienfaiteur ; son amitié, son dévouement ne connurent plus de bornes ; et après la mort de sa mère, qui arriva trois ans après, Bertrand s’attacha entièrement à Dalville, et se promit de consacrer sa vie à lui prouver sa reconnaissance. Bertrand n’avait pas reçu d’éducation, il commettait souvent des gaucheries dans les messages dont son maître le chargeait ; mais Auguste le lui pardonnait, parce qu’il connaissait le bon cœur et l’attachement de l’ancien caporal ; celui-ci, comme nous venons de le voir, se permettait quelquefois de faire à son supérieur des représentations, parce qu’encore étranger au train de vie du grand monde, les folies d’Auguste l’effrayaient, et qu’il craignait à chaque instant que ses intrigues n’amenassent des évènements sérieux ; mais Auguste parvenait toujours à calmer les alarmes de Bertrand, qui terminait sa conversation en disant : C’est moi qui ai tort.
J’aurais encore bien des choses à vous apprendre sur les deux personnages qui viennent de causer ensemble. Je devrais vous faire leur portrait, et vous dire exactement quel est le genre de figure d’Auguste Dalville… Mais à quoi bon ? Sans doute l’une de ses nombreuses conquêtes parlera de lui. Je m’exposerais donc à des répétitions inutiles en vous faisant d’abord son portait. Nous pouvons seulement présumer qu’il est bien, puisqu’il a le bonheur de plaire aux dames. « Ce n’est pas une raison, » me direz-vous, « et quand on a vingt mille livres de fente, cela tient lieu de grâces, et cache la laideur. » Ah ! mes chers lecteurs ! quelle idée ! certes, ce n’est pas une de mes lectrices qui me répondrait cela, et j’ai trop bonne opinion de ces dames pour ne pas penser qu’il faille autre chose que vingt mille livres de rente pour les captiver.
Mais le cabriolet vole, nous ferons nos réflexions une autre fois.
– Bébelle va très bien… Vous avez chaud, mort lieutenant ; voulez-vous que je prenne les guides ?
– Non ; cela m’amuse de conduire…
– Nous serons à onze heures à la campagne de M. Destival.
– C’est bien assez tôt, et jusqu’à cinq heures que l’on dine… Mais j’avais promis depuis longtemps. D’ailleurs, madame Destival est assez bonne musicienne, nous tâcherons de faire quelque chose en attendant le dîner.
– Et moi, mon lieutenant, pourquoi m’avez-vous emmené ?… Je ne ferai pas de musique, et comme ma place n’est pas dans le salon, où serai-je de faction ?
– Sois tranquille. M. Destival m’avait expressément recommandé de t’emmener. Il vient de se prendre de belle passion pour la chasse, et il désire que tu lui apprennes le maniement des armes.
– Fort bien, mon lieutenant ; je lui apprendrai tout ce que je sais, ça ne sera pas long.
– Cette pauvre Virginie !… Comme elle sera furieuse ce soir… Je lui avais promis de la mener à Feydeau…
– Elle vous a souvent promis bien autre chose, et elle vous a manqué de parole…
– Comment sais-tu cela, Bertrand ?
– C’est que je vous ai entendu dire, mon lieutenant, que mademoiselle Virginie était extrêmement menteuse.
– C’est vrai, oui… j’en ai eu la preuve plus d’une fois…
– C’est bien mal, après tout ce que vous avez fait pour elle !… Mais vous êtes si bon, vous vous laissez toujours attendrir ! Ah ! mille carabines ! si la demoiselle s’était tuée toutes les fois qu’elle a dit qu’elle voulait se périr parce qu’elle n’avait pas de quoi payer son terme…
– Allons, monsieur Bertrand, taisez-vous ; vous êtes une mauvaise langue… Allez donc, Bébelle… Vous vous endormez, je crois…
– Et un soir, que vous étiez sorti, et qu’elle m’a conté ses chagrins !… elle me dit que si elle a eu une faiblesse pour vous, c’est parce qu’elle est trop aimante ; mais que décidément elle veut changer de conduite, ne plus vous voir, et se raccommoder avec sa tante. Moi, je croyais tout cela bonnement ; elle avait même un air si pénétré, que je me sentais prêt à pleurer !… Ne voilà-t-il pas que quand elle apprend que vous êtes au bal masqué elle s’écrie : « Je veux y aller aussi, Bertrand, prête-moi tes habits, je vais me mettre en homme ! – Comment, mademoiselle, lui dis-je, quand vous parlez de devenir sage, de ne plus revoir M. Auguste… » Là-dessus, elle se met à rire comme une petite folle, et m’appelle un vieux dindonneau !… Ma foi, mon lieutenant, je ne comprends rien à une femme comme celle-là.
