CHAPITRE IV
Quelques portraits d’après nature
Depuis onze heures du matin, on attendait Dalville à la campagne de M. Destival. Madame, brune de trente ans, à l’œil vif, au regard plein d’expression, qui savait par une mise élégante faire valoir les avantages d’une taille bien prise et des formes séduisantes, madame avait terminé sa toilette ; à la campagne elle doit être simple, mais il y a certains négligés qui demandent beaucoup de préparation. Cependant, comme madame est jolie, comme elle est encore jeune, elle n’a mis qu’une demi-heure à passer une légère robe blanche, à nouer une ceinture d’un jaune orange, à tourner avec grâce les boucles de ses cheveux, dans lesquels est un nœud de ruban pareil à sa ceinture ; enfin elle n’a demandé que six fois, à Julie si le jaune lui sied bien.
Julie a répondu à madame qu’elle était charmante, et que le jaune allait très bien aux brunes, et que, d’ailleurs, madame pouvait sans crainte porter toutes les couleurs. Madame a souri légèrement à Julie, qui n’a que vingt-quatre ans, mais est extrêmement laide, ce qui est presque une qualité dans une femme de chambre.
M. Destival a dix ans de plus que sa femme : il est grand et mince, il n’est pas beau, mais il a de la physionomie ; malheureusement l’expression de cette physionomie n’est point celle qui annonce un homme aimable, chez qui l’esprit fait oublier la laideur ; c’est celle qui dénote la suffisance, le contentement de soi-même, et la prétention continuelle à être malin ; sa casquette de campagne, posée en avant, semble mettre le cachet sur tout cela.
M. Destival a été employé dans les administrations ; avec la dot de sa femme, il a acheté une charge de commissaire-priseur, qu’il a ensuite revendue avec bénéfice. Ne parlant jamais politique de peur de se compromettre, et ne sachant pas lui-même de quelle opinion il est, M. Destival a pourtant eu le talent de se faire un cabinet d’affaires, d’avoir de nombreux clients et de tripler ses capitaux. Il est vrai que M. Destival donne des soirées, des bals, de petits punchs, et que madame, qui a des yeux pleins de feu et une charmante tournure, fait les honneurs de chez elle avec infiniment de grâce.
La maison de campagne, que l’on habite souvent l’été, est assez grande pour que l’on puisse y recevoir nombreuse société et y coucher sept ou huit amis ; comme monsieur, qui a cabriolet, n’est jamais plus d’un jour sans aller à Paris pour ses affaires, et que quelquefois il ne revient pas coucher à Livry, madame (qui est fort peureuse, quoiqu’elle ait le regard d’une femme à caractère) aime beaucoup garder chez elle un ami de monsieur.
Un jeune homme qui a vingt mille livres de rente ne peut qu’être fort bien reçu chez M. Destival ; aussi, quoiqu’il n’y ait que trois mois qu’Auguste eût fait sa connaissance, on le traitait déjà comme un ami intime. Monsieur l’engageait sans cesse à venir le voir, soit à Paris, soit à la campagne, et madame aimait beaucoup à faire de la musique avec lui.
Mais midi a sonné, et M. Dalville n’arrive pas. Madame a de l’humeur ; Julie s’est mise en vedette à une fenêtre du second, et monsieur va d’une pièce dans l’autre en s’écriant :
– Diable !… mon ami Dalville est bien en retard… il avait cependant promis de venir de bonne heure, d’être ici pour le déjeuner…
– Est-ce que M. Auguste se souvient de ce qu’il promet ! dit madame avec un air de dépit.
– Oh ! te voilà encore, toi, lui cherchant sans cesse que relie… l’attaquant… le persiflant…
– Moi, monsieur !… que m’importent les goûts, les défauts de M. Dalville ? où m’avez-vous jamais vue lui chercher querelle ?
– Je sais bien que c’est pour plaisanter… mais tu es un peu caustique, ma chère Émilie… tu aimes à lancer des traits !… Moi aussi, c’est vrai, je l’avoue, si je ne me retenais pas, je serais très mordant ; je le suis même souvent sans m’en apercevoir. Mais enfin Dalville est un charmant garçon !… bien né… riche… des talents…
– Oh ! des talents… bien légers !…
– Je croyais qu’il était fort sur le violon !
– Non, monsieur ; il joue très souvent faux… Eh bien, Julie, avez-vous vu venir quelqu’un ?
– Ah ! mon Dieu, non, madame, j’ai beau regarder… Et tous ces fromages que j’ai pris à Denise !… Que c’est contrariant !
– Ah ! par grâce, mademoiselle, laissez-nous tranquilles avec vos fromages… Montez au belvéder… vous verrez de plus loin.
– Oui, madame.
Julie monte, et monsieur reprend la conversation :
– Tu ne disconviendras pas, j’espère, que Dalville n’ait une jolie voix.
