III
L’heure du berger
Qu’il est bien vrai que l’heure du berger se rencontre quelquefois parmi les dames ; et comme, manque de hardiesse, un cavalier laissa perdre une occasion, laquelle il ne put jamais recouvrer.
Je ne doute pas que quantité de dames qui ont pratiqué le monde et goûté la douceur qu’il y a d’être aimée de quelque galant homme, n’aient quelquefois ressenti ce que c’est que ces vieilles matrones du temps jadis ont nommé dans le livre des Quenouilles « l’heure du charretier », et nous, pour parler plus doucement, « l’heure du berger » ; mais peut-être celles qui en ont eu quelque sentiment n’ont pas jugé la cause d’où provenait cette émotion, laquelle, charitablement, je leur veux enseigner afin qu’elles remédient aux accidents qui en surviennent. La première vient de l’objet de la chose aimée, qui émeut la puissance et porte la nature au désir d’exercer ses fonctions ; et ce désir attirant de tous les endroits du corps les humeurs les plus propres à obliger les parties séparées à se joindre, il n’y a nul doute que l’imagination venant à se figurer l’extrême contentement qui arrive en l’instant de cette conjonction fait que le cerveau contribue du sien en cette action et laisse glisser cet esprit vivificatif qui met le feu aux étoupes ; de telle sorte que si, à l’instant que cela surprend les belles, les cavaliers qui les servent avaient le don de prophétie, il est certain qu’ils arriveraient bien plus tôt au but de leurs espérances plus affectionnées, que le plus souvent ils manquent par faute de cette connaissance, à leur grand mécontentement et des pauvrettes qui, cependant, endurent mille maux. Car les parties animées ne recevant l’aliment que leur espérance et leur souhait leur promettait, à cause de l’ignorance ou de la trop grande discrétion – que les dames nomment sotterie – de celui de qui elles l’attendaient, il est tout vrai que les humeurs étant émues et ne venant à prendre leur cours ordinaire, portent par leur regorgement des vapeurs si nuisibles à l’estomac et au cerveau que le plus souvent elles causent des accidents si sinistres que les exemples qui s’en voient tous les jours me servent de preuve plus que suffisante : occasion que les pauvres amants sont bannis des bonnes grâces de leurs maîtresses, à tort et sans cause. Car, puisqu’elles ont des ressentiments si fâcheux, auxquels elles pourraient trouver remède en donnant connaissance plus claire à leurs serviteurs, il ne les faut pas plaindre si elles endurent du mal.
Quelques délicates qui n’ont éprouvé ce que c’est que cette heure du berger, ou pour le moins ne le veulent avouer, assurent que ce sont toutes moqueries ; mais j’en ai témoignage d’une du s**e, laquelle un jour discourant particulièrement avec une de ses amies, ne croyant pas être entendue d’un cavalier qui était dans un cabinet où elle ne pensait personne, et parlant ensemble de toutes ces gentillesses, même de l’heure dont il est question, elles s’accordèrent fort bien toutes deux qu’il n’y avait nul doute que cela n’arrivât souvent, principalement à celles qui étaient servies par personnes de mérite. « Et pour vous montrer, dit la première qui avait commencé la parole, comme cela est fort vrai, je vous veux faire le discours de ce qui m’arriva il n’y a que quatre jours. Vous savez comme il y a longtemps qu’un tel (qu’elle nomma) veut obliger mon humeur par sa courtoisie à lui vouloir du bien et de quelle sorte il se porte à chercher les occasions propres à me faire connaître qu’il n’adore autres divinités que les miennes, sans que tous ses devoirs aient pu jusqu’ici émouvoir mon inclination à se radoucir pour son objet ; et vivais tellement contente en la possession de ma liberté que je ne croyais pas qu’il se pût rencontrer une aise plus parfaite en la vie que celle que je possédais. Tellement qu’étant un de ces jours appuyée sur la fenêtre de ma chambre, soutenant ma tête de la main et faisant passer mille choses par mon esprit, je vins à porter ma pensée sur la considération du peu d’état que j’avais fait de l’amour jusqu’à l’heure du mérite de ceux qui m’en avaient parlé et de celui qui m’en entretenait encore tous les jours, que j’avais si peu obligé, au contraire, désobligé par mes dédains, que je m’étonnais comme il persistait encore en sa poursuite. Qui me fit entrer en telle admiration de sa constance, de sa fidélité qui m’était connue, du respect qu’il apportait à sa recherche, de l’assiduité qu’il y rendait et de la civilité dont il ornait son affection que toutes ces choses se représentant devant mes yeux firent naître une petite émotion en moi, qui, peu à peu, agitant mes sens, vint à enfanter un désir de gratifier celui dont je parle de quelque faveur plus douce qu’il n’en avait encore goûté. Cette envie croissant en moi de moment en moment, arrive qu’à cet instant je vois de loin, dans la rue, ce cavalier venir vers mon logis : qui fit que cet objet jouant sa partie avec celui que ma solitude m’en venait de produire, força mes pas à me porter chercher la possession de mon aise imaginée en la douceur de cette rencontre. Enivrée de ce désir, sans autre considération que du plaisir qui ne se trouve qu’à l’heure de cette union, je descends de ma chambre et passe par une petite allée fort obscure – et dans laquelle on n’eût pu reconnaître personne – avec dessein d’attendre là celui de qui dépendait le remède de mon mal, sachant bien qu’il ne passerait pas sans entrer. Ce qu’il fait, et moi, l’entendant, m’achemine vers lui, et feignant l’ignorante j’ouvre les bras et l’embrasse, puis contrefaisant l’étonnée, je m’écrie tout doucement toutefois, de peur du bruit : – Eh ! mon Dieu, qu’est-ce là ? et en proférant ces paroles je le tenais toujours embrassé, espérant qu’entendant ma voix et sentant la faveur que je lui faisais qu’il me la rendrait au double ; mais au lieu de se servir de l’occasion il me prend la main et me la b***e, puis en prenant un b****r sur mes lèvres, tout interdit de cette surprise inopinée, il me répond : – Hélas, madame, est-ce vous ? Quel bon ange vous a conduite si à propos pour me faire recevoir une faveur que je n’eusse jamais osé me promettre ? Le voyant tout hors de soi, je crus que la joie de cette rencontre, jointe à l’affection qu’il me portait, était le sujet que son jugement n’avait encore pu lui montrer le chemin du paradis des amants, duquel la porte lui était ouverte, qui m’obligea pour le rassurer de lui dire : – Oui, monsieur, c’est moi, sans doute, qui ne me repens pas de vous avoir rencontré de la sorte, puisque cet abord vous a donné du contentement. Revenez donc à vous et remerciez les divines puissances qui vous ont conduit si à propos pour jouir de ce plaisir non attendu. Ce disant, j’avais ma main dans la sienne, que je n’avais pas voulu retirer pour lui donner plus de hardiesse et lui montrer que cette faveur non accoutumée témoignait que l’heure du berger était venue : mais au lieu d’employer cette occasion avec des effets, il s’en servit pour me faire ce mauvais discours : – En vérité, madame, voici un beau lieu, si c’était une autre que vous ; puis se tut sans entreprendre davantage. Moi, voyant que c’était tout ce qu’il savait faire, tout en colère, le repoussant du coude, lui réponds ces trois mots : – Oui, voici un beau lieu, si c’était un autre que vous ; et tout d’un coup, le quittant, je lui ferme la porte de ma chambre au nez, avec ferme résolution de ne jamais faire état de lui, puisqu’il savait si mal user des moyens qui lui étaient offerts. Depuis il a voulu par ses importunités accoutumées m’obliger à lui donner ce qu’il avait laissé perdre par faute de jugement et de hardiesse ; mais l’heure étant passée, fit que je me moquai de lui, lui disant que l’occasion était chauve, laquelle passée on ne reprenait plus, que partant il pouvait bien chercher fortune ailleurs et que jamais il n’aurait faveur de moi autre que celle qu’il méritait : qui était des supplications de quitter cette poursuite, l’assurant qu’il n’y gagnerait jamais autre chose que la perte du temps qu’il y emploierait. »
Tellement que je conclus par là qu’il faut être effronté et prendre sans demander, ou à temps, ou à contretemps, si les dames ne nous veulent promettre de nous avertir librement de l’heure du berger.