Chapitre 2-2

2002 Words
* D’ailleurs, moins de deux heures plus tard, le commissaire put conforter l’impression positive que lui laissait sa voisine de table. À vingt heures, comme s’ils s’étaient donné le mot, plus de la moitié des conviés au cocktail avaient déguerpi de la place, telle une volée de moineaux. Ne restaient dans le jardin que les commensaux. Anne-Sophie Choiseul-Méraux, en maîtresse de maison, avait alors agité une clochette qu’elle tenait à la main pour avertir ses invités de l’opportunité de passer à table. Il fallut d’abord à Alban Choiseul et à sa sœur user de trésors de diplomatie pour rompre la glace. En effet, Victor et Agathe Choiseul, les enfants d’Hermeline, vexés de ne pas être admis à la longue table des mariés, faisaient montre de leur mauvaise humeur. — Mes chéris, tenta de plaider leur mère, la moyenne d’âge des amis de Sixtine et d’Arnaud est de vingt-cinq ans ! Vous êtes considérés tous deux comme de véritables adultes. — C’est-à-dire que, si on en a trente-cinq, on rejoint la cohorte des croulants ? répliqua Victor, acerbe. — Merci pour les croulants, mon neveu, cela fait toujours plaisir ! commenta Alban. L’impolitesse de ces deux jeunes gens laissa de marbre le commissaire qui choisit de se désintéresser d’eux. Les jumeaux pourtant lui faisaient face. Il tenta, à l’aide d’anecdotes amusantes, de distraire Hermeline attristée de voir ses enfants bouder la fête. Peu à peu, la bonne humeur de Quentin Le Gwen fut communicative et les jumeaux, las de jouer les troublions, participèrent enfin à la conversation générale. Il fallut néanmoins pour cela que l’on desserve l’entrée… L’on discutait d’art à ce moment-là. Alban Choiseul demanda alors à son voisin de droite s’il avait eu l’occasion d’admirer le tableau qu’avait choisi Sixtine. — Il est tout à fait étonnant, dit le commissaire. Sixtine a bon goût. — Au fait, Maman, l’interrompit Victor, quelles toiles de la tante Blanche reste-t-il encore ? — Heu… réfléchit Hermeline, je ne me rappelle plus au juste. Un autre Sérusier, il me semble… Un dessin de Gauguin… Une esquisse de Max Jacob… — Bref, résuma Agathe, tous les tableaux les plus chers sont déjà partis. Il va falloir nous dépêcher de nous marier, Frérot, si nous voulons nous aussi bénéficier des largesses de sainte Blanche ! Quel âge a-t-elle au fait ? — Quatre-vingt-huit ans, répondit sa mère. — La vache ! siffla Victor. Je veux bien croire qu’être confit en dévotion, ça conserve, mais si la tante claque sa pile et que nous n’avons pas d’ici là trouvé chaussure à notre pied, adieu tableaux ! — Mais non ! Tu exagères, lui sourit sa jumelle. N’oublie pas ce que nous a promis Grand-père ! ajouta-t-elle à l’étourdie. — Ah bon ? rebondit Hermeline. On peut savoir ce qu’il vous a promis ? Consciente d’avoir commis une gaffe, Agathe rougit et esquiva la question maternelle : — Oh… rien de très intéressant, Maman. Quentin Le Gwen fut témoin du regard de connivence que se lancèrent à ce moment-là Alban et Hermeline. Dans cette joute familiale qui séparait la génération des deux parias et celle des jeunes gens, il eut le sentiment de se sentir de trop. — Bah ! conclut Victor. Peu importe que je reçoive un Picasso ou un tartempion un jour ! De toute façon, avant même d’y avoir jeté un coup d’œil, je l’aurai déjà vendu. — Moi aussi, renchérit sa sœur. À quoi ça sert de s’encombrer d’une œuvre d’art si l’on ne possède même pas un mur pour l’accrocher ? — Un peu de patience, les enfants, ça viendra sans doute plus vite que vous ne le pensez, répliqua leur mère, songeuse. Sous couvert de sourires de part et d’autre, la conversation devenait conflictuelle et Quentin Le Gwen se sentit aussi à son aise qu’un Massaï fraîchement débarqué sur une banquise. Quel procès d’intention les jumeaux faisaient-ils à leur mère ? Il l’ignorait. Toujours est-il que le commissaire admirait l’attitude digne et réservée d’Hermeline Choiseul. Ce fut Alban, non sans une certaine morgue, qui les sortit de l’ornière où ils s’embourbaient. — À propos, les jumeaux, avant de devenir sans doute un jour millionnaires, avez-vous des projets ? Et votre travail ? Ça marche ? Quentin apprit ainsi qu’ils étaient tous deux cadres. Victor dans une compagnie d’assurances, Agathe dans une entreprise de transports routiers. — On nous en demande toujours plus, souligna Victor. Faire du chiffre, être un killer en affaires… C’est tout ce qui compte pour mon boss. C’est fatigant à la fin ! Pas facile dans ces conditions d’avoir une vie privée. Il