CHAPITRE III
L’enfant et la marmite
Auguste suivait la route que Denise lui avait indiquée, il pensait encore à la petite laitière ; l’homme le plus volage conserve le souvenir de la dernière femme qui a su lui plaire, jusqu’à ce qu’un nouvel objet agréable, en lui faisant éprouver d’autres désirs, efface de son esprit les attraits auxquels il rêvait auparavant.
Tout à coup des plaintes et des pleurs tirent le jeune homme de sa rêverie ; il regarde autour de lui, et aperçoit à dix pas, près d’un gros arbre, un petit garçon qui peut avoir six ans au plus, habillé comme les enfants des paysans : avec une petite veste, un pantalon déchiré en plusieurs endroits, point de bas, de mauvais sabots et la tête nue, garantie seulement par une forêt de cheveux blonds.
Auguste s’approche du petit, qui pleure très fort en regardant à ses pieds et d’un air stupéfait les débris d’un vase de terre dont le contenu est épars sur le chemin; l’enfant ne se retourne pas pour regarder la personne qui l’appelle, toutes ses idées semblent concentrées sur la marmite cassée ; il ne peut que pleurer en portant de temps à autre à sa tête et à ses yeux de petites mains bien noires, qui, mouillées par les larmes, barbouillent sa figure ronde.
– Mais qu’as-tu donc à pleurer ainsi, mon garçon ? dit Auguste en se baissant pour être plus près de l’enfant. Le petit lève un moment sur le jeune homme des yeux d’un bleu clair, autour desquels ses petites mains avaient fait des cercles noirs, puis il les reporte sur les morceaux du vase brisé, en murmurant :
– J’ai cassé la marmite… hi hi hi !… et la soupe de papa était dedans… hi hi hi !… J’vas être battu… comme l’autre fois… hi hi hi !…
– Diable ! voilà un grand malheur en effet… Mais, calme-toi, mon garçon, nous pourrons peut-être réparer cela. Tu portais donc la soupe à ton père ?…
– Oui, et j’ai cassé la marmite…
– Je le vois bien… Mais aussi pourquoi te fait-on porter un vase si grand ?… Tu es encore trop petit… Quel âge as-tu, mon garçon ?
– Six ans et demi… et j’ai cassé la marmite… et la soupe à papa…
– Oui, oui, elle est à terre !… il n’y faut plus penser…
– C’était de la soupe aux choux… hi hi !…
– Oh ! je le sens bien… Mais ne pleure donc plus. Je te dis que tu ne seras pas battu…
– Si… j’ai cassé la marmite… et bonne maman m’avait dit de prendre bien garde…
– Allons, écoute-moi : comment t’appelles-tu ?
– Coco… et j’ai cassé la marmite…
– Eh bien, mon petit Coco, je vais te donner de quoi acheter une autre marmite et faire trois fois autant de soupe aux choux. J’espère que tu ne pleureras plus.
En disant cela, Auguste tire de son gousset une pièce de cent sous et la met dans la main de l’enfant ; mais Coco regarde la pièce en ouvrant encore plus ses grands yeux bleus, et cependant il continue à pousser de gros soupirs en répétant :
– Papa va me battre et bonne maman aussi…
– Comment ! lorsque tu leur présenteras cet argent ?…
– Papa attend la soupe pour dîner… et quand il ne verra pas la marmite…
– Allons, se dit Auguste, je vois qu’il faut que je me charge moi-même d’arranger l’affaire… Cela me retardera encore ; mais ce pauvre petit est si gentil !… et ils seraient capables de le battre maigre la pièce de cent sous… J’ai perdu une heure pour conter fleurette à une laitière, je puis bien en sacrifier une seconde pour sauver des coups à cet enfant. Viens, Coco ; en avant, mon garçon !… Conduis-moi à ton père ; je dirai que c’est moi qui en passant près de toi ai fait tomber ce que tu portais, et je te réponds que tu ne seras pas battu.
