Une fois livré au monde et au tourbillon du plaisir, Encolpe, sans doute, n’avait point tardé à tomber dans tous les embarras où nous précipite bientôt le dérangement de la fortune, compagnon inséparable du dérèglement des mœurs et des actions. À des mots échappés qu’on rencontre çà et là dans nos fragments, on reconnaît que, dès l’entrée de sa carrière, il avait subi un esclavage dans lequel il avait été soumis à tout ce que la passion ou le libertinage d’un maître amoureux ou vicieux avait pu exiger de lui.
Le désordre dans sa conduite n’avait été que la moindre de ses fautes ; Encolpe s’était porté jusqu’au crime. Il se peut que, dans la portion non existante du roman, des circonstances, qui l’auraient seules rendu coupable, le disculpassent en partie ; mais ce que nous lisons aujourd’hui nous apprend clairement que, dans un voyage, il avait tué son hôte et que s’il avait ensuite échappé à la justice, ç’avait été uniquement par un bonheur inespéré ou par une prompte fuite.
Dans les différentes et nombreuses courses que vraisemblablement sa vie agitée et licencieuse lui avait occasionnées, non seulement sur terre il avait couru maint et maint danger (comme quand il avait failli être écrasé sous des ruines, ou englouti dans quelque bouleversement général, évènement dont il ne nous parle que par hasard et sans détail) ; mais sur mer, dans quelque traversée, il avait été près de périr ; et le naufrage qu’on trouvera décrit dans le morceau dont je donne la traduction semble n’avoir pas été le seul ni le premier que Pétrone le supposait ailleurs avoir essuyé.
On reconnaît encore, ou du moins on croit reconnaître qu’Encolpe devait avoir fait le métier de gladiateur ; que, engagé à un chef de ces tristes victimes du goût barbare des anciens pour des jeux sanguinaires, il n’avait point été fidèle aux conditions du marché, par lequel, comme on sait, le gladiateur d’un certain genre, et en certaines occasions, se dévouait à la mort, au gré des spectateurs, qui rarement épargnaient le vaincu dans l’arène. Encolpe parle positivement, quoique avec plus de clarté, d’un danger de cette espèce auquel il avait été exposé, mais dont il s’était sauvé par une audace et une adresse assez peu communes pour qu’il pût s’en glorifier comme d’un chef-d’œuvre en fait de coquinerie.
Cependant, tout en lui attribuant de tels exploits, il s’en faut beaucoup que Pétrone lui eût donné du courage ; il ne lui fait pas même vanter une prétendue valeur. Au contraire, dans le cours du récit qu’il met dans sa bouche ; il lui fait avouer franchement, même pour ainsi dire, il le montre se targuant de la poltronnerie dont sa conscience habituellement l’accusait. En plus d’un endroit, Encolpe donne à entendre qu’il n’était point brave et que ses menaces, quand il en faisait, étaient uniquement de la forfanterie ; ailleurs il récite naïvement les reproches que son compagnon de débauche et de friponnerie lui faisait de sa lâcheté réelle ; on verra que lui-même en badine.
Après bien des aventures, qui ne sont que très obscurément (même inintelligiblement) indiquées, Encolpe s’était violemment épris d’un jeune adolescent, que partout il nomme Giton. Celui-ci devait être un enfant, né aussi de parents libres. Je dis de parents libres, mais que l’on doit supposer pauvres et fort peu délicats (puisqu’ils l’avaient eux-mêmes livré à un esclavage dont il n’avait pu briser la chaîne qu’aux dépens de sa pudeur et en abandonnant sa personne à un maître libertin). Le passage d’où je tire cette induction peut prêter à une autre interprétation, je le sais ; mais la différence que cette interprétation apporterait dans les notions qui concernent Giton ne mérite pas qu’on en fasse l’objet de la moindre discussion. Il est certain qu’Encolpe lui-même nous le représente comme avouant aisément toute sa turpitude, se reconnaissant digne du sort le plus malheureux, puisqu’il avait donné dans le jeu dès qu’il avait pu raisonner, et que s’il était devenu libre ce n’avait été que par l’infamie ; il convenait d’avoir été vendu, comme fille, à un acheteur, lequel ne s’y trompait point, et en feignant de se laisser abuser par une mère avide ou nécessiteuse qui sacrifiait son enfant, s’estimait heureux de pouvoir s’assurer ainsi, sans paraître les avoir préalablement cherchées, des jouissances, précieuses à son goût dépravé, mais dont un désir trop hautement annoncé l’eût fait rougir en public. Du reste, Giton ne manque ni d’un fonds de bonté dans le cœur, ni d’une sorte de justesse dans l’esprit. Ses désordres, ses coupables complaisances paraissent venir plutôt de la faiblesse de son âme et d’un défaut total de principes que de l’emportement des passions et de la force du vice. Également attrayant pour les deux sexes, il se prête, sans préférence marquée, aux plaisirs de l’un et de l’autre. Partout on le voit céder et jamais attaquer. Enfin, il montre de la douceur, de la raison, de la gentillesse, surtout une certaine grâce enfantine qui, pour ainsi dire, fait parfois oublier à quel point s’avilit sa personne.
