Chapitre 2
Les cérémonies civile et religieuse s’étaient fort bien déroulées, même si, aux yeux de Quentin, la messe avait tiré en longueur. Peu avant le départ pour l’église, les Choiseul-Méraux avaient ménagé une ultime surprise à leur fille qui, au nom de l’invité auquel elle ne s’attendait pas, avait manifesté sa joie en battant des mains. Il s’agissait du père Maxence, un jeune prêtre d’une trentaine d’années environ. Quand on ouvrit grand la porte du salon et qu’il apparut, sourire aux lèvres et bras levés, il y eut un fort moment d’émotion dans le clan familial. À son habillement, même un néophyte aurait reconnu en lui un serviteur de Dieu. S’il ne vêtait pas la soutane, son costume de ville, entièrement noir, se composait d’une veste boutonnée jusqu’au cou et d’un col blanc rigide. Il portait en outre, pendue contre son poitrail, une grande croix de bois. Le père Maxence, ami de la famille, allait officier auprès du curé d’Audierne. D’ailleurs, au dernier moment, une petite transaction dut avoir lieu car on entonna bien, comme promis, le Salve Regina et l’Ave Maria en latin. Tous les participants ou presque chantèrent d’une seule voix.
Pour Quentin Le Gwen, le moment le plus émouvant de la cérémonie fut lorsque Jacques Choiseul, traversant l’église au bras de la mariée, vint symboliquement confier sa fille à un autre que lui, au pied de l’autel. Le chapitre d’une vie se terminait. Il n’osa pas cependant se projeter dans ce cas de figure. Marine venait de lui confier à l’oreille que, si jamais un jour elle se mariait, elle serait seule avec son époux. Quentin fut aussi étonné de voir combien le côté d’Arnaud Crécens était peu représenté : sept ou huit personnes tout au plus dont sa grand-mère, une petite femme vêtue de soie violette et qui portait au doigt un énorme saphir. La famille d’Arnaud, originaire du Pas-de-Calais, n’était pas nombreuse. Orphelin de père depuis ses quatorze ans, ce fils unique avait toujours sa mère. Néanmoins, celle-ci, malade et affaiblie, n’avait pas pu faire le voyage pour assister au mariage d’Arnaud. Alors fiancée, Sixtine avait tenu à rencontrer sa future belle-mère dans sa vaste propriété de la région lilloise. Si, pour raison de santé, la visite avait été écourtée, Sixtine était rentrée en Bretagne charmée de cette brève entrevue. D’ailleurs, avant de convoler pour Venise, destination obligée de leur voyage de noces, les jeunes mariés feraient un voyage dans le Nord pour embrasser la malheureuse femme. Ainsi en étaient-ils convenus.
Pour l’heure, sa flûte de champagne à la main, Quentin Le Gwen s’ennuyait un peu. S’immiscer dans des groupes déjà formés n’était pas son fort. D’un naturel réservé, le commissaire se contentait donc de déambuler sur la pelouse de l’esplanade où la réception battait son plein, admirant çà et là, dans cet aréopage coloré, le chapeau ou la voilette d’une femme. Cette assemblée élégante faisait la part belle aux officiers de Marine en uniforme. Il remarqua la présence d’un amiral qu’il connaissait de vue, en grande conversation avec un général de l’armée de Terre. Au loin, sa fille, entourée de cinq jeunes gens, devait sûrement raconter une histoire drôle à force de gestes et de mimiques car des visages hilares étaient tendus vers elle. Parmi eux, le cousin et témoin du marié, Axel de Saint-Dié, le seul qui portât les cheveux longs, noués en catogan, à la manière des dandies du XIXe siècle. Le physique très avantageux de ce jeune homme lui permettait cette petite extravagance et il devait sûrement cultiver son côté romantisme allemand.
— Belle fête, n’est-ce pas ? Notre Sixtine est vraiment ravissante !
Quentin Le Gwen n’avait pas vu venir l’homme qui l’interpellait ainsi. Il se retourna et se présenta. L’invité esseulé fit de même. À l’annonce de son nom, la curiosité de Quentin fut piquée. Ainsi donc se tenait devant lui le paria de la famille, celui qui n’avait rien obtenu des largesses de la tante Blanche, Alban Choiseul, frère cadet du père de la mariée. Le commissaire devina aussitôt la raison de ce bannissement.
— Comme j’ai lu sur mon petit carton que nous serions voisins de table tout à l’heure, je me suis dit qu’il serait plus sympa de faire connaissance avant, expliqua-t-il le plus naturellement du monde. Je ne peux pas déguster un cocktail de crevettes, aussi délicieux soit-il, à côté d’étrangers.
Une conversation s’engagea à brûle-pourpoint. Peu guindé et doté d’un humour caustique, Alban Choiseul avait le don de mettre à l’aise ses interlocuteurs. Ainsi, Quentin apprit-il que l’homme habitait Nantes et qu’il vouait à son métier une véritable passion. Joaillier, il avait créé, ainsi que l’attestaient ses mains parfaitement manucurées et baguées, une ligne de bijoux fantaisie pour hommes.
— On a oublié qu’autrefois, au temps de la royauté, le port des bijoux était avant tout une affaire d’hommes. C’était un signe de richesse, de pouvoir et non de féminité. Résurgence du passé. Aurait-on aujourd’hui idée de se moquer de l’améthyste d’un évêque ? Même le pape Benoît aimait beaucoup les pierres et en changeait régulièrement.
Ils devisaient depuis dix minutes et Quentin apprenait des anecdotes très intéressantes sur l’histoire des bijoux quand Alban Choiseul le poussa du coude.
— Marchons un peu par là si vous le voulez bien. Je ne tiens pas à croiser le chemin du patriarche. Nous avons pris grand soin de nous éviter tous les deux depuis ce matin et il serait fort dommage, sous prétexte qu’il est bigleux, que notre pacte tacite soit mis à mal.
Et en effet, un vieillard encore ingambe se dirigeait vers eux. Seul le pli amer de sa bouche accusait son grand âge et conférait à son visage un aspect sévère qu’il n’avait peut-être pas.
Quentin, précédé d’Alban Choiseul, s’était éloigné de la trajectoire du nonagénaire.
— Votre père désirait peut-être vous parler ? suggéra le policier.
— Sûrement pas ! Cela fait trente-deux ans qu’il ne m’a pas adressé la parole et il a encore toute sa lucidité. Non, regardez discrètement. C’est l’oiseau noir qu’il cherchait.
Du coin de l’œil, ainsi que l’avait prédit son fils, le vieil homme discutait à présent avec le jeune père Maxence.
Ce mini-incident diplomatique avait un peu entaché la verve joyeuse d’Alban qui crut bon devoir s’expliquer :
— Sans vouloir vous ennuyer avec mes histoires, sachez que je suis persona non grata aux yeux de ma famille. Ils me tolèrent aux enterrements et aux mariages, jamais aux baptêmes. Malgré cela, ajouta-t-il avec un sourire malicieux, je m’impose dans toutes leurs manifestations ! Une petite piqûre de rappel leur fait du bien de temps en temps. Cela conforte leur santé de bien-pensants !
Quentin, tout en marchant auprès de cet inconnu, sympathique au demeurant, se contentait d’écouter. Sans doute les retrouvailles d’Alban avec certains membres de la famille n’étaient-elles pas si évidentes qu’il voulait bien le faire accroire et sans doute aussi avait-il besoin d’une oreille bienveillante, plongé qu’il était en milieu hostile.
— Autant vous annoncer la couleur, poursuivit le joaillier. Pour eux, je suis atteint de deux tares irrémédiables : agnostique et homosexuel ! Je ne sais pas laquelle est la pire. La seconde, peut-être…
— C’est sûr, admit Quentin, que, dans ces cas-là, votre jeunesse n’a pas dû être des plus facile…
Alban Choiseul haussa les épaules.
— Bof ! On se fait à tout… J’avoue cependant qu’un moment a été particulièrement pénible : la mort de ma mère, il y a douze ans de cela. Je pensais pourtant être plus endurci… Elle m’a fait appeler à Nantes parce qu’elle savait sa fin imminente. Dès que j’ai appris la nouvelle, j’ai accouru, croyant naïvement que nous allions peut-être nous rapprocher enfin l’un de l’autre à pareil instant. Eh bien, pas du tout ! soupira-t-il d’un air faussement dégagé. Sur son lit de mourante, elle m’a dit texto : « Alban, nous avons tous notre croix à porter sur terre. La mienne a été lourde. C’était toi. À présent, avant d’aller retrouver mon créateur, je dois faire la paix avec moi-même. Je te pardonne donc ton inversion. Sache pourtant que j’aurais préféré que tu meures de la typhoïde qui a failli t’emporter à l’âge de cinq ans et que tu ne deviennes pas… ça ! »
— Au moins son aveu, aussi effrayant fût-il, a le mérite d’être clair. On ne peut pas taxer votre mère d’hypocrisie.
Alban Choiseul avait retrouvé son sourire espiègle. Il heurta légèrement sa flûte de champagne contre celle du commissaire avant de la lever vers le ciel.
— Je porte un toast à feu Madame ma mère ! Si l’au-delà est tel qu’elle le concevait, elle doit être la reine de la fête tous les jours !
— Ou peut-être, suggéra Quentin Le Gwen, apprend-elle à présent la compassion…
— Oh non ! Pitié pour son âme ! Elle aurait trop de boulot ! Et puis d’abord la bonté n’est pas forcément la vertu cardinale d’un grand chrétien !