Coco regarde Auguste, puis reporte encore les yeux sur les débris de la marmite, dont il a bien de la peine à s’éloigner ; mais Dalville lui prend la main, et enfin l’enfant se décide à se mettre en marche. Chemin faisant, Auguste tâche de faire jaser le petit, afin de le distraire de sa frayeur.
– Que fait ton père, mon garçon ?
– Il travaille aux champs.
– Et il s’appelle ?
– Papa Calleux.
– Il me paraît que papa Calleux n’est pas très doux, puisque tu en as si peur… Et ta mère ?
– Elle est morte.
– C’est donc ta grand-mère qui a fait la soupe aux choux ?
– Oui, et elle m’a dit de bien prendre garde, et de ne pas casser la marmite comme l’autre fois.
– Ah ! tu en as déjà cassé une ?
– Oui… mais il n’y avait rien dedans, et j’ai été battu.
– Il me paraît que tu n’es pas heureux avec les marmites. Mais battre un enfant si petit !… il faut que ces paysans aient le cœur bien dur !… Pauvre enfant ! il soupire encore, et il n’a pas sept ans… il faut donc qu’il y ait des peines à tous les âges !
Le petit conduit Auguste à travers plusieurs champs, au milieu desquels sont tracés d’étroits chemins. Cela éloignait Auguste de chez M. Destival ; mais il ne voulait pas quitter l’enfant sans l’avoir vu heureux. Enfin l’on arrive près d’un champ de pommes de terre, et Coco s’arrête et serre en tremblant le bras de son compagnon en disant :
– V’là papa.
Auguste aperçoit à une quarantaine de pas un villageois occupé à bêcher ; il quitte la main de l’enfant, et s’avance vers le paysan, qui, courbé à demi vers la terre, continue à travailler. – Père Calleux, je viens réparer un petit accident ! dit Auguste en élevant la voix. Le villageois lève la tête et montre une face bourgeonnée un gros nez, de gros yeux à fleur de tête, une bouche entrouverte et des dents qui rappellent celles de l’ennemi du petit Chaperon-Rouge. Cette singulière physionomie exprime la surprise en entendant un monsieur élégant prononcer son nom.
– Je crois que le père Calleux aime autant le vin que la soupe aux choux, se dit Auguste en regardant le villageois.
– Qu’y a-t-il pour vot’service, monsieur ? dit celui-ci.
– En chemin j’ai rencontré votre fils Coco…
– Ah !… et où est-il donc ? il devait m’apporter à dîner. Coco !… qu’est-ce que tu fais là-bas ?
– Attendez que je vous dise tout : en regardant un joli site, je me suis cogné contre l’enfant, et, ma foi, j’ai jeté à terre la marmite qu’il tenait… elle est cassée, et…
– Vous la payerez, voilà tout… car vous êtes cause que je ne dînerai pas.
– Oh ! c’est trop juste !… c’est pour cela que je viens vous trouver. Combien vous dois-je ? faites le prix vous-même.
– Dame, monsieur, la soupière était bonne ; elle valait ben trente sous… et il y avait ben pour douze sous de soupe dedans, parce que le lard est cher par ici…
– Tenez, voici cent sous… êtes-vous content ?
– Oh ! oui, monsieur ! c’est juste ! je n’ai rien à dire.
– J’espère alors que vous ne gronderez pas votre fils… et, si vous m’en croyez, vous ne ferez plus porter de si lourds fardeaux à un enfant de cet âge.
– Oh ! monsieur, ça les habitue à être forts… Je ne pouvons pas élever nos enfants dans des confitures, nous autres… Allons, Coco, avance donc…
L’enfant s’avance d’un air craintif, et, arrivé près de son père, se met à pleurer en répétant :
– J’ai cassé la marmite.
– Oui, oui, je sais ce qui est arrivé, monsieur m’a tout conté. Retourne maintenant à la maison, et dis à la mère Madeleine de me faire à dîner… et d’avoir du vin surtout… Mais non, j’aime mieux aller dîner au cabaret de Claude… Va, Coco…, et qu’on ne m’attende pas pour souper, j’ai affaire à la ville.
Auguste devine que l’affaire du père Calleux est de boire la pièce de cinq francs jusqu’au dernier sou ; mais, content de voir son petit protégé tout joyeux, il dit adieu au paysan, et suit l’enfant, qui reprend le chemin qu’ils viennent de faire, mais cette fois en sautant et gambadant autour de son compagnon. Le grand chagrin est déjà oublié ! et l’on dit que nous sommes de grands enfants : oui pour les faiblesses, mais non pas pour le bonheur.
Auguste, heureux de la joie du petit garçon, qui ne songe plus à l’aventure de la marmite, se plaît à le regarder. Le rire va si bien à ces petits visages de six ans ! une personne qui aime les enfants ne conçoit pas que l’on puisse voir leurs larmes avec indifférence. Il y a pourtant des gens pour qui les jappements d’un chien ont plus de charmes que le rire d’un enfant ! cela fait beaucoup d’honneur à leur sensibilité.
Tout en cheminant, Coco chante, court, tourne autour d’Auguste, auquel il fait des niches, car il est déjà grand ami avec lui ; à six ans et demi on donne son amitié aussi vite qu’à vingt ans on donne son cœur. Auguste joue et court avec l’enfant ; il le poursuit, l’attrape, se roule avec lui sur le gazon sans remarquer que cela gâte sa toilette, parce que les éclats de rire du petit garçon sont si vrais, si francs, qu’ils sont souvent partagés par le beau monsieur.
Eh quoi ! dira-t-on, un petit-maître, un séducteur, un homme du beau monde, s’amuse à jouer dans les champs avec un petit paysan ? Et pourquoi pas ? Heureux qui conserve en vieillissant le goût des plaisirs simples de son jeune âge ! Henri IV marchait à quatre pattes dans sa chambre, en portant ses enfants sur son dos. Surpris dans cette posture par l’ambassadeur d’une cour étrangère, il lui demanda sans se déranger s’il était père de famille, et sur sa réponse affirmative, reprit : En ce cas, je vais faire le tour de la chambre.
Revenu à l’endroit où il a rencontré l’enfant, Auguste veut lui dire adieu et continuer son chemin, mais Coco lui tient la main, il ne veut pas la lâcher, et lui dit :
– Viens à la maison avec moi, viens donc ; maman Madeleine te donnera du bon beurre. Viens, tu verras Jacqueleine, elle est bien belle, va.
– Qu’est-ce que c’est que Jacqueleine, mon garçon ?
– C’est not’chèvre ; elle couche à côté de moi.
– Mais ta maison, est-elle loin d’ici ?
– Non, non, c’est là-bas.
Auguste se laisse entraîner. Coco, tout en disant toujours : C’est là-bas ! fait encore marcher son compagnon pendant une demi-heure. Enfin, sur le bord d’un chemin de traverse, on aperçoit une misérable masure, dont le chaume est tombé en plusieurs endroits, et Coco s’écrie : Nous voilà arrivés, vois-tu notre maison ? Puis il tire son compagnon pour le faire courir avec lui.
Une vieille femme est assise devant la chaumière ; elle est maigre et voûtée, et son teint donne l’idée des momies d’Égypte. Cependant une voix forte et aigre sort de ce corps débile. – Te voilà donc enfin, paresseux ! dit-elle à l’enfant ; pourquoi avoir été si longtemps ? Où donc est la marmite ?
Coco regarde Auguste, qu’il s’habitue déjà à considérer comme son protecteur ; et celui-ci fait à la mère Madeleine le même mensonge qu’au père Calleux, en y joignant aussi la pièce de cinq francs, qui est l’argument irrésistible.
La vieille essaye alors d’adoucir sa voix, et engage Auguste à entrer pour boire du lait de chèvre et manger du beurre frais ; c’est tout ce qu’elle peut offrir. Le jeune élégant pénètre dans la chaumière. Son cœur se serre à l’aspect de ce misérable séjour. Une seule pièce compose tout le logement de la famille Calleux. Cette pièce est grande, mais le jour n’en éclaire qu’une partie, la terre sert de plancher ; les murs, mal recrépis, n’ont rien qui cache leur nudité ; le chaume menace ruine, et deux grabats placés dans l’endroit le plus obscur n’ont point de rideaux pour les garantir du vent qui pénètre de tous côtés dans cet asile, dont un vieux buffet, une huche, une table et quelques chaises composent tout l’ameublement.
– Où donc couches-tu ? dit Auguste à l’enfant. Celui-ci le conduit dans un coin de la salle, où l’on distingue à peine, et lui montre à terre une petite paillasse sur laquelle est jetée une méchante couverture de laine. Tout auprès est une chèvre couchée sur de la paille étalée à terre.
– Voilà mon lit, dit Coco. Oh ! je suis bien, va ! Jacqueleine me tient chaud l’hiver ; elle m’aime bien, Jacqueleine !
Et l’enfant prend la chèvre par le cou et la caresse en se roulant avec elle sur la paille ; mais il est forcé de quitter sa compagne fidèle, car sa mère l’appelle en lui disant :
– Allons donc, vaurien ! vous jouerez plus tard : venez mettre le pain sur la table, donnez-moi une tasse. Ce petit drôle n’est bon à rien !
– Vous traitez bien durement votre petit-fils, dit Auguste en s’asseyant devant la table et goûtant le pain bis et le lait.
– Si je le laissais faire, monsieur, il jouerait toute la journée.
– Vous devez pourtant bien aimer cet enfant, puisque c’est le seul que vous ait laissé votre fille.
– Oh ! oui, je l’aime ben ! mais quand on est pauvre, il vaudrait autant n’en pas avoir.
Auguste regarde de nouveau la vieille paysanne, et la laideur de son visage ne le surprend plus autant. Il prend Coco sur ses genoux, lui fait boire du lait, manger du pain et du beurre, et se plaît à considérer sa jolie figure et ses beaux cheveux blonds. La vieille semble tout étonnée des caresses que le beau monsieur prodigue à l’enfant et murmure entre ses dents.
– Oh ! vous le gâtez ! ça ne vaut rien !
– Apprend-il à lire, à écrire ?
– Ah ben oui ! et de l’argent donc ! d’ailleurs, j’ n’avons pas envie d’en faire un savant ! Est-ce que c’est nécessaire pour conduire la charrue ?
– Mais au moins vous pourriez le coucher mieux qu’il ne l’est.
– Il n’y a ici des draps que pour un lit, et à mon âge il est juste que je les aie ; son père couche comme lui sur une paillasse. J’vous réponds qu’il n’en dort pas moins bien.
– Tenez, mère Madeleine, prenez ceci, achetez de quoi faire un lit à cet enfant, et ne le traitez plus si durement.
En disant cela, Auguste s’est levé, et a mis six autres pièces de cinq francs dans la main de la vieille : celle-ci qui n’a jamais vu autant d’argent à la fois, fait révérence sur révérence, en accablant l’étranger de remerciements, et disant à l’enfant :
– Eh bien, Coco, remercie donc monsieur, qui donne tout cela pour toi. Veux-tu remercier, bien vite !
L’enfant regarde sa grand-mère avec embarras.
– Laissez-le, dit Auguste en l’embrassant, il ne connaît pas encore le prix de l’argent… Le b****r qu’il me donne en sera plus sincère. Adieu, mon petit Coco… Ah ! le chemin de Livry, s’il vous plaît ?
– Suivez ce sentier, monsieur, il vous mènera sur la grande route… Vous y serez dans une demi-heure… Voulez-vous que Coco vous conduise ?
– C’est inutile.
Auguste sort de la chaumière ; l’enfant lui dit adieu, et lui crie de loin :
– Tu reviendras jouer avec moi, n’est-ce pas ?
– Oui, dit Auguste, je te le promets.