II
Le mal de tête
La gentille ruse que trouva un homme d’esprit pour détourner l’intention que sa femme avait de lui faire porter le panache.
Beaucoup, aujourd’hui, s’affligent quand ils connaissent que leurs femmes se réjouissent un peu plus que de coutume et que leurs yeux se radoucissent pour quelque sujet dont la fréquentation ordinaire les peut émouvoir à l’amour, sans considérer que leur honneur ne dépend pas de là et que les plus sages ne s’alambiquent point la fantaisie pour si peu de chose, indigne d’occuper un esprit solide et arrêté. Car il est tellement impossible de retenir le cours de cette maladie en une femme lorsqu’elle y a pris racine et que le dessein de s’y laisser aller est résolu en elle, que plutôt détournerait-on celui des plus grands fleuves de l’univers, que d’empêcher cette opinion quand elle est formée dans leur imagination : si bien que le meilleur est de laisser faire la nature, vu la difficulté qu’il y a de la forcer, en ce que, si on le voulait entreprendre, ce serait entrer en un tel gouffre de travaux, de misères, de déplaisirs et de hasards, que la vie serait ennuyeuse à celui qui s’en trouverait réduit à ce terme. Quelques-uns ont voulu nommer cette maladie cocuage, les autres cornardise. Pour le premier, il y a quelque apparence, en ce que c’est aucunement imiter le cocu que d’aller pondre au nid d’autrui. Mais pour les cornes, je n’en ai jamais vu qui en eussent, bien qu’il y a un homme des principaux d’un présidial de ce royaume qui témoigna par ses paroles, il y quelque temps, qu’il avait quelque opinion qu’un homme ne pouvait avoir ce mal sans qu’il en apparût quelque chose à sa tête, soit qu’il en parlât ou par bouffonnerie ou tout de bon. Mais je crois plutôt que c’était pour se donner du bon temps et se rire de lui-même, en se réconfortant d’avoir son semblable, que par foi qu’il ajoutât à la sortie de cette perruque cornue.
Ayant donc M. le juge épousé une des plus belles femmes de la ville où il demeurait, il arriva qu’au bout de quelques jours elle fut avisée d’un cavalier du pays qui avait quelque autorité dans la province, duquel elle ne rejeta point tant les regards qu’elle ne lui en rendit au double, pour lui témoigner n’avoir point désagréable la suite du dessein qu’elle voyait former dans son courage. Lui, jugeant que s’embarquant promptement en faisant voile vers cette belle qu’il ne ferait point naufrage en ce voyage et qu’il arriverait au port de salut pourvu que ses voiles, ses cordages et son mât fussent bien tendus, autrement il y pourrait avoir du péril, il poursuit cette navigation si heureusement et par un temps si calme qu’étant près de rentrer dans le havre, le mari, qui autrefois avait fait pareil voyage sur les vaisseaux d’autrui et mouillé l’ancre dans le port de ses voisins sans leur demander congé, connut incontinent que ce nouveau pèlerin voulait venir faire recalfeutrer son vaisseau et faire un ravitaillement par surprise sur ses terres, qui le fît entrer en considération, comme prudent qu’il était, des moyens qu’il pourrait trouver pour empêcher que la pointe du navire de ce gentil pilote ne vînt choquer le sien, de sorte qu’étant de bois plus délicat, il n’entrât plus de la moitié dedans, et pensa si profondément à l’invention de détourner cet orage qu’il entra en quelque soupçon que ce pouvait être cette maladie de cornardise qui voulait commencer à le surprendre. Mais n’en étant pas bien assuré et ne sachant comment contenter son esprit de cette certitude, il s’avisa qu’un de ses voisins de la même ville et des plus apparents avait dès longtemps fait épreuve de la même infirmité qu’il présageait lui devoir advenir, lequel le pourrait bien relever du doute où il était. Qui fit que, le mandant soudain avec un bon nombre de ses parents et de ceux de sa femme, tant pour se réjouir avec eux que pour le soulager s’il y avait moyen, ils ne manquèrent de le gratifier de leurs visites, se portant tous en sa maison, où, le trouvant au lit et cette belle amoureuse auprès de lui, contrefaisant