Chapitre 1-2

1489 Words
Il songea à l’éducation qu’avaient reçue Sixtine et, sans doute, son futur mari. À trop vouloir protéger son enfant dans un cocon de candeur naïve, ne l’exposait-on pas plus tard à toutes sortes de prédateurs ? À l’exemple de cette mer, conclut Quentin Le Gwen. D’un bleu profond en son centre, aux abords d’une côte déchiquetée, elle se délitait rapidement par la violence de sa houle en faisceaux de gerbes argentées. Marine regarda sa montre. — Papa, il nous reste un peu de temps. Je voulais te montrer ces arbres étranges dont je t’ai parlé. On se bouge ? Ils s’enfoncèrent dans le bois et arrivèrent près du mur d’enceinte où se tenaient les deux colosses. Ici, la nature imitait l’art et Quentin Le Gwen eut l’impression de se trouver face à des sculptures végétales. La main de l’homme n’y était cependant pour rien. Étrange phénomène que celui-là. Les branches, aussi énormes fussent-elles, de ces hêtres tortueux, avaient pour particularité de ne jamais rencontrer d’obstacle. Si bon leur semblait, elles pénétraient le tronc pour ressortir au point opposé dans un entrelacs de ramures. Quentin Le Gwen regretta d’avoir laissé son appareil photographique dans la boîte à gants de sa voiture. Le cliché obtenu grâce au portable de sa fille ne lui paraissait pas convaincant. L’idée lui était venue de faire un poster de ces magnifiques arbres. — La voiture n’est pas garée loin. J’y fais un saut. J’ai peur de ne pas avoir le temps par la suite et d’oublier. Ils revinrent tous deux sur leurs pas et, parvenus sur l’esplanade, se heurtèrent à Arnaud Crécens qui sortait du barnum. Ce dernier, tout sourire, salua le commissaire. — Je ne vous ai pas encore vu, monsieur. Bienvenue à vous ! Êtes-vous confortablement installé dans votre hôtel ? Le père de Marine n’eut pas le temps de répondre que le fiancé se tournait déjà vers sa fille. — Ah ! Marine ! Mon futur beau-père vient de me dire que tu étais embarrassée par ton cadeau. Veux-tu le déposer à présent dans la salle ? Vous n’avez qu’à me suivre. Ce sera l’occasion de vous montrer le fameux tableau de Sixtine. Sa grand-tante Blanche vient de le faire livrer. Puis baissant la voix comme si on pouvait l’entendre, il ajouta sur le ton de la confidence : — Vous me donnerez ainsi votre avis. Je n’y connais rien en matière de peinture et je ne veux pas blesser Sixtine mais je trouve cette toile… heu… trop colorée. Il semblait difficile de décliner l’offre. Marine sortit de son sac à main un paquet joliment enrubanné et tous deux suivirent Arnaud Crécens à l’intérieur du manoir. Durant ce court trajet, Quentin Le Gwen ne put s’empêcher de trouver saugrenue et surannée l’idée qu’avaient eue les Choiseul-Méraux d’exposer tous les cadeaux de mariage dans une salle prévue à cet effet. Qui plus est, cette tradition d’un autre âge pouvait blesser certains invités plus démunis que d’autres. Le policier s’attendait à trouver une table couverte de piles de draps, de nappes, de torchons et de serviettes en quatre ou cinq exemplaires que les mariés échangeraient plus tard. Il n’en fut rien. La caverne d’Ali Baba recelait des trésors qui auraient appâté plus d’un antiquaire, tels ces deux chandeliers en argent massif, de splendides couverts du même métal, une jolie boîte à musique en bois de rose datant du XVIIIe siècle. Les cadeaux, emballés ou non, s’étalaient sur trois tables disposées en U. Mais incontestablement, l’objet qui aimantait le regard était cette toile dressée à la va-vite sur deux chaises paillées. Elle représentait deux jeunes filles en costume breton, alanguies au pied d’un arbre. — C’est un cerisier, crut bon de préciser Arnaud. Quentin optait plutôt pour un pommier… Non loin des personnages, serpentait à travers champs un sentier cramoisi dont la teinte étrange rehaussait les verts et les jaunes d’une campagne flamboyante. Un coup d’œil sur le bas du cadre doré permit à l’amateur de peinture de connaître le nom de cette toile : Le Chemin Rouge. Il avait aussitôt identifié la facture de l’artiste, adepte du fauvisme et classé dans l’école de Pont-Aven. En prononçant son nom, il comprit la bourde du fiancé de Sixtine. Quoi qu’il en fût, Arnaud ne mentait pas. Il n’y connaissait rien en peinture. — C’est un Paul Sérusier admirable que vous avez là ! — Ah oui ! C’est ce nom-là, reprit l’étourdi sans se vexer. Il paraît qu’il est très connu en Bretagne. — Et ailleurs aussi, un peu… lui sourit le commissaire en se redressant. On vous a offert un somptueux cadeau… — Ah bon ! Vous trouvez ? Je ne sais pas où on va le mettre. Peut-être au-dessus du canapé du salon… Mais il est bleu. Ça va jurer. Enfin, c’est Sixtine qui décidera… N’importe qui, songea Quentin, aurait aménagé et décoré sa pièce en fonction de cette toile, et non l’inverse… Sceptique, le commissaire balaya le petit salon du regard. — Dites-moi, Arnaud, durant les cérémonies civile et religieuse, qui restera sur place à part le régisseur du manoir ? — Heu… Personne, je suppose… Le jeune homme