CHAPITRE II - La culbute

2343 Words
CHAPITRE II La culbute La petite continuait son chemin, tenant à la main une branche de noisetier, et chassant son âne devant elle, sans avoir l’air de remarquer que le jeune homme venait de descendre de son cabriolet ; elle ne tournait pas la tête en arrière, et se contentait de prononcer de temps à autre : Hue donc, Jean le Blanc, et Jean le Blanc n’en allait pas plus vite. Auguste a bientôt rejoint la laitière. Il marche quelques instants derrière elle, pour l’examiner : elle est bien faite, autant qu’on peut en juger sous les doubles déshabillés qui l’étouffent ; son pied doit être petit, quoique enfermé dans de gros souliers, et ses bas de laine couvrent une jambe bien prise, que l’on peut voir à l’aise, parce qu’une laitière porte des jupons très courts. Auguste s’avance ; la jeune fille le regarde, et semble étonnée de voir le jeune homme du cabriolet marcher à côté d’elle. Cependant elle détourne, la tête, et se contente de prononcer un hue donc !… qui n’a rien de romantique. Notre petit-maître regarde attentivement la jeune fille, qui porte un bonnet placé sur le haut de la tête, ce qui ne cache aucun de ses traits, et il se dit : Elle est gentille… de beaux yeux, une jolie bouche, un teint de rose ; mais, après tout, rien d’extraordinaire. C’est la fraîcheur d’une villageoise ; c’est une beauté rustique, et j’aurais aussi bien fait de rester en cabriolet. Cependant, puisque j’en suis descendu, tâchons que ce soit pour quelque chose… Et le jeune homme continuait de considérer la laitière et souriait en la regardant, lorsque celle-ci, que l’examen du beau monsieur semblait importuner, lui dit d’un ton brusque : – Avez-vous bientôt fini de me regarder ? – Est-ce qu’il n’est pas permis de vous admirer ? – Non, je n’aime pas qu’on me fisque comme ça… – Si vous n’étiez pas si jolie, on vous regarderait moins… – Si c’est comme ça que vous parlez aux femmes de Paris, vous devez avoir ben des visages dans la tête !… on reconnaît les gens quand on les regarde de si près ; mais chez nous, je ne trouvons pas ça honnête !… et faudrait pas venir y faire vot’gentil de cette manière-là !… – J’ai eu tort de descendre de cabriolet, se dit Auguste ; cependant il continue de marcher près de la petite et lui dit au bout d’un moment : Vous êtes laitière ? – Pardi !… ça se voit ben… Est-ce que vous venez seulement de le deviner ? – Voulez-vous me vendre du lait ? – Je n’en ai plus. – Est-ce que vous en portez, à Paris ?… – Je ne vais pas si loin que ça… – D’où venez-vous donc ? – Vous êtes ben curieux. Le ton de la jeune fille n’était pas encourageant, et Auguste regarda au loin s’il apercevrait son cabriolet ; mais déjà le char léger avait disparu, car Jean le Blanc s’arrêtait fort souvent pour manger des feuilles ou de l’herbe, malgré les coups de houssine dont sa maîtresse le gratifiait. – Savez-vous, dit Auguste, que vous n’êtes pas fort aimable, ma belle enfant ? en vous voyant si jolie, je vous aurais crue plus douce… moins farouche. – C’est ça, monsieur pensait me tourner la tête avec ses compliments!… mais j’sommes habituée à rencontrer des jeunes gens de Paris… c’est toujours la même chanson ! ils croient se faire bien venir en me disant que j’suis jolie !… ah ! vous êtes des enjôleurs !… mais je ne vous écoutons pas, allez !… – Qu’on nie encore que la vertu habite au village ! se dit Auguste. Ah ! je vois bien, moi, que c’est aux champs qu’on retrouve ces mœurs pures des anciens patriarches, ces rosières chantées par les poètes, ces… Ce diable de Bertrand avait bien besoin de mener Bébelle si vite… il l’aura fait par malice !… Et quand je disais que nous étions arrivés, je mentais… Encore trois quarts de lieue au moins !