Cumes, et Misène, proposée par Mommsen, remplissent aussi les conditions voulues.
Sur ce point encore, il est plus facile de critiquer toutes les solutions proposées que d’apporter la moindre précision présentant le moindre degré de certitude.
C’est encore au chevalier du Theil que nous allons demander de nous donner les raisons qui militent en faveur de Naples et de replacer les personnages dans leur cadre :
« En quel lieu pouvons-nous placer la scène, au moment où elle s’ouvre pour nous ? Je ne sais si rien peut démontrer qu’elle doive être censée à Rome ; disons plus : je reste persuadé que Rome est précisément l’endroit où on ne peut en aucune manière la supposer. Il me paraît permis de conjecturer que Pétrone l’avait placée à Naples, ville assez considérable pour qu’il y eût des gymnases, consacrés aux exercices tant de l’esprit que du corps et dignes d’être comparés à ce que Rome peut avoir eu de plus remarquable en ce genre. Dans les fragments authentiques, rien de ce qui précède le lambeau, le plus anciennement publié, du Festin de Trimalcion n’empêche d’admettre une pareille conjecture. Elle peut (que dis-je !) elle doit convenir à ceux mêmes qui soutiendront le plus fortement l’authenticité du long morceau (à ce qu’on a prétendu) trouvé, le siècle dernier, à Trau. À chaque page de ce morceau, certaines phrases forcent à supposer que le lieu du festin est une espèce de maison de campagne, du moins une maison située, ou proche, ou dans une ville à laquelle convenait la dénomination de colonie, et qui devait être elle-même voisine d’une autre ville plus considérable et maritime : je dis voisine ; de manière à ce que, dans l’espace de peu d’heures, on pût en revenir à pied dans la grande ville dont je parle. Enfin, lorsque, en unissant ce même morceau au reste de l’ouvrage, on rentre dans la lecture des anciens fragments, on se sent, pour ainsi dire, contraint de regarder les acteurs comme habitant une ville tout à la fois très vaste, très peuplée et pourvue d’un port sur la mer où, par la suite, on les voit s’embarquer.
Je supposerai donc que le portique et la classe dont il est fait mention dès le troisième chapitre des fragments authentiques, dans les éditions les plus connues, étaient des édifices napolitains, où naturellement avaient dû se rendre Encolpe, Ascylte et Giton, venus depuis peu de temps à Naples, pour y perfectionner des études qui pouvaient devenir utiles à leur fortune et peut-être aussi pour d’autres raisons. J’ai dit, venus depuis peu de temps : c’est ainsi qu’on expliquera qu’aucun d’entre eux ne connaissait encore le chemin de leur auberge et ne pouvait la retrouver quand ils en étaient une fois éloignés.
Là, sans doute, ils suivaient plus particulièrement le cours d’éloquence d’un professeur accrédité que Pétrone leur fait désigner sous le nom d’Agamemnon, et qu’il fait représenter par Encolpe comme un personnage doué de quelque mérite réel, mais ne laissant pas de prêter au ridicule ainsi qu’à la censure.
Selon l’usage dont il a été parlé plus haut, nos trois écoliers, ainsi que leurs camarades de classe, se trouvaient quelquefois invités à des repas somptueux, soit séparément, soit ensemble, à la suite du professeur dont ils prenaient les leçons ; et bien que Giton, comme on l’a déjà observé, puisse paraître avoir toujours joué un rôle subalterne, tenant sinon de l’esclavage, du moins de la domesticité, cependant on le voit reçu partout comme l’égal ou comme le compagnon d’études et de plaisirs des deux autres. C’est ainsi que, particulièrement, peu après l’époque où commencent les fragments authentiques, toute la société, Encolpe, Ascylte, Giton et plusieurs de leurs camarades de classe, entre autres un certain Menelaus, se trouvent engagés quelques jours d’avance au grand souper que devait donner ce personnage extraordinaire, ce Trimalcion, dont le rôle, ni bien frappant, ni bien étendu dans ces fragments, est aussi considérable que difficile, pour ne pas dire impossible à expliquer, dans le long morceau, qui nous est connu uniquement depuis la prétendue découverte du manuscrit de Trau. Tous ces étudiants devaient se rendre à l’invitation avec leur professeur, leur maître commun, Agamemnon. »
Dans le caractère de Trimalcion et de ses hôtes, dans leur exubérance et leur cynisme, dans leur naïveté et leur canaillerie, dans leur langage même, du Theil croit reconnaître la populace napolitaine telle qu’elle est encore aujourd’hui :
« Que l’on observe, dit-il, le caractère de Trimalcion, on y reconnaîtra un charlatan crapuleux, un de ces hommes que les Italiens qualifient proprement de goffi, un vrai modèle… de ces caractères dépeints par Nic. Aminta. L’auteur du roman satirique ne représente-t-il pas Trimalcion, réunissant dans son festin l’abondance et la profusion, au plus mauvais goût pour le choix des mets, à la malpropreté du service, à la grossièreté et à l’incivilité de ses manières, qui, toutefois, semblent partir d’un cœur assez bon ? Presque tout le dialogue de ce festin… respire, si l’on peut s’exprimer ainsi, un goût de terroir napolitain. »
IV. Discussions sur le SATYRICON.– L’interprétation du Satyricon a soulevé des difficultés et des discussions fort naturelles si, comme nous inclinons à le croire, il est l’œuvre de plusieurs auteurs et même de plusieurs temps, parfois assez déconcertantes s’il faut y voir, au contraire, l’ouvrage incomplet sans doute, mais pourtant homogène, d’un écrivain unique.
Nous empruntons à l’opuscule, devenu très rare, de J.-N.-M. de Guerle, Recherches sceptiques sur le Satyricon et sur son auteur, un excellent résumé de ces débats qui portent à la fois sur l’objet, sur le titre et sur le style de l’ouvrage.
I. Objet du SATYRICON.– J’ai réfuté ceux qui regardent l’ouvrage de Pétrone comme la s****e de Néron ; n’en parlons plus. D’autres ont cru reconnaître le vicieux Claude dans Trimalcion, Agrippine dans Fortunata, Lucain dans Eumolpe, Sénèque dans Agamemnon : Tiraboski, Burmann et Dotteville semblent pencher de ce côté. Selon les deux Valois, le Satyricon n’est que le tableau ordinaire de la vie humaine, une véritable Ménippée, mêlée de prose et de vers, dans le goût de Varron, une s****e générale des ridicules et des vices qui appartiennent à tous les peuples, à tous les temps. Quelques-uns ont presque fait de Pétrone un casuiste ; ils y voient à chaque page des sermons très édifiants ; et le Satyricon est, à leur avis, un traité complet de morale, qui vaut bien celui de Nicole. C’est du moins ce que semble insinuer Burmann, quand il appelle Pétrone virum sanctissimum. L’ingénieux Saint-Evremond a réfuté, d’une manière agréable, ce dernier sentiment. À l’appui de cet écrivain, Leclerc, toujours caustique, ajoute avec un peu d’humeur : « Que dirait-on d’un peintre qui, pour inspirer l’horreur du vice, tracerait avec toute la délicatesse possible les postures de l’Arétin ? » Enfin, si l’on en croit Macrobe, le Satyricon est un pur roman dont l’unique but est de plaire.
Je ne vois pas trop ce qu’on pourrait opposer à l’autorité de Macrobe. Il fut l’écrivain du quatrième siècle le plus versé dans la connaissance de l’antiquité ; sa sagacité dans la critique égalait sa vaste érudition. Il vivait dans un temps où l’on ne pouvait encore avoir perdu le secret du Satyricon, s’il eût renfermé quelque mystère. Son opinion individuelle peut donc ici passer pour celle de ses contemporains, et, dans le cas où l’une eût différé de l’autre, un auteur aussi judicieux aurait-il manqué d’exposer au lecteur les motifs qui l’engageaient à s’écarter du sentiment général ? Parmi les modernes, Huet, Leclerc, Basnage se sont rangés à l’avis de Macrobe. Défions-nous de ces esprits systématiques ou malins, qui se plaisent à torturer un auteur pour lui faire penser ce qu’ils eussent dit : leur pupitre est, en fait de critique, le lit de fer de Procuste. La Bruyère riait sous cape des prétendues clefs ajustées à ses Caractères par des devins en défaut. Peut-être, un jour, tirant Artamène ou Clélie de la poussière, quelques savants en us les publieront tour à tour grossis de nouveaux tomes ; et pour prouver que Louis XIV est Cyrus ou Porsenna, ils joindront aux fadeurs de Scudéry, avec leurs propres visions, les variorum des commentateurs.
II. Forme du SATYRICON.– L’Espagnol Joseph-Antoine Gonsalle de Sallas a fait jadis une belle dissertation sur ce seul mot Satyricon. Son étymologie est-elle grecque ou latine ? Grande question parmi les érudits. Voici ce qu’Heinsius, Scaliger et plusieurs autres allèguent en faveur de la première opinion. Les Grecs appelaient satyriques certains drames, moitié sérieux, moitié bouffons, dans lesquels les acteurs, le visage barbouillé de lie, imitaient les danses grotesques, ainsi que les propos un peu lestes des divinités des bois, et tournaient en ridicule, dans la personne des magistrats et des riches, les véritables dieux de la terre. Ces drames eurent cours longtemps encore après Thespis : il nous en reste un modèle dans le Polyphème d’Euripide. D’après cette hypothèse, notre mot s****e vient du grec Σάτυρος, faune ou s****e ; il doit alors s’écrire par un y .
Casaubon, Spanheim et Dacier ne manquent point d’arguments pour combattre Heinsius et Scaliger. Ils dérivent s****e du latin satura (plat rempli de différents mets). Si vous demandez quelle analogie peut exister entre un plat rempli de différents mets et les satyres d’Horace, par exemple, on vous répond que ce genre de poésie est farci, pour ainsi dire, de quantité de choses diverses, comme s’exprime élégamment Porphyrion, multis et variis rebus hoc carmen refertum est.
Le vulgaire des écrivains, gens dénués d’érudition, ont simplement distingué la s****e en deux espèces. L’une, ont-ils dit, tend directement à réformer les mœurs ou à ridiculiser les travers de l’esprit humain. Ceux qui la craignent l’accusent de misanthropie ou de malignité. C’est sans doute pour adoucir l’austérité du précepte ou l’acerbe du sarcasme qu’elle emprunte à la poésie les grâces de son langage. Sœur cadette de la comédie, elle n’en diffère que dans sa forme. Elle est plus courte et n’est pas essentiellement dramatique. Horace, Juvénal et Perse ont porté dans Rome cette espèce de s****e à sa perfection ; elle n’a point dégénéré en France sous la plume des Régnier, des Boileau, des Gilbert.
La seconde espèce de s****e est celle qu’on nomme Ménippée. Le plus savant des Romains, Varron, la mit en honneur chez ses concitoyens. Si son but est également d’instruire, elle y vise par des détours plus cachés ; plaire est son premier désir, l’instruction chez elle n’est que secondaire. Ses tableaux plus variés embrassent toutes les scènes de la vie, comme toutes les branches de la littérature. Son caractère distinctif est un mélange agréable de prose et de vers. La fiction est son arme favorite ; sa marche approche de celle du roman dont elle usurpe impunément l’étendue. Elle caresse plus souvent qu’elle n’égratigne ; et pour faire aimer la vertu, elle l’affuble quelquefois des livrées de la folie. L’Apocolokyntosis de Sénèque, le Misopogon de l’empereur Julien, la Consolation de Boêce sont autant de Ménippées. La France peut leur comparer sans honte le Pantagruel de Rabelais, le Catholicon d’Espagne, la Pompe funèbre de Voiture, par Sarrazin.
Aux yeux de ceux pour qui les disputes de mots ne sont que de doctes âneries, Rome paraîtra peut-être redevable à la Grèce de ces deux espèces de satyres. Varron, de son aveu même, avait imité Ménippe le Cynique ; et les satyres du second genre s’appellent encore aujourd’hui Ménippées, du nom du philosophe grec. Pour la s****e du premier genre, les Grecs lui avaient donné le nom de Silles ; et les fragments de Silles de Timon le Phliasien, sceptique célèbre par ses vers mordants contre les dogmatiques, prouvent assez que la Grèce avait ses Lucile et ses Horace. N’était-ce donc pas une s****e, ces iambes lancés par le Grec Sotade contre Ptolémée-Philadelphe, ces iambes cruels qui mirent en fureur leur royale victime, et firent enfin précipiter dans le Nil leur malheureux auteur ? Maintenant personne n’ignore que Lucile, Pacuve, Ennius même, ne parurent qu’après Ptolémée-Philadelphe ; or, Timon et Sotade florissaient sous ce prince. Les Grecs connurent donc la s****e proprement dite ; ils la connurent donc même avant les Romains. Ainsi la s****e fut d’abord à Rome ce qu’elle avait été dans Athènes : la seule différence qui la distingua par la suite chez ces deux peuples, c’est qu’en changeant de forme, elle retint en Italie son nom primitif, tandis qu’elle prenait tour à tour chez les Grecs celui de Silles ou de Ménippée.
Les mots ne tiennent pas toujours ce que leur étymologie promet ; l’usage, ce tyran des langues, est plus fort que les grammairiens, et souvent l’expression est la même quand la chose a changé. Charmé de la marche libre et facile que donnait à la Ménippée le mélange des vers et de la prose, les Romains s’accoutumèrent insensiblement à désigner par son nom les écrits revêtus de la même forme, quoique éloigné de son caractère original. Histoires, romans, philosophie, morale, tout fut bientôt de son ressort. On oublia qu’elle était née caustique, pour ne plus voir en elle qu’une ingénieuse babillarde. Pourvu que, dans un même ouvrage, elle semât avec esprit et les vers et la prose, on lui pardonna de ne plus médire ; en dépit de son changement, elle resta Ménippée. Cette s****e n’est donc point essentiellement mordante. Celle même de Varron, quoique plus proche de son origine, montre rarement le vice couvert de ridicule ou d’opprobre. Sa philosophie badine plus qu’elle ne dogmatise ; elle cache sous les fleurs les épines de l’érudition, et ses leçons de morale, elle ne les donne qu’en se jouant. La s****e chez Pétrone est encore plus indulgente. Ne cherchez pas en elle un pédagogue : enfant gâté d’Épicure, sa malignité s’endort auprès du vice aimable ; craignez qu’elle ne s’éveille aux sermons de la sagesse. Près de Pétrone, l’âne d’Apulée est un Caton. Il censura fort bien les travers de son siècle ; cependant, il n’a pas l’honneur de siéger parmi les satyriques. Cet âne, content de parler mieux que certains hommes, négligea d’employer le langage des dieux ; et, je l’ai déjà dit, il n’est point de Ménippées sans le mélange de la prose et des vers.