la triste, chacun se mit à plaindre cet accident, et même son ami qu’il avait mandé, qui lui dit : « Eh bien, monsieur, que veut dire que vous, qui avez toujours triomphé des adversités, défié la mort et bravé la fortune, êtes retenu au lit pour un petit mal de tête ? Non, non, n’appréhendez point, car ce sont les maux qui tirent le moins à conséquence dans ce pays que ceux-là, en ce que les Français ne redoutent nullement les blessures de la tête : j’en parle comme savant, car il se trouve peu d’hommes aujourd’hui qui aient eu plus de douleurs en cette partie que moi, et de toutes sortes, qui ne m’ont point encore, comme vous voyez, conduit au tombeau. C’est pourquoi prenez courage et vous réjouissez en l’assurance que je vous donne. »
Le patient, qui voyait ce vénérable au point où il le demandait, lui repart : « Vous pouvez croire, mon cher ami, que je n’ai pas supplié toute cette bonne compagnie de mes proches et de mes amis prendre la peine de me venir trouver, sinon pour essayer de rencontrer parmi quelqu’un d’eux du soulagement à ma peine, ni vous particulièrement, duquel je ne suis en doute de l’usage que vous avez de longue main au mal qui, comme je crois, veut m’affliger ; occasion que je vous supplie de tout mon cœur ne me dénier point ni votre secours, ni votre bon avis, pour ce que le peu de connaissance que j’ai en ces misérables douleurs me donne plus de peine que si j’étais bien certain de ce que c’est. » L’autre, l’ayant assuré ne lui manquer en nulle sorte, se tut pour attendre ce qu’il désirait de lui, comme firent tous les autres, ce qui obligea le malade à parler en cette sorte : « – Le manque de pratique que j’ai, messieurs, aux maladies qui surprennent les hommes par la tête, et même en une qu’on m’a dit les attaquer par ce lieu-là, est le sujet que je vous ai envoyé tous supplier de m’honorer de votre présence, et même monsieur que voilà, dit-il à cet ami, pour m’obliger me relever de mon ignorance, me répondant à une question que je prétends lui faire, comme au plus expert en la connaissance de ce mal, à ce que lui-même m’a confirmé par ses paroles. – Parlez promptement, lui repart-il, et vous réjouissez, puisque votre guérison ne consiste qu’en ma réponse. – Puis donc que vous avez agréable radoucir mon martyre par une connaissance parfaite de sa cause, je vous conjure, par notre ancienne amitié, de me dire en quel endroit la tête vous faisait le plus de mal lorsque les cornes commencèrent à vous sortir, et si, quand elles furent sorties et crûes en leur perfection, comme elles sont à cette heure, vous sentiez encore des douleurs ; car, pour vous parler franchement, je suis en doute que le mal de tête que je souffre ne soit causé de ce fâcheux bois, qui a quelque dessein, comme j’estime, de poindre sur mon front. Mais ayant appris de vous, comme expérimenté, l’endroit où la tête fait le plus de mal à cette origine, je verrai si c’est véritablement cette maladie ou quelque autre, et si, par votre réponse, vous me faites apercevoir que ce soit celle-là sans doute, je supplierai tous ces messieurs mes parents, ceux de ma femme, et elle aussi, qu’elle donne ordre qu’à son occasion je ne sois point affligé de cette incommodité. Si aussi c’est une autre migraine, les remèdes ordinaires en médecine suffiront à cela, avec une petite exhalation que nous ferons, ma chère moitié et moi, des humeurs qui nous portent ces mauvaises vapeurs au cerveau. » Il n’eut plus tôt terminé ces mots qu’ils demeurèrent tous étonnés de cette harangue, et plus que les autres cet ami et sa femme, laquelle se voyant si doucement pincée sans rire et en si bonne compagnie, cela lui fit changer la résolution qu’elle avait prise de rendre son mari de la livrée d’Actéon, ayant reconnu son jugement si bon d’avoir découvert par ses premières actions le but de son intention, laquelle, si elle n’a été conduite jusqu’à son dernier période, ne m’en accusez pas, je vous en supplie, mesdames, car n’étant point ennemi de nature, je vous assure qu’il n’a pas tenu à moi.