… Pour achever de désoler le jeune homme, la laitière quitte la grande route pour prendre un chemin de traverse dans le bois ; Auguste reste un moment indécis au coin du sentier… Prendra-t-il la route qu’à tenue son cabriolet ? suivra-t-il la jeune fille ?… Le premier parti est le plus raisonnable, c’est sans doute pour cela qu’il se décide en faveur du second. Le temps qu’Auguste avait passé à se décider au coin de la route avait éloigné de lui la laitière ; celle-ci continuait son chemin dans le petit sentier, et, persuadée que le jeune homme avait suivi la grande route, elle chantait en poussant devant elle Jean le Blanc : Si tu dis que tu m’aimes, Prouve-le-moi tout d’même ; Nais t’es un beau monsieur, Qui veut nous enjôler. – Très joli !… quoique la rime ne soit pas riche, dit Auguste en doublant le pas pour rattraper la petite. Celle-ci se retourne, et paraît surprise en voyant le jeune homme dans le sentier qu’elle a pris. – Comment ! vous venez par ici ? dit la laitière d’un ton de voix mal assuré. – Sans doute… ce chemin est charmant. – Vous n’allez donc pas retrouver vot’cabriolet ? – Je n’ai pu me résoudre à vous quitter… – Ah ! vous perdez votre temps, monsieur, et je vous assure que vous feriez ben mieux de courir après vot’voiture… – Et moi, j’aime beaucoup mieux marcher près de vous… quoique vous me traitiez avec rigueur ; mais j’ai dans l’idée que vous n’êtes pas aussi méchante que vous voulez le paraître… – Eh ben, vous vous trompez, je ne suis pas bonne du tout ; demandez à tous les jeunes gens de Montfermeil, comme je les reçois quand ils veulent jouer… Ah ! c’est que Denise Fourcy est connue dans le pays… – Denise Fourcy… bon, je sais votre nom. – Eh ben, après ? à quoi cela vous avance-t-il ! – À pouvoir aisément avoir de vos nouvelles, à vous retrouver enfin, quand je le voudrai. – Pardi ! je ne suis pas perdue, et on me trouve facilement. – Quoi ! Denise, à votre âge et jolie comme vous l’êtes, est-ce que vous n’avez pas un amoureux ? – Est-ce que ça vous intéresse ? – Oh ! beaucoup ! – Au village nous ne sommes pas si pressées que vos demoiselles de la ville. – N’a-t-on pas un cœur au village comme ailleurs ?… – Oui, mais il ne prend pas feu comme le vôtre, qui m’a l’air d’un petit cœur d’amadou. – Elle est vraiment drôle ! dit Auguste en riant. – Elle ! dit la jeune laitière d’un air fâché ; comme ces messieurs sont honnêtes !… Elle !… ne dirait-on pas que nous nous connaissons depuis longtemps ?… – Il ne tient qu’à vous que dans un moment nous soyons les meilleurs amis du monde… et pour commencer, il faut que je vous embrasse… – Non pas… non pas, monsieur… point de ces façons-là… s’il vous plaît… Oh ! prenez garde !… j’vas vous égratigner !… Auguste, qui est accoutumé à braver de telles défenses, saisis la petite laitière par le milieu du corps, et tâche d’approcher ses lèvres des joues fraîches et vermeilles de la jeune villageoise ; mais celle-ci se défend autrement que les dames de la ville ; il est vrai qu’une paysanne est moins gênée dans ses habillements, qu’elle ne craint point de se faire chiffonner, et que l’entournure de son corset ne lui empêche pas de remuer les bras ; voilà sans doute pourquoi un b****r est plus difficile à obtenir d’une paysanne. Le b****r est pris enfin ; mais il a coûté cher à Auguste, qui porte au-dessous de l’œil gauche la marque de deux ongles qui ont entamé et mis au vif la figure du beau monsieur de Paris. Chacun des combattants est donc vaincu, car chacun porte les preuves de sa défaite… Cependant la guerre semble encore déclarée. Denise, deux fois plus rouge qu’avant le combat, arrange son fichu, en jetant sur le jeune homme des regards courroucés ; et celui-ci porte ses mains à sa figure, et s’apercevant qu’il y a du sang, l’essuie avec son mouchoir, tout en regardant la jeune laitière avec moins de tendresse, car les deux coups d’ongle ont singulièrement apaisé son ardeur. – C’est bien fait, dit enfin la petite ; ça vous apprendra, monsieur, à vouloir embrasser les filles malgré elles. – Il est certain que je ne m’attendais pas à être traité ainsi… Pour un b****r… me défigurer !