– Jolie !… ah ! de ces voix comme tout le monde !…
– Il me semble pourtant qu’il chante parfaitement avec toi des duos… surtout celui du Muletier de Feydeau ; tu sais bien, celui où il y a : Quel plaisir !… quel plaisir !… et qui finit par coucou ! coucou !…
– Ah ! monsieur, que vous m’impatientez avec vos coucous !
– Il touche des contredanses sur le piano…
– Qui est-ce qui n’en touche pas maintenant ?
– Ma foi, moi ; il est vrai que j’ai toujours eu tant d’affaires que j’ai été forcé de négliger mon penchant pour la musique. Enfin, Dalville est gai, aimable, d’une humeur joyeuse…
– Il y a des jours où il ne sait pas dire trois mots de suite !…
– Écoute donc, moi-même, quand je suis très occupé d’une affaire majeure, je ne suis pas aussi aimable que de coutume… cela arrive, à tout le monde. J’en reviens à Dalville, il est riche… il est jeune… Ah ! quelle idée !… quelle idée délicieuse…
– Qu’est-ce donc, monsieur ?
– Il faut que je le marie !…
– Marier M. Auguste !… Mais de quoi vous mêlez-vous ?… sont-ce vos affaires ?
– Est-ce que je ne fais pas celles des autres ? Celle-ci peut être fort bonne, et…
– Ah ! monsieur, ne faites donc point de mariages, je vous en prie !… est-ce que vous vous y connaissez ?…
– Je me flatte que oui, madame…
– Un homme de cabinet, faire des mariages ; fi donc !… cela n’aurait pas le sens commun… Et votre fusil, monsieur, y avez-vous songé ?…
– Oui, madame ; j’ai dit à Baptiste de le nettoyer ; et Dalville doit amener son Bertrand, cet ancien militaire ; il m’apprendra à m’en servir… car vous savez, madame, qu’on a aperçu un loup dans les environs, et c’est fort désagréable, parce que cela inquiète.
– Je pense que cela ne dispense pas de faire une battue dans le bois ?
– Oh ! non, madame ; au contraire, c’est moi qui ai provoqué cette mesure de sûreté… je veux voir le loup, madame.
– Vous ferez très bien, monsieur.
La conversation est interrompue par le bruit que quelqu’un fait dans la pièce voisine.
– Ah ! le voilà, sans doute, ce cher Dalville, dit M. Destival.
Madame ne dit rien, mais elle prépare une petite mine boudeuse qui doit laisser deviner ce qu’elle pense. Cependant la personne que l’on entend n’entre pas encore, elle continue de se frotter les pieds sur un paillasson. M. Destival ouvre la porte du salon, et au lieu d’Auguste, aperçoit un petit homme de cinquante-cinq ans, à perruque blonde, tourte de paille à larges bords, habit presque carré, culotte courte et bas chinés, qui se frotte et se refrotte les pieds sur le paillasson placé dans l’antichambre.
– Eh ! c’est M. Monin, notre voisin !… dit M. Destival en apercevant le petit monsieur.
Au nom de Monin, madame Destival fait un mouvement d’impatience en murmurant.
– Quel ennui !… et qu’avions-nous besoin de sa visite ?…
– Chut !… paix donc, madame ! il a encore un fonds de pharmacie à vendre, et une maison à acheter… Je veux qu’il dîne avec nous.
En achevant ces mots, M. Destival retourne vers l’antichambre, où M. Monin frotte encore ses pieds sur le paillasson.
– Eh bien, vous n’entrez pas, mon cher monsieur Monin ? Que diable faites-vous là si longtemps ?… Il me semble qu’il fait très beau, vous n’avez pas pu vous crotter.
– Ah ! je m’en vais vous dire : en passant dans la cour je regardais le ciel pour savoir si nous aurions de l’orage, et j’ai marché sur un tas de f****r que je n’avais pas aperçu.
– C’est la faute de Baptiste, ce f****r devrait être rentré !
– Voilà qui est fini.
Enfin M. Monin quitte le paillasson, et, levant sur M. Destival de gros yeux à fleur de tête, dans lesquels on chercherait vainement une pensée, laisse échapper un sourire qui coupe son visage en deux, mais dans lequel domine toujours un nez d’une énorme dimension, qui est continuellement bourré de tabac, comme une pipe qu’on n’a pas encore allumée.
– Comment va l’état de votre santé, mon voisin ?
– Très bien, mon cher monsieur… Entrez donc, ma femme est là, elle sera charmée de vous voir.
M. Monin entre dans le salon, et ôte sa casquette en faisant un profond salut à madame Destival, qui répond à cette politesse par un sourire qui pourrait passer pour une grimace ; mais M. Monin prend la chose du bon côté, et commence sa phrase inévitable :
– Comment va l’état de votre santé, madame ?