« Tel est l’objet d’une passion qui, selon le plan général du roman, devait avoir régné, sinon exclusivement, du moins avec plus d’empire que tout autre sentiment accidentel et passager, dans le cœur d’Encolpe, durant un temps considérable : il en est constamment et violemment occupé pendant la période qu’embrassent nos fragments. Sur quel pied, je veux dire en quelle condition Encolpe, intrinsèquement, était-il censé tenir Giton avec lui ? c’est ce qu’il n’est pas aisé de déterminer. En certains endroits et d’après la mention de quelques services, tenant de la pure domesticité, auxquels Giton paraît non seulement résigné sans réclamation, mais comme parfaitement accoutumé, on serait tenté de prononcer que, en tout, il doit être censé avoir été mis en scène comme domestique : et véritablement, s’il faut décidément admettre l’authenticité du fragment trouvé à Trau, il faudra aussi convenir que Giton avait été mené chez Trimalcion comme devant servir les deux amis, Ascylte et Encolpe. Mais habituellement on rencontre tant de motifs frappants de penser différemment, qu’on ne saurait adopter cette idée ; l’union d’Encolpe avec Giton est trop étroite. Il le traite toujours de frère, et vit en effet avec lui, comme avec la sœur, comme avec la maîtresse, comme avec l’épouse la plus hautement avouée. Même logis, même table, même lit, mêmes compagnies ; tout à ces deux amants est commun. Ni les plaisirs, ni les voyages, ni les arrangements de société ne les séparent ; il semble que foncièrement un contrat indissoluble les lie et qu’à peine un pareil ménage puisse, comme l’engagement légal entre des époux des deux sexes, devenir, en certaines circonstances, sujet au divorce.
LA NOCE DE GITON.
(Sauvé, inv.)
À ce couple vivant d’une si étrange manière, se trouve uni un tiers parfaitement assorti. Celui-ci porte le nom d’Ascylte. Pétrone a-t-il ici, comme ailleurs, prétendu présenter un nom purement appellatif ? et ce nom d’Ascylte doit-il, ou avec tous les autres généralement, ou seul en particulier, être censé significatif ? Je l’ignore. En tous les cas, si nous suivions l’analogie de la langue grecque, ce terme ne peut guère signifier autre chose que l’Infatigable : sans doute, une telle dénomination conviendrait assez bien au rôle que Pétrone fait jouer à ce personnage ; mais comme, après tout, ce terme n’est pas trop décidément connu dans la langue grecque, si on veut maintenir l’opinion que notre auteur connaissait parfaitement cette langue, il faudra plutôt croire que, dans son idée, le nom d’Ascylte ne signifiait rien.
Quoi qu’il en soit, Ascylte, bien digne de figurer ici, est un des plus francs vauriens, si je puis m’exprimer ainsi. Né dans un pays étranger, vraisemblablement dans la Grèce, par les suites de quelque exploit, pareil à ceux dont nous avons vu Encolpe réduit à se vanter, il avait été forcé de s’expatrier ; et, pour lui, le lieu, quel qu’il fût, où dans le roman, il était supposé avoir formé sa liaison avec notre héros n’était qu’un lieu d’exil. Pour le libertinage, il était peut-être encore supérieur à Encolpe, qui se croyait fondé à lui reprocher ses infamies et jusqu’à l’impureté même de son souffle.
Ascylte ne laisse pas d’être instruit : le roman le suppose assez lettré pour pouvoir tirer une ressource de ses connaissances et gagner sa vie, en donnant quelques leçons à des jeunes gens. C’était en partie le désir de se perfectionner dans cet exercice qui l’avait poussé et déterminé à se lier si étroitement avec Encolpe, plus avancé que lui dans ce genre d’étude, mais tout au plus son égal en fait de débauche, de malice et de friponnerie. Toutefois, il n’avait point gratuitement obtenu de participer à des instructions qui devaient lui devenir profitables, et, au milieu d’un verger (c’est lui-même qui, dans la chaleur d’un v*****t débat, en fait le reproche à son maître), Ascylte avait été forcé de se soumettre aux mêmes complaisances qu’Encolpe exigeait habituellement du tendre Giton : c’est ainsi qu’il était devenu pour lui un second frère.