— Je m’y connais peu en la matière mais, à mon avis, vous devez jubiler à manier les paradoxes. Il me semble au contraire que le devoir de tout croyant est d’aimer son prochain…
— Tout cela est bien joli, mais totalement théorique. Prenez le cas de Blaise Pascal, par exemple. On ne peut pas dire de lui qu’il sentait le soufre. Grand savant et serviteur de Dieu devant l’Éternel, il s’est tout de même arrangé pour faire embastiller un autre mathématicien qui allait divulguer un peu avant lui la machine à calculer ! Autre joyeuseté de ce pieux philosophe, il a fait condamner au supplice de la roue le malheureux curé de Meudon de l’époque, sous le fallacieux prétexte que ce pauvre bougre se demandait naïvement de quelle nature était le lait de la Vierge, étant donné qu’elle était l’Immaculée Conception. Ça laisse rêveur, non ?
Quentin Le Gwen hocha la tête. Il était évident pour lui qu’Alban Choiseul, un homme sûrement sensible, avait souffert de son éducation psychorigide et que, par là même, il en avait à découdre avec la religion.
Ils continuaient à marcher quand Alban Choiseul changea de conversation. Il venait d’apercevoir sa sœur, seule au milieu de la foule.
— Venez avec moi, Commissaire, je vais vous présenter à Hermeline, ma grande sœur. Je l’aime beaucoup, contrairement à ses deux enfants, les jumeaux, qui sont des monstres d’égoïsme. Mais cela est une autre histoire… Ils dînent tous trois à notre table. Vous jugerez de vous-même…
La présence à ses côtés de cet homme volubile égayait le début de la soirée de Quentin Le Gwen qui, sans lui, se serait sûrement ennuyé. Il avait l’impression d’évoluer dans une société étrangère, assisté d’un chroniqueur mondain qui en décodait les arcanes.
De l’endroit où il se trouvait, le commissaire ne pouvait distinguer Hermeline Choiseul que de profil. Elle était encore sans conteste une belle femme aux traits fins et délicats. Assise dans son fauteuil roulant, elle semblait rêvasser quand, soudain, elle redressa le buste. Elle fit de la tête un signe de négation. À qui s’adressait-elle ? Peut-être à cet homme qui sortit de la foule des invités pour la saluer. Il se pencha vers elle, lui fit un baisemain et tous deux échangèrent quelques propos rapides. Puis, aussi vite qu’il était apparu, l’homme quitta le jardin. Quentin eut le temps de remarquer chez cet individu un détail pittoresque. Bien qu’il eût les cheveux noirs, sa peau était celle d’un roux, parsemée de taches de son.
Malgré la clémence de la température, Alban Choiseul et Quentin Le Gwen abordèrent une femme qui semblait frigorifiée. Son frère lui en fit la remarque.
— Oui, j’ai un peu froid, concéda Hermeline. J’ai demandé à Agathe tout à l’heure d’aller chercher mon châle, mais elle a dû oublier.
— Où tu l’as laissé ? Dans la voiture ? s’enquit aussitôt Alban.
— Non, dans le hall du manoir sur le dossier d’un fauteuil. Mais ne te dérange pas pour moi, ce n’est pas la peine. Ça ira…
Hermeline n’avait pas terminé sa phrase qu’Alban était déjà parti en quête du vêtement.
— Il est si gentil, murmura Hermeline avec un doux sourire. Vous êtes un ami d’Alban ? Monsieur…
Quentin se présenta en tant que père de la meilleure amie et témoin de Sixtine.
— Votre fille est ravissante, s’exclama la femme. De plus, elle paraît très vive, bien dans sa peau.
Il s’ensuivit une conversation rebattue par tous les pères et mères du monde sur le bonheur d’avoir des enfants. Alban Choiseul revint bientôt, un châle de soie à la main. Il disposa lui-même l’étoffe sur les épaules et le dos de sa sœur.
— Tu l’as trouvé facilement ? s’enquit celle-ci.
Le ton d’Alban en lui répondant laissait deviner une pointe d’agacement :
— Tu pouvais toujours attendre. Ta fille était en grande conversation avec ses amis. Si elle a bien compris la première partie de sa difficile mission, prendre le châle, elle a totalement occulté la seconde, te le rapporter.
Hermeline fronça les sourcils.
— Ne sois pas si dur avec Agathe, mon petit frère. Cela me fait de la peine. Elle est comme tous les jeunes, un peu insouciante. Ne fais pas ton grognon de vieux garçon. Raconte-moi plutôt comment va ton Gérard ? Joue-t-il toujours aussi bien du violon ?
Puis elle se tourna vers Quentin pour s’expliquer :
— Savez-vous que le compagnon de mon frère est un véritable virtuose ?
Quentin Le Gwen, à part lui, admira le naturel avec lequel cette femme avait prononcé sa dernière phrase. Issue pourtant d’un milieu qui laissait peu de place aux fantaisies de toute sorte, Hermeline évoquait l’homosexualité de son frère cadet sans condescendance ni gêne aucunes.