m’arrive assez souvent de ne quitter le bureau qu’à vingt-trois heures. Rien que de très normal pour mon patron ! De toute façon, il nous serine sans cesse que quinze jeunes loups sont prêts à s’arracher notre poste si nous rechignons à la besogne. Agathe acquiesçait aux propos de son frère par des hochements de tête. Pour le coup, Quentin Le Gwen les trouva moins antipathiques qu’au départ. — C’est un monde inhumain celui de la finance, approuva-t-il. Tous ces pontes me semblent déconnectés des vraies valeurs. — Chez nous aussi, c’est pareil, renchérit Agathe. Depuis un mois, ça déménage ! C’est le cas de le dire. Et savez-vous pourquoi le grand patron a l’inspection sanitaire sur le dos ? Motif : beaucoup de dépressions au sein des cadres dirigeants. Alors il a trouvé la parade et fait lister tous ses collaborateurs qui, dans des cercles inférieurs, avaient pris des congés maladie de plus de trois semaines. Cela est illégal et tient du banditisme social, mais il s’en fout. Tous ces gens sont priés de prendre la porte, de gré ou de force. S’ils refusent de démissionner - c’est le cas de mon supérieur immédiat - on leur pourrit la vie jusqu’à ce qu’ils craquent. — Mais vous avez des syndicats, tout de même, pour défendre vos droits ! objecta Alban Choiseul. — Il faut être sacrément courageux de nos jours pour être syndicaliste ! rétorqua la jeune femme. Eux aussi ont besoin de travailler. Ils ont une famille à nourrir. Alors ils nous incitent à la prudence, à la négociation. — Tu dis « nous », ma chérie, s’inquiéta soudain Hermeline. Est-ce que, toi aussi, tu es mise sur la sellette ? — Mais non ! Rassure-toi, Maman. Comme le dirait Grand-père, je fais partie de la race des coriaces ! Ils n’ont même pas le moindre rhume à me reprocher. Enfin… Ce n’est pas toujours rigolo. Vivement que nous puissions mener à bien notre grand projet ! Pas vrai, Victor ? ajouta-t-elle en se tournant vers son frère. — Et quel est-il, si je ne suis pas indiscret ? leur demanda leur oncle. Hermeline répondit à la place de ses enfants. Leur rêve commun était de s’expatrier en Californie et d’y fonder une chaîne d’épiceries fines de produits typiquement français. — Beau projet assurément, approuva Quentin Le Gwen. Mais êtes-vous sûrs que cela n’existe pas déjà ? Et quand vous lancez-vous dans cette aventure ? Victor prit la parole mais sembla chercher ses mots : — C’est-à-dire que… Grand-père nous a fait promettre de ne pas quitter la France avant sa mort. Nous ne pouvons pas nous dédire. Mais, bien entendu, nous n’attendons pas non plus avec hâte son décès ! se justifia-t-il. — Peuh ! soupira Alban avec dédain. Vous serez donc épiciers, à l’heure où sonnera la retraite… Les mauvaises graines sont toujours les plus coriaces ! Vous verrez que pour faire suer son monde, il battra le record de Jeanne Calment ! Quel fieffé égoïste, celui-là ! Exiger cela de vous, c’est immonde et digne de lui. Agathe fronça les sourcils. — Arrête, Alban, de dire du mal de Grand-père. Je sais bien que vous avez un différend, mais c’est tout de même ton propre père ! Tu lui dois le respect. Alban Choiseul vida d’un trait le fond de son verre avant de rétorquer à sa nièce : — Rien du tout ! Je ne lui dois rien du tout, martela-t-il. Et à sa femme, ma génitrice, encore moins ! Et je puis te jurer une chose ici même, non pas sur Dieu parce que je n’y crois pas, mais sur la tête de mon compagnon et sur celle de ma sœur, que, même s’il ne peut pas me déshériter, à sa mort, je renierai leur filiation et n’accepterai pas un sou vaillant du patriarche ! La véhémence de ses propos jeta un froid autour de la tablée. Peut-être fallait-il s’attendre à ce genre d’éclat… se disait Quentin Le Gwen en jouant avec un bout de son pain. Les membres de cette famille n’avaient en fait que peu d’occasions de se réunir. Les dissensions au sein du clan, sous couvert d’amabilité, semblaient évidentes. Certes, Alban Choiseul avait tort de jeter ainsi ses rancœurs en pâture, un jour de fête comme celui-ci, mais le commissaire pouvait comprendre cet homme bafoué dans son amour-propre. Le grand-père, Jean-Baptiste Choiseul, tout nonagénaire qu’il fût, devait tirer les ficelles de ses marionnettes. Il était clair que ce vieil homme inflexible privilégiait ses petits-enfants, en l’occurrence les jumeaux, au détriment de ses propres enfants. Une jeune fille vint desservir les assiettes des hors-d’œuvre, demandant de façon un peu académique si les brochettes de Saint-Jacques avaient eu les faveurs des