… – Si toutes les femmes faisaient de même, vous ne seriez pas si entreprenant… – Dieu merci, toutes ne pensent pas comme vous… Vous m’avez fait un mal affreux !… – Oh ! ce qui vous fâche le plus, c’est que ça se verra ; vous avez peur d’être moins gentil… – Non, je vous assure que ce n’est pas là ce qui m’occupe… Je suis fâché de vous avoir vraiment mise en colère… Je sens que j’ai eu tort… Tenez, Denise, faisons la paix. – Non, monsieur ; non, je ne vous écoute plus. Et la laitière, croyant que le jeune homme veut encore l’embrasser, court à son âne, et afin de s’éloigner plus vite, saute sur la croupe de Jean le Blanc et fouette à coups redoublés sa monture. Mais l’âne avait pour habitude de revenir paisiblement au village en broutant ce qu’il trouvait sur son passage, et sans jamais ramener sa maîtresse sur son dos. Troublé dans sa course journalière par cette charge inattendue, Jean le Blanc prend un trot accéléré, et entre dans le bois malgré les efforts de sa maîtresse, qui veut lui faire suivre le sentier battu. Auguste entend les cris de la petite, qui veut en vain retenir son âne, et qui a beaucoup à faire pour éviter les branches qui viennent à chaque instant frapper son visage. Oubliant les marques que Denise a imprimées sur sa joue, Dalville court sur les traces de la laitière, afin de ramener son âne dans le bon chemin ; mais en entendant courir derrière lui, le maudit animal redouble de vitesse ; il se lance au hasard dans les endroits les plus épais du bois… Bientôt une forte branche barre le passage à la laitière. Tandis que sa monture file dessous, elle fait la culbute à terre, et en tombant une seconde branche retient sa jupe, ce qui fait que la pauvre Denise tombe la face contre terre, ayant son jupon par-dessus la tête, et par conséquent ne l’ayant plus… où il doit être ordinairement. Auguste arrive dans ce moment… Vous devinez ce qui frappe sa vue… et ce que le jupon ne couvrait plus, cela était blanc, frais et bien rond… Mais il faut rendre justice au jeune homme : au lieu de s’amuser à considérer tant de jolies choses, il court à Denise : elle criait, pleurait, se dépitait. Il parvient à lui débarrasser la tête de dedans ses jupons, puis recouvre bien vite… ce que vous savez bien. Denise se relève ; mais elle est toute honteuse, elle n’ose plus lever les yeux sur le jeune homme, qui, loin de profiter de son embarras, s’informe avec empressement si elle n’est pas blessée. – Oh ! non… ce n’est rien… dit Denise en rougissant encore. Je n’y penserais déjà plus si cette maudite branche… Pardi, faut que je sois bien malheureuse ! – Quoi ! parce que vous êtes tombée ? mais, ma chère enfant, cela peut arriver à tout le monde. – Oui ; mais… on peut tomber sans montrer… sans faire voir. C’est égal, vous êtes ben le premier qui l’ayez vu, toujours. – Ah ! je voudrais bien être aussi le dernier… Allons, pourquoi cet air boudeur ?… Eh bien ! je vous assure que je n’ai rien vu ; je n’ai songé qu’à vous secourir… J’avais si peur que vous ne fussiez blessée !… J’en aurais été la cause ; car, sans mes étourderies, vous auriez continué tranquillement votre route, et tout cela ne serait pas arrivé. Denise écoute Auguste, sa colère est passée, elle sourit même en lui disant : – Je ne vous en veux plus… Vous avez été plus honnête que je ne croyais ; si j’étais tombée comme ça devant les garçons du village, ils auraient commencé par rire, et puis m’auraient dit des bêtises… et puis ça n’en aurait pas fini… au lieu que vous m’avez relevée bien vite… et d’un air si effrayé !