– Comme cela, monsieur… pas très bien dans ce moment… j’ai des maux de nerfs… des palpitations.
– C’est le temps, madame ; la chaleur est aujourd’hui très forte : nous avons vingt-six degrés trois dixièmes.
– Vingt-sept, mon voisin, dit M. Destival en regardant son thermomètre.
– C’est étonnant ! il n’y a pas cela chez moi… c’est pourtant la même position ; ma femme dit aussi que depuis quelque temps je ne remonte pas assez…
– Et madame Monin, pourquoi ne vous accompagne-t-elle pas, voisin ?
– Elle fait des cornichons, et ça va l’occuper toute la journée. Ah ! c’est qu’elle les brosse avec un soin !… Elle ne sortira pas aujourd’hui.
– J’en rends grâce aux cornichons, dit tout bas madame Destival tandis que M. Monin continue en faisant tous ses efforts pour faire entrer encore une prise dans son nez :
– Ma femme m’a dit : Je n’ai pas besoin de toi, Monin, va te promener… Alors je suis venu vous voir.
– C’est bien aimable à vous, mon voisin. Vous passerez la journée entière avec nous ?
– Mais, si ça ne vous dérange pas, je le veux bien, parce que je vais vous dire : quand ma femme fait des cornichons, elle n’aime pas à s’occuper de cuisine.
– C’est entendu, vous nous restez. Vous verrez M. Dalville, un jeune homme charmant, fort gai. Son domestique, qui est un ancien militaire, doit me donner une leçon d’exercice, car je suis nommé général…
– Comment ?
– Eh oui ! dans la battue qu’on va faire.
– Ah ! je disais aussi…
– Est-ce que vous n’en serez pas, vous, monsieur Monin ?
– Ah ! je vais vous dire : quand j’avais encore ma canardière, à la bonne heure…
– Madame ! madame ! une superbe calèche qui entre dans la cour, dit Julie en accourant dans le salon.
– Une calèche…
– Avec M. et madame de la Thomassinière.
– Quoi !… ils sont venus ! ah ! que c’est aimable à eux !… s’écrie M. Destival en courant à la fenêtre.
Madame Destival ne partage pas toute la joie de son mari ; cependant elle se lève pour s’assurer de l’arrivée de ses nouveaux hôtes, et descend pour les recevoir, parce que des gens qui ont une calèche et une livrée méritent les plus grands égards ; aussi M. Destival vole-t-il sur les pas de sa femme, laissant là M. Monin, qui allait lui dire combien de fois il avait été à la chasse, et qui, se voyant abandonné dans le salon, a recours à sa ressource ordinaire, et parvient, en y mettant de la persévérance, à s’insinuer encore dans les narines deux jolies pincées de tabac.
M. de la Thomassinière, pour lequel on s’empresse de descendre, est un homme de quarante ans à peu près. Lorsqu’il arriva à Paris, n’ayant encore que dix-huit ans, il s’appelait tout simplement Thomas, et ne rougissait point alors de sa mère, qui tenait un petit cabaret dans son village. Mais le séjour de la capitale a entièrement changé M. Thomas ; d’abord petit commis, puis employé, puis prêtant à usure, puis faisant des affaires en grand, M. Thomas a vu la fortune lui sourire, il a spéculé sur les rentes, il a été heureux : dès lors il a oublié son village, et a pris le ton, les manières d’un homme du grand monde. Que sorti de très bas on arrive très haut, ce n’est point là le mal ; au contraire, celui qui parvient par son travail, qui fait lui-même sa fortune, laisse présumer plus de mérite que celui qui arrive tout porté au sommet des honneurs. Mais ce que l’on ne pardonnera jamais aux parvenus, c’est d’affecter de l’orgueil, de l’insolence, et de croire, en se donnant des airs de grand seigneur, faire oublier le nom et l’habit qu’ils portaient ci-devant. M. Thomas était de ce nombre. Il avait commencé par changer son nom trop bourgeois en celui de la Thomassinière. Puis, au lieu d’engager sa mère à quitter son village et à venir jouir de sa fortune, il s’était contenté de lui envoyer une somme d’argent pour qu’elle décrochât l’enseigne de l’Âne savant, et cessât de vendre du vin ; mais il lui avait défendu de venir à Paris, dont l’air était, disait-il, très malsain pour les femmes âgées. Ensuite M. de la Thomassinière avait monté sa maison, pris voiture, laquais, livrée, acheté une superbe campagne et une fort jolie femme de dix-huit ans, qu’on lui avait livrée avec cent mille francs de dot, et qui n’avait pas seulement demandé si son mari était beau ou laid, parce que, ayant reçu une éducation parfaite, elle savait qu’un futur qui a voiture a toujours une assez jolie figure, et que d’ailleurs une femme n’est pas tenue de ne regarder que son mari.