– Je le crois bien, mon pauvre Bertrand ; moi, qui la connais plus que toi, je ne la comprends pas moi-même.
– J’aime mieux cette petite dame blonde… Vous savez bien, mon lieutenant, celle dont vous avez fait connaissance en m’envoyant lui reporter le petit carlin qu’elle avait perdu, et que j’ai trouvé le soir couché contre notre porte…
– Tu veux parler de Léonie.
– Non, je veux dire madame Saint-Edmond.
– Léonie, Saint-Edmond… c’est la même chose.
– Je ne savais pas, mon lieutenant.
– Ah ! par exemple, Bertrand, si j’ai fait cette connaissance-là, c’est toi qui en es cause.
– C’est bien plutôt le carlin, mon lieutenant.
– Léonie demeurait dans la même maison que moi, et je ne la connaissais pas.
– Parbleu, mon lieutenant, est-ce qu’on connaît ses voisins à Paris ! excepté les portiers et les cuisinières, qui savent cela par état.
– Enfin, tu trouves ce carlin, je t’engage à demander au portier si quelqu’un de la maison le réclame…
– On me dit qu’il y a au troisième une jeune dame qui n’a pas dormi de la nuit de chagrin d’avoir perdu son chien, et que sa bonne, après avoir couru de la cave au grenier, est allée faire faire des affiches qui promettront trente francs de récompense à qui rendra le petit animal. J’avoue que je ne me doutais pas que le carlin, qui ne faisait que mordre et grogner, valût quatre mois de paye d’un soldat ; mais je m’empressai de monter au troisième et de faire contremander les affiches, en rendant à sa maîtresse le petit animal, qui, pour sa rentrée au logis, commença par gratter un beau fauteuil de satin bleu et mettre ses pattes dans la tasse de chocolat de madame, ce qui n’empêcha pas celle-ci de l’appeler bijou ! et de me faire les plus grands remerciements ! Dans tout cela, mon lieutenant, je ne vois rien qui vous forçât à devenir amoureux de madame Léonie Saint-Edmond.
– Tu ne dis pas tout, Bertrand, tu oublies qu’en descendant du troisième tu me lis un portrait fort piquant de cette dame… tu me dis qu’elle avait des yeux… et puis une voix… et une certaine taille…
– Dame, mon lieutenant, il me semble que toutes les femmes ont des yeux, une taille et une voix !
– Oui, sans doute ; mais enfin je fus curieux de connaître cette jeune voisine qui montrait tant de sensibilité…
– Et il paraîtrait, mon lieutenant, que vous avez débusqué le carlin, car, depuis ce temps, madame Saint-Edmond est sans cesse sur vos pas ; et moi, on me questionne, on veut me faire parler… on me fait monter pendant que madame déjeune… et, tout en m’offrant un petit verre de malaga et un biscuit, on me demande où vous avez passé la soirée la veille…
– Et monsieur Bertrand, attendri par le malaga, rapporte mes actions à ma voisine ?…
– Ah ! fi donc, mon lieutenant ! pour qui me prenez-vous ?… moi, aller trahir les secrets de mon maître… il y aurait devant moi six bouteilles de Malaga que je ne dirais rien !… Il est vrai que je n’aime pas le malaga…
– Eh ! mon Dieu, mon pauvre Bertrand, je ne te gronde pas !… Tu sais bien que je ne fais pas mystère de mes folies… même à celles qui auraient sujet de s’en plaindre… Il ne s’agit dans tout cela que d’amourettes, d’étourderies…
– C’est égal, mon lieutenant, je me trouve vraiment fort embarrassé. Sans cesse questionné par celle-ci, par celle-là… L’une m’appelle son petit Bertrand, l’autre son véritable ami… et toutes ces dames sont fort gentilles…
– Ah ! monsieur le caporal s’en est aperçu…
– Parbleu, mon lieutenant, on a des yeux tout comme un autre, et si mon cœur n’est pas aussi facile à s’enflammer que le vôtre, il n’est pas pour cela invulnérable. Et quand je vois une de ces dames porter son mouchoir à ses yeux… quand j’entends votre voisine se jeter sur un fauteuil en disant qu’elle va se trouver mal ; enfin quand mademoiselle Virginie s’écrie qu’elle veut se périr ! moi, je ne sais plus où j’en suis… Je cours de l’une à l’autre, je leur offre du vinaigre et de l’eau-de-vie, je me désole, je pleure même quelquefois avec elles… Tenez, d’honneur, j’aimerais mieux monter six fois à l’assaut que de me trouver à ces scènes-là.
– Ah ! ah ! ah !… ce pauvre Bertrand !…
– C’est cela, vous riez ; cela vous est égal qu’on vous appelle traître, perfide, barbare, monstre, cruel !
– Ce sont des douceurs ; dans la bouche d’une jeune femme, ces mots-là veulent dire : Je t’aime, je t’adore, tu es charmant !
– Ah ! monstre veut dire, tu es charmant !… c’est différent, mon lieutenant, je ne pouvais deviner cela… maintenant, me voilà au fait. Mais ces pleurs que vous faites répandre, est-ce que cela veut dire aussi qu’on vous trouve gentil ?
– Eh ! mon vieil ami !… en amourettes, crois-tu que les larmes soient toujours sincères ?…
– Dans la quantité, mon lieutenant, il peut bien en tomber quelqu’une pour tout de bon, et il me semble qu’on doit se reprocher la peine que l’on fait à un joli minois.
– Bertrand, je te promets de me corriger, d’être plus sage à l’avenir !… Moi, qui adore ce s**e charmant, qui mets tout mon bonheur à lui plaire, peux-tu penser que je cherche à lui causer de la peine ?…
– Non, mon lieutenant ; je sais bien que vous voudriez, au contraire, faire plaisir à toutes les jeunes beautés que vous rencontrez… mais c’est ce plaisir-là qui leur amène des regrets, des soucis… et vous-même… car, comme je vous le disais tout à l’heure : le grand Turenne…
Auguste n’écoutait plus Bertrand, il avait avancé la tête hors du cabriolet, et regardait une jeune paysanne qui venait de sortir de la forêt et suivait la même route que nos voyageurs, en chassant devant elle un âne chargé de paniers, dans lesquels étaient plusieurs boîtes de fer-blanc qui servent à contenir le lait que les villageoises portent aux habitants de Paris. Comme l’âne n’allait pas aussi vite que Bébelle, Auguste retenait son cheval et le mettait au pas, afin de voir plus longtemps la jeune fille.
– Voulez-vous que je donne un petit coup de fouet à Bébelle, dit Bertrand étonné de ne plus aller qu’au pas.
– Non, non… elle va bien…
– Oui, mon lieutenant, vous ferez fort bien de devenir sage… J’entends sage, pour vous ; d’ailleurs votre fortune ne suffirait pas à toutes vos dépenses ; vous m’avez nommé votre intendant, je puis donc me permettre de compter avec vous, et, sans être fort grand calculateur, je vois bien que lorsqu’on prend toujours dans une caisse, elle se vide promptement. Cette année vous n’êtes pas heureux à ce maudit jeu que vous jouez si souvent… vous savez, mon lieutenant, celui dans lequel on retourne les rois…
– De la fraîcheur… une jolie taille… des yeux charmants… c’est vraiment extraordinaire !…
– Et puis les cachemires que vous envoyez à l’une… le mémoire de la marchande de modes que vous payez pour l’autre…
– Et tout cela dans une lanière !…
– Comment, une laitière ?… Est-ce que vous payez aussi leurs mémoires, mon lieutenant ?
– Qui diable te parle de mémoires ! Regarde donc cette jolie enfant qui suit la même route que nous…
– Eh bien ! c’est une laitière, voilà tout !…
– Tu ne vois pas comme elle est jolie… et ce sourire malin, toutes les fois que ses yeux se portent de notre côté.
– Elle veut peut-être nous vendre des fromages à la crème ?…
– Nigaud ! qui ne voit là-dedans que des fromages !… Va, ce corset de bure, ce double fichu de toile, fermé jusqu’au haut du cou, cachent bien des trésors…
– Des trésors !… des trésors !… Parbleu ! on devine bien à peu près ce que cela peut cacher, quoique ça trompe souvent ; mais enfin, de tels trésors ne sont pas rares ; est-ce que c’est pour ceux de cette petite laitière que nous allons maintenant comme une voiture de fariniers ?
– Non, non… c’est que je commence à me fatiguer d’être en cabriolet, le temps est si beau !… je sens que cela me fera du bien de marcher. Nous ne sommes plus qu’à un petit quart de lieue de chez M. Destival ; tiens, Bertrand, prend les guides ; moi je vais faire le restant de la route à pied…
– Comment, mon lieutenant, vous voulez… ?
Auguste a déjà arrêté son cabriolet, il saute lestement sur la route malgré les murmures de Bertrand, et lui dit : – Va toujours avec Toni…
– Mais que dirai-je chez M. Destival ?…
– Que je te suis… j’y arriverai aussitôt que toi…
– Mais…
– Bertrand, je le veux.
Bertrand ne réplique plus ; mais il jette un regard d’humeur sur la petite laitière, et donne un coup de fouet à Bébelle, qui a bientôt emporté le cabriolet loin d’Auguste.