… À présent, je suis fâchée de vous avoir donné des coups d’ongle… Tenez, embrassez-moi… pour me prouver que vous me le pardonnez. Auguste profite de la permission. Denise était si jolie lorsqu’elle souriait ! et une femme qui se défend si vigoureusement fait trouver bien plus de prix aux faveurs qu’elle accorde. La paix est donc faite entre la laitière et le jeune homme. Mais Jean le Blanc n’est plus là ; enchanté de s’être débarrassé de son fardeau, il a continué de trotter à travers le bois. – Oh ! je n’en suis pas inquiète, dit Denise ; je suis sûre qu’il est allé chez nous. Prenons ce sentier, nous serons bientôt au village. En chemin j’ai rencontré votre fils Coco. On se remet en chemin. La petite marche auprès d’Auguste, qui recommence à la trouver charmante depuis qu’elle lui sourit et qu’elle lui a permis de l’embrasser. En effet, la physionomie de Denise n’était plus la même ; un air méchant ne sied point à un joli minois, et ce qui est fait pour inspirer l’amour ne devrait jamais peindre la colère. Mais on est bientôt sorti du sentier, et l’on descend une colline qui conduit à Montfermeil. – Voilà mon village, dit Denise ; et, tenez, voyez-vous mon âne qui trotte là-bas ?… Oh ! j’savais ben qu’il irait chez nous… Est-ce que c’est dans le pays que vous avez affaire ? – Non… pas précisément… Je vais à la campagne de M. Destival. La connaissez-vous ? – Certainement ; c’est moi qui porte du lait chez eux, lorsque madame Destival y reste l’été. Elle me recommande toujours ses petits fromages… Ah ! c’est que je les fais bons… J’en ai porté un plus gros ce matin, parce que mamzelle Julie, la bonne de madame, m’a dit qu’on attendait du monde de Paris… – En ce cas, il est probable que j’aurai le plaisir de goûter de vos fromages… – Mais si vous allez chez M. Destival, il ne faut pas prendre le chemin du village. J’vas vous enseigner la route qu’il faut suivre. – Vous seriez bien plus aimable de me conduire ; puisque vous n’êtes plus inquiète de votre âne, rien ne vous presse maintenant… – Oh ! monsieur, non ! j’vois ben que vous êtes honnête ; mais vous aimez trop à embrasser les filles… D’ailleurs ma tante m’attend… Il est midi passé, v’là l’heure du dîner… Tenez, monsieur, suivez ce chemin qui monte là-bas… puis le premier sentier à gauche… puis le chemin vert… vous vous trouverez devant l’endroit où vous allez. – Je ne me souviendrai jamais de tout cela… Vous serez cause que je me perdrai. – Fallait pas quitter votre voiture… – Ce sont vos jolis yeux qui m’ont tourné la tête. – Ah ! vous allez recommencer… Allez donc ben vite, on mangera le fromage à la crème sans vous ! – J’en serais fâché, puisque c’est vous qui l’avez fait. – La route qui monte… puis à gauche… puis le chemin vert… Adieu, monsieur… – Encore un b****r, Denise… – Non, non… Oh ! ces choses-là ne doivent pas se faire souvent… vous n’y trouveriez plus de plaisir. Et Denise descend vivement la colline, puis prend le chemin qui la mène au village. Auguste la suit des yeux pendant longtemps, en se disant : – Elle est fort gentille… et elle a de l’esprit. Quel dommage qu’elle n’habite pas Paris !… Qu’est-ce que je dis donc ? si elle était à Paris, elle ressemblerait à mille autres ; c’est parce qu’elle est laitière que sa figure et son esprit m’ont frappé. Allons, suivons la route qu’elle m’a indiquée, et hâtons-nous d’arriver… Je suis sûr qu’on s’impatiente après moi ; ce pauvre Bertrand ne saura que dire, et madame Destival me fera une moue !… mais une moue !… Ah ! mon Dieu, et ces coups d’ongle ? que diable vais-je dire pour cela ?… Ah ! ma foi, c’est en cueillant des noisettes, je me serai écorché… C’est dommage qu’il n’y ait pas d’épines aux noisetiers… Après tout, ils en croiront ce qu’ils voudront. Auguste se décide à se mettre en marche ; mais il jette encore un coup d’œil sur le village de Denise, et murmure en s’éloignant : Je viendrai faire connaissance avec Montfermeil.
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