convives. Alban saisit l’occasion au vol pour se dédouaner et amuser l’assemblée d’un bon mot : — Elles ne pouvaient être que délicieuses, Mademoiselle. C’est mon frère Jacques qui a choisi ce plat. Il n’aspire qu’à la sainteté ! Au même moment, la cuisine du manoir ressemblait à une ruche. Le traiteur engagé pour l’occasion, la toque blanche un peu de travers, signe chez lui d’énervement, distribuait à l’envi ordres, conseils et engueulades à ses brigades de jeunes serveurs recrutés pour la soirée dans une école hôtelière. Il s’agissait de faire vite, d’ordonner tous les gestes. Chacun des apprentis connaissait sa partition, son rôle à tenir. — Kevin ! gronda la voix de stentor. Je te rappelle que tu sers de la sauce, pas de la soupe ! Elle a l’air de quoi, ton assiette ? Aie la main moins lourde ! — Oui, Chef ! répondit aussitôt le soldat marmiton. — Toi, là-bas… Anne ou Anna… Je ne sais plus… Quand tu auras fini de caresser tes feuilles de salade, on pourra peut-être passer à autre chose, non ? La poularde aurait peut-être plus vite fait d’aller elle-même se mettre à table ! Comment ? Je n’ai rien entendu… — Oui, Chef ! marmonna alors la jeune oublieuse. Audrey, une brunette aux yeux sombres, pensait peut-être pouvoir échapper aux coups de tonnerre du maître queux. Néophyte quant au dressage d’une assiette, elle imitait avec diligence les gestes des uns et des autres pour ne pas se faire remarquer. Elle apprenait néanmoins aux dépens de ses camarades que, pour résister dans ce dur métier, il fallait savoir mettre son ego dans sa poche et poser son mouchoir dessus. Aussi, sursauta-t-elle quand la voix crainte, juste derrière son dos, l’interpella : — Tu as laissé s’échapper trois grains de riz ici sur le bord. Essuie-les avec ta serviette. Ça fait négligé ! — Oui, Chef… répondit la jeune fille en s’exécutant aussitôt. Cependant, elle sentait toujours la présence du chef derrière elle. Il restait l’observer. — C’est toi qui as servi les amuse-bouche à la table des mariés tout à l’heure ? — Oui, Chef ! — Peux-tu m’expliquer comment le marié a failli s’étouffer avec une simple gougère ? Penaude, la malheureuse se retourna avec le feu aux joues. — Je n’en sais rien, balbutia-t-elle. Il a avalé de travers. Ce n’est pas de ma faute. — Encore heureux ! ironisa le traiteur. Si les serveurs se mettent à assassiner les clients, on n’est pas sortis de l’auberge ! Et continue de travailler quand je te parle ! Tu perds du temps. Au bout d’un moment, le voisin de la jeune fille risqua un coup d’œil derrière son épaule. La voie était libre. Le chef, à l’autre bout de la cuisine, houspillait une autre victime. — T’inquiète, murmura-t-il à l’adresse d’Audrey. Il est bougon et maniaque au boulot, mais c’est un type réglo. Il n’est pas obligé de le faire, mais tu auras droit à un pourboire ce soir. Tu viens de quelle école, au fait ? Audrey ne répondit pas. Tout en versant deux cuillerées de riz pilaf dans ses assiettes, elle observait le chapiteau dressé dehors sur l’esplanade. L’or du soir nimbait le jardin d’une lueur orange. — Tu sais, toi, qui est le père de la mariée ? — Heu… ouais. Tiens, il sort justement. — Ils sont deux. — Le plus gros, habillé en costard gris. Celui qui a une fleur à la boutonnière. Il se dirige vers les chiottes. Vu ? Audrey acquiesça d’un signe de tête. C’est alors que le chef frappa dans ses mains. — Allez, ouste ! C’est prêt, on enlève ! Ceux qui s’occupent de la table d’honneur, à vos postes ! Les huit serveurs, portant chacun deux assiettes recouvertes d’une cloche, quittèrent la cuisine en file indienne. Dans la cour, Audrey laissa passer devant elle les trois serveurs qui la suivaient et obliqua vers la droite. Elle venait d’apercevoir le père de la mariée qui quittait les lieux d’aisance. Les bras chargés, la jeune fille pressa le pas pour l’aborder, au risque de renverser ses assiettes. — Excusez-moi, Monsieur. Il faut absolument que je vous parle en privé… J’ai sans doute l’air d’une folle mais je ne le suis pas… Votre fille court à la catastrophe… Je dois vous mettre au courant. Pouvons-nous nous rencontrer après la pièce montée dans un endroit discret ? La jeune fille avait débité son discours à toute vitesse, d’une voix saccadée. Il y avait une telle insistance dans son regard que l’interpellé, malgré sa stupeur, lui répondit d’un hochement de tête. — Alors vers onze heures, au fond du bois, ajouta-t-elle en s’enfuyant. Ne parlez de cela à personne !
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