n’avait pas l’air de comprendre la valeur marchande de tous ces objets, en particulier de la toile. Rien n’était plus facile pour un voleur que de vider la pièce en moins de temps qu’il ne faudrait pour se passer la bague au doigt. Sans y être invité, le policier se dirigea vers l’unique fenêtre qui éclairait l’endroit et ferma les volets intérieurs. — C’est déjà cela, fit-il satisfait. Je vous conseille vivement, Arnaud, quand nous allons quitter ce salon, de le verrouiller à double tour. Gardez la clef sur vous. Ce n’est pas d’une garantie absolue mais, au moins, cette précaution élémentaire dissuadera peut-être des personnes indélicates… — Mais nous sommes entre nous ! s’offusqua le futur marié. Qui aurait l’idée saugrenue de… — Beaucoup de gens, le coupa sans ambages le commissaire. Tout le monde, ou presque, oublie la politesse devant un buffet bien garni. Devant une toile de maître qui doit avoisiner les cent mille euros, c’est la même chose. En entendant l’estimation approximative de Quentin Le Gwen, Arnaud Crécens gonfla ses joues, l’air ahuri. — La vache ! Ce truc ?… Enfin, vous avez eu raison de me prévenir. De toute façon, j’avais l’intention dès demain matin de rapporter tous ces cadeaux à Brest dans notre futur appartement. — Où est-il situé déjà ? demanda innocemment Marine. — Ah non ! Coquine ! Tu ne m’auras pas comme cela ! répondit Arnaud en retrouvant sa gaieté. Je te vois venir avec tes gros sabots. Tu sais bien que c’est ma surprise pour Sixtine. Elle va être tellement contente ! — Oui. J’aurai au moins essayé de te tirer les vers du nez ! fit la jeune fille en éclatant de rire. Un instant plus tard, père et fille cheminaient ensemble et empruntaient l’allée pour sortir du manoir. — Il n’empêche, décréta Marine, que, le cas échéant, j’aurais détesté ce genre de surprise qui ravit Sixtine ! Je n’aurais pas du tout aimé que mon compagnon choisisse seul l’endroit où il me faudrait vivre. — Moi non plus, admit son père. À chacun ses goûts ! À voir son peu d’emballement devant cette toile sublime, je crains le pire. Mais dis-moi, Marine, je ne pensais pas la famille Choiseul-Méraux si fortunée… — Ils ne le sont pas tant que cela. Enfin, ils n’ont pas tous beaucoup de liquidités mais des biens acquis surtout par l’arrière-grand-père armateur et, dans une moindre mesure, le grand-père Choiseul que tu rencontreras aujourd’hui. Il a quatre-vingt-dix ans et mène encore son monde à la baguette. Blanche est sa sœur cadette. Marine expliqua alors à son père un pan de l’histoire de cette famille, qu’elle tenait de Sixtine. Durant sa jeunesse, Blanche Méraut, pétrie de catholicisme, voulait devenir religieuse. Elle rencontra pourtant un certain Gustave de Drézennec, marchand d’art et collectionneur, qui s’éprit follement de sa beauté virginale et lui proposa de troquer le voile noir auquel elle aspirait contre un autre, léger et blanc. La jeune fille prit son temps pour réfléchir. Cinq ans, au bout desquels elle accepta d’épouser son soupirant. Le couple vécut en bonne harmonie mais n’eut pas la chance d’avoir des enfants. À la mort de Gustave, vingt ans auparavant, Blanche choisit de revenir à ses premières amours. Avant de gagner son couvent périgourdin, elle prit soin néanmoins, et ce devant le notaire qui gérait ses biens, de doter neveux et petits-neveux du tableau de leur choix. À sa mort, le reste de sa fortune reviendrait à l’ordre des clarisses, communauté où elle s’était retirée. Néanmoins, un imposant codicille complétait le legs fait à ses descendants indirects. Si l’un d’entre eux avait la fâcheuse lubie de rester célibataire ou pis de divorcer, selon le cas de figure, il ne recevrait pas de tableau ou devrait le rendre. Après avoir entendu ce récit, Quentin soupira : — Ce doit être une sacrée rigolote, cette Blanche ! Mais je suppose que dans cette famille exemplaire, il n’y a pas de veaux à cinq pattes… — Détrompe-toi, Papa, fit-elle, excitée. Sainte Blanche n’est pas nitouche ! Elle savait parfaitement qu’elle lésait ainsi une nièce, Hermeline, la sœur aînée de Jacques Choiseul, ainsi que le benjamin, Alban, qui doit être moins âgé que toi. — Qu’ont-ils fait pour démériter ? s’enquit Quentin, amusé. — En ce qui concerne Alban, tu le sauras dès que tu le verras. Sixtine adore cet oncle et il a fallu qu’elle insiste auprès de ses parents pour que ce mouton noir soit invité à son mariage. — Et Hermeline ? — Tu as dû déjà l’apercevoir. Une femme blonde de cinquante-cinq ans, qui circule en fauteuil. La pauvre est atteinte d’une maladie musculaire dégénérative. Son unique forfait a été d’avoir eu deux enfants, des jumeaux, sans être mariée. — C’est en effet un crime impardonnable ! Eh bien, je pense qu’on va franchement rigoler aujourd’hui. Je me demande pourquoi j’ai accepté cette invitation… Marine se haussa sur la pointe des pieds et plaqua sur la joue de son père un b****r sonore. — Mais pour être mon cavalier, mon papounet d’amour !
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD