I - Le branle de la garde-robe

2398 Words
I Le branle de la garde-robe Comment, sans y penser, un galant homme acquit les bonnes grâces d’une belle dame, et de la ruse qu’elle trouva pour faire battre la mesure à son mari, cependant qu’elle tenait sa partie avec son ami. Plusieurs excellents personnages, qui ont eu parfaite connaissance des choses du monde, ont écrit que naturellement les dames sont plus adonnées à l’amour que les hommes, parce que c’est leur propre, en ce qu’elles n’ont pas l’esprit occupé à tant d’affaires pressantes qu’eux, et qu’elles sont d’une habitude plus délicate et plus molle et, par conséquent, plus aisées à glisser dans les délices, de telle sorte que si la plupart n’étaient retenues de honte et d’autres considérations qui les empêchent, il n’y a nul doute qu’elles feraient souvent l’office de suppliantes, encore qu’il s’en voit bien, lesquelles, si elles ne prient, au moins, elles consentent promptement aux supplications et aux désirs de ceux qui leur requièrent quelque courtoisie. Et pour preuve de mon dire, c’est qu’il y a quelque temps qu’un gentil cavalier de Bourgogne, se promenant à cheval par les rues de Paris, fut arrêté par la rencontre d’un de ses amis et, discourant avec lui, par hasard, il lève les yeux et aperçut, à une fenêtre, une extrêmement belle dame, femme d’un homme de robe longue, les beaux yeux de laquelle pénétrèrent si avant dans son estomac qu’ils le forcèrent à proférer à son ami ces paroles : « Ah ! monsieur, quelle beauté est-ce que je viens d’apercevoir ? Sans doute les divinités que les poètes nous ont tant chantées par leurs fables ne peuvent approcher de celle-ci qui m’a, à cette première rencontre, tellement surpris et animé mon courage à souhaiter la possession de ses bonnes grâces que je voudrais avoir donné cent pistoles et que quelque bon démon m’eût, à cette heure, conduit auprès d’elle et disposé son humeur à recevoir de moi les douceurs qui se ressentent parmi les agréables larcins de l’amour. » Ces paroles, proférées avec une action qui ne témoignait, point une passion feinte, furent entendues de cette belle et goûtées de telle sorte qu’elle ne vit pas plus tôt la séparation de ces deux amis qu’elle envoya incontinent après lui une servante instruite de ce qu’elle lui devait dire de sa part, qui fut si diligente à l’exécution des commandements de sa maîtresse que ce cavalier n’était pas au bout de la rue que cette gentille Dariolette l’aborda avec ces paroles : « Monsieur, vous êtes à cette heure arrêté tout devant la fenêtre d’une belle dame en faveur de laquelle vous avez proféré des paroles si à son avantage qu’elle s’en ressent votre obligée, et avez conclu votre discours par un souhait que vous avez fait de la possession de ses bonnes grâces avec une action qui lui a été si agréable qu’à la même heure elle m’a fait partir pour vous dire qu’il ne tiendra pas à elle que vous ne soyez content, et si vous désirez exécuter votre parole de point en point et vous trouver ce soir, sur les huit heures, en son logis, et je vous fera ressentir l’effet de ce que je vous dis avec tant de contentement que vous mettrez ce jour au nombre de ceux qui vous ont été heureux. » Le cavalier, entendant cette ambassade, tant s’en faut qu’il s’étonnât de cette harangue, qu’au contraire il rendit mille grâces à la messagère et lui promit merveilles, avec assurance qu’il ne manquerait à l’heure donnée, qui n’est plus tôt arrivée qu’il s’en va trouver cette belle courtisane, résolu de bien employer son argent, et lui dit en l’abordant : « Je me suis tellement trouvé surpris, madame, et de la rencontre du trait de vos beaux yeux, qui m’ont fait entrer en admiration et naître des désirs d’entrer en possession de chose si belle, et de la pitié que vous avez eue de la passion que mon action vous a témoignée en la preuve que vous m’en rendez par la douceur de votre message, que non seulement les cent pistoles que j’ai proférées ne sont dignes de récompenser un tel bien, mais tous les trésors du roi de la Chine et de tous les monarques de l’univers ; vous ne laisserez pas pourtant de les recevoir pour échantillon de ce que je désire faire lorsque l’occasion m’obligera à l’avantage. » Finissant ces mots par un b****r qui peu à peu le conduisait dans le parterre d’amour, leur dessein se trouve troublé et retardé par la survenue du mari de cette mignonne qui ne peut donner autre remède plus prompt à cet accident inopiné, sinon de faire cacher cet amoureux trompé dans la garde-robe de sa chambre, le consolant de promesses et d’assurances que la nuit ne se passerait point qu’elle n’en allât couler une partie avec lui. Lui, voyant que où la nécessité est il n’y a ni réplique, ni remède, il se résolut d’attendre la fortune à jouer, se promettant qu’elle ne l’avait point conduit jusque-là pour le laisser en si beau chemin. La plus grande appréhension toutefois était que ce ne fût une partie dressée exprès pour lui faire évanouir ses pistoles, mais le temps l’éclaircit de ce doute et lui fit voir que cette désireuse de la friandise, étant couchée avec son mari, seuls dans leur chambre (comme la plupart ont accoutumé de faire et principalement les belles qui ne veulent pas qu’on entende leurs mignardises et les petites folies qu’elles font avec leurs époux), elle n’y séjourna pas deux heures qu’elle se mit à se plaindre de telle sorte que son pauvre mari, étonné de la promptitude de ce mal, lui en demanda la cause. Elle, feignant toujours de plus en plus des ressentiments de douleur, lui dit que c’était une colique qui la venait de surprendre qui l’obligeait de se lever, mais la peur qu’elle avait des esprits l’en avait empêchée. Lui, fâché de cet accident, se veut jeter en place pour allumer une bougie, sans qu’elle s’oppose à ce dessein, lui disant : « Il n’est pas besoin que vous preniez cette peine, pourvu seulement que je vous entende faire bruit contre quelque chose afin que je connaisse que vous ne dormez : cela m’assurera assez et irai bien seule, espérant qu’à mon retour je serai soulagée du mal qui me presse. » Pour la contenter, il lui promet de ne pas bouger et de se faire entendre à elle ; il prend le pot de chambre et se met à jouer des doigts contre d’une assez agréable mesure, laquelle étant approuvée de cette malade, elle va trouver son médecin dans la garde-robe, auquel elle dit : « Eh bien ! mon cœur, ne suis-je pas religieuse en l’exécution de mes promesses ? Tout mon déplaisir est que je vous ai fait attendre en ce mauvais lieu plus que je ne pensais, mais celui qui en est la cause en recevra la punition ; car, tandis que nous danserons l’agréable branle que le vulgaire nomme la danse du loup, j’ai fait en sorte qu’il nous en marquera les cadences sur un instrument assez propre pour cela. » Lui, qui avait ouï l’artifice dont elle avait usé et qui en voyait si heureusement réussir l’effet, ne s’amusa point aux discours, songeant, puisqu’il payait le violon, que c’était bien raison qu’il sonnât en vain. Il en trouva donc la mesure si douce et les temps de celle qui conduisait si justes qu’il recommença le même branle par trois fois et eût continué davantage si l’haleine ne lui eût manqué, tant il avait pris de plaisir à cette nouvelle façon de bal et à la gentillesse de cette belle danseuse, laquelle s’en retourna, toute émue de l’exercice, imposer silence à ce nouveau joueur de matassins, qui demeura très content de l’allègement qu’elle lui témoigna avoir ressenti par le succès de son voyage. Ils se rendormirent tous deux jusqu’au matin fort tard, et durant leur sommeil notre prisonnier, avec des pieds de laine, s’en va trouver celle qui l’avait introduit, laquelle, après avoir bien ri de l’invention de sa maîtresse et du bon succès de cette entreprise, le mit dehors, où de là il s’en va se remettre au lit dans son logis ; puis, l’heure de se lever venue, il se porte sur le temps du dîner en la maison d’un de ses amis, où il était prié, avec fort bonne compagnie qui s’y rencontra. Entre la poire et le fromage, chacun se met à conter quelque gaillardise que notre danseur écoutait attentivement ; mais voyant que personne de ces gentils discoureurs n’avait passé un plus agréable passage que lui, il leur dit : « Je vois bien qu’aucun de cette troupe ne peut entrer en comparaison avec moi, pour avoir été inopinément favorisé de la fortune par une rencontre plus plaisante. » Puis, se voyant pressé de tous d’en faire rire la compagnie, il leur fit entendre de mot à mot l’aventure que je vous viens de faire voir, sans y rien oublier. Mais par hasard le mari de sa favorite était à table avec les autres, et des convives du festin, lequel il ne connaissait, pour n’avoir jamais été dans sa maison, que le soir qu’il y dansa le ballet au son du pot de chambre ; qui, entendant la naïveté de ces paroles, considéra que c’était lui qui avait donné le tambour tandis qu’on attaquait la forteresse de sa femme, se ressouvenant de la feinte maladie et du moyen qu’elle avait trouvé pour l’empêcher de se lever, lui faisant battre la mesure tandis qu’elle tenait le dessous de la musique. Toutefois, comme prudent qu’il était, il jugea à propos de n’en faire semblant pour l’heure, jusqu’à ce qu’il eût consulté et trouvé le meilleur moyen pour mettre quelque ordre au désordre qu’il voyait dans sa maison. Ce qu’ayant fait et n’en trouvant de plus à propos que de se familiariser avec celui qu’il croyait son lieutenant, il ne manquait tous les jours à se trouver au logis d’un prince où ce cavalier faisait sa demeure, et là il l’entretenait si ordinairement avec tant de compliments et d’offres d’assistance qu’il lut promettait en toutes ses affaires, que cela l’obligea de telle sorte qu’il ne croyait pas l’être davantage à personne du monde. La pratique de cet entretien ayant duré quelque temps entre eux, M. le juge pensa être à propos de donner air à la mine, et que pour y parvenir il était nécessaire de convier à dîner son rival : ce qu’il fait avec la courtoisie ordinaire en ces actions-là, qui est accepté de lui avec la même civilité. Les jour et heure venus, il ne manque pas de se porter à l’assignation, et entrant dans la salle, la première chose qu’il rencontra devant lui fut celle sur le clavier de laquelle il avait si doucement joué, tandis que son mari marquait la cadence sur le pot de chambre, qui le fît entrer en étonnement, connaissant que c’était la femme de son hôte, auquel il avait fait si naïvement le conte de cette aventure, que les moins clairvoyants en telles affaires eussent aperçu l’altération que lui avait causée cette surprise, qui ne fut pas seule en lui, car la crainte lui fit compagnie tant qu’il fut là, pensant que cet homme ne l’avait point fait venir à autre intention que pour lui faire déplaisir, qui le mit en telle alarme qu’il ne voulut manger tout le long du repas, de peur de goûter quelque morceau qui l’envoyât danser un autre branle que celui de la garde-robe ; et quelque prière que lui fit le maître du logis, il s’excusait toujours, qui lui confirma encore la créance qu’il avait en la vérité de l’histoire. Les tables levées, il tardait beaucoup à ces amoureux refroidis qu’il ne fût hors de la peur, que quelque comédien habillé en Rodomont ne le vînt faire descendre aux enfers avec lui pour vengeance de la comédie qu’il avait jouée sur le théâtre de cette belle, et se forme une affaire pour prétexte de prendre congé : à quoi se préparant, le maître de la maison le supplie d’avoir un peu de patience et appelant sa femme il lui dit qu’elle allât quérir une boîte qu’il lui montre, dans laquelle elle mettait ses pierreries et son argent, ce qu’ayant fait promptement, il parla de la sorte : « – Monsieur, la pratique que j’ai faite de votre humeur depuis que j’ai la faveur d’être connu de vous m’a tellement rendu vôtre que peu de choses, quelque difficiles qu’elles fussent, se passeraient devant moi où je croirais vous pouvoir rendre quelque service, que je ne les entreprisse plus librement que vous ne le désiriez et ne demanderais autre salaire de ma peine que vos bonnes grâces ; car ce n’est pas le propre d’un courage généreux de tirer récompense de son labeur, et encore moins de prendre quelque chose de celui qui travaille, au lieu de lui donner. Je dis ceci pour ce qu’étant né avec de l’honneur et du courage, j’ai cru devoir prendre alliance en pareil lieu, qui m’avait fait choisir une femme issue de parents si généreux que je croyais qu’elle ne forlignerait point. Mais, à ce que je vois, elle n’a point suivi la piste de sa libéralité ; car ayant eu dessein de vous appeler auprès d’elle pour vous faire cultiver et arroser une terre dont le jardinier n’était point assez soigneux à sa fantaisie, au lieu de vous bien payer vos journées, elle a pris cent pistoles pour vous faire ouverture de sa porte, chose du tout injuste : car si quelqu’un devait tirer quelque émolument de son travail, ce devait être moi, qui vivais en peine pour la crainte que j’avais du mal de cette mignonne, qui perdais mon repos durant le temps de l’accès de sa feinte douleur et qui encore sonnais du tambour, tandis qu’elle jouait de la flûte. Mais comme je vous ai dit, les braves courages ne demandent jamais le payement de leur labeur, ce qui fait que je vous tiens quitte pour ce qui me regarde, et par conséquent je n’entends pas que celle qui a eu sa part du plaisir, et non de l’incommodité, participe au gain. Tellement, madame, dit-il, adressant la parole à sa femme, que je veux que tout à cette heure vous rendiez à monsieur les cent pistoles que vous avez touchées pour le prix de la privauté que vous lui avez donnée, et de plus que vous fassiez état de sortir de ma maison et alliez chercher autre que moi pour vous servir de trompette lorsque vous voudrez courir la bague. Vous assurant que c’est tout le mal que je vous procurerai et que je ne vous empêcherai point de jouer à toutes sortes de jeux, pourvu que je ne tienne point la chandelle, et de danser toutes danses, pourvu que je ne sois point le violon. Et quant à vous, monsieur, ne croyez point que cela refroidisse l’affection que je vous ai promise, car je sais trop bien connaître les dames de cette étoffe pour en faire comparaison avec les chevaliers de votre mérite. Vivez donc content et assuré que je ne changerai point pour cela le vœu que j’ai fait de vous honorer et servir aux occasions où vous aurez besoin de mon assistance. » Ces paroles finies, cet amant étonné se retire si troublé de ce qu’il avait vu et entendu qu’il ne se rassura qu’il ne fût en son logis : où étant et ayant pensé en ces divers accidents, il tourna le tout en risée, concluant qu’il était le plus fin des trois d’avoir bien passé son temps, avoir fait un bon repas, acquis un bon ami et retiré son argent.
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