Dans une pareille association, l’argent devait souvent manquer ; aussi, les trois amis (comme on peut s’exprimer, en parlant ici une langue assortie) faisaient-ils flèche de tout bois. Pour être admis à de bons repas, il ne leur répugnait point de faire habituellement le métier de flatteurs et de parasites. Et comme dans une très grande ville, telle que celle où évidemment doit être le lieu de la scène, pour toutes les aventures détaillées dans la portion qui nous reste du roman, il ne manque jamais d’y avoir de ces riches vaniteux, qui se piquent d’aimer les lettres, qui se mêlent de les cultiver plutôt par air que par goût réel, qui même se croient de bonne foi du talent, et rassemblent volontiers des auditeurs disposés à louer leurs compositions, Encolpe et, sans doute à son exemple, ses deux camarades n’épargnaient point les applaudissements à tout amateur dont la prétention au mérite littéraire était appuyée d’une table bien garnie.
Il paraît que, au moment où les prennent nos fragments, nos jeunes gens étaient comme agrégés parmi une troupe d’écoliers qui suivaient déterminément la classe, et, comme nous dirions aujourd’hui, le cours d’un célèbre professeur d’éloquence, ou plutôt de déclamation : car, d’après ce qu’on lit au début de ce qui nous reste du roman, on voit que, au siècle (quel qu’il soit) dont Pétrone peut avoir voulu nous retracer et blâmer les ridicules et les vices, les orateurs étaient de purs déclamateurs. Et, peut-être, ce qui, dès l’abord, se trouve dit sur ce sujet, sans pouvoir maintenant paraître neuf ou correctement écrit, est-il ce qu’il y a de plus judicieux et de plus sérieusement utile, dans tout ce que le temps a épargné de cette composition singulière en son genre. Ç’aura sans doute été en leur qualité d’écoliers que nos trois jeunes gens pouvaient être admis dans des sociétés où, quel qu’eût été, au fond, le peu de délicatesse du maître du logis, sans leur titre d’étudiants, sans ce vernis de littérature, leur conduite d’ailleurs leur eût nécessairement fermé tout accès. »
On le voit, le savant critique a quelque peine à coordonner et à concilier les renseignements épars dans ce qu’il nous reste du Satyricon : Encolpe est sans doute de naissance libre, Ascylte est probablement un affranchi, mais est peut-être, au cours de quelque aventure, retombé en esclavage, et c’est sans doute par erreur que, dans le Banquet, Hermeros le prend pour un chevalier, à supposer que le Banquet soit de Pétrone. Bien d’autres points restent obscurs dans les aventures passées des deux mauvais compagnons. Quant à Giton, il est vraisemblablement de naissance servile, mais traité par Encolpe tantôt en camarade, tantôt en domestique. Voilà bien des incertitudes sur les trois héros de Pétrone.
Il n’en subsiste pas moins sur le théâtre de leurs exploits : nous avons dit que l’auteur du Satyricon était peut-être Marseillais. Comme le roman a pour cadre une ville grecque certainement très populeuse et qui est même un port de mer, on pourrait, sur la conjecture qui précède, en appuyer une autre et se demander si les aventures d’Encolpe et de ses acolytes ne se passeraient pas à Marseille même. Un court fragment d’un livre perdu établit qu’au moins un des épisodes du roman avait cette ville pour théâtre.
Mais toute une école de savants napolitains s’est évertuée avec autant d’ingéniosité que d’érudition à établir que les lieux décrits dans le roman ne pouvaient être que l’ancienne Naples et ses environs. On a même retrouvé dans la langue des modernes lazzaroni des expressions qui sont la traduction exacte en italien de celles employées par les camarades de Trimalcion. Naples est, en outre, plus près que Marseille de Crotone, où les héros du roman vont chercher fortune après un voyage, semble-t-il, assez court. On trouvera du reste le nom même de cette ville dans notre texte, mais il n’y a aucune conclusion à tirer de cette mention, parce qu’elle se trouve dans un passage certainement interpolé.
Pouzzoles a paru également remplir les conditions voulues : c’était un port de mer très peuplé, très commerçant, où l’élément grec était important ; c’était en outre, autre particularité mentionnée par le Satyricon, un municipe ; enfin l’argot qu’on y parlait ne devait pas être très différent de celui de Naples. Mais cette dernière hypothèse se base sur ce fait établi que Pouzzoles, jusqu’au temps de Néron, fut le véritable port de Rome ; ce ne fut qu’un peu plus tard qu’elle tomba en décadence, à la suite des travaux entrepris pour faire d’Ostie une grande ville maritime. Elle n’a donc toute sa valeur que pour qui consent à admettre que Pétrone et ses héros étaient des contemporains de Néron.