Introduction-3

2040 Words
Il n’en manque pas qu’en littérature. Il a voulu nous donner un manuel de l’élégance : tout ce que fait Trimalcion est à éviter, tout ce qu’il dit est à ne pas dire. Mais il n’a pas, comme l’auteur des Aventures d’Encolpe, le sens de ce qu’est la véritable distinction. On sent que c’est chez lui leçon apprise, qu’il professe à son tour ce qu’on lui a enseigné, qu’il a étudié les règles du bon ton, laborieusement, mais que ce n’est là que connaissance acquise ; aussi ne s’élève-t-il guère au-dessus du niveau des manuels de civilité puérile et honnête. Chez l’auteur des Aventures d’Encolpe, la distinction serait plutôt poussée jusqu’à la recherche. Les propos des amis de Trimalcion, par leur naïveté amusante, leur banalité implacable et leur savoureuse vulgarité, sont sans doute d’un comique de bon aloi, mais semblent sortis d’une tout autre veine que les traits vifs, spirituels, cyniques, la verve railleuse, la fantaisie légère, l’irrévérence désinvolte, l’élégance aisée et détachée qui, chez Pétrone, s’allient au plus solide bon sens. L’auteur du Banquet nous parait l’ancêtre authentique de notre Rabelais, celui des Aventures d’Encolpe annonce plutôt Voltaire. Tels sont, à côté d’autres motifs d’ordre plus technique et qu’il serait trop long d’exposer ici, les raisons qui nous font soupçonner que les fragments que nous possédons pourraient bien être de deux auteurs différents. Oserons-nous aller jusqu’au bout de notre pensée et avancer qu’il y en a eu sans doute trois ou davantage ? Dans les Aventures d’Encolpe nous croyons distinguer, en effet, des morceaux d’inspiration et de valeur bien différentes. Il nous semble que les chapitres relatifs au culte de Priape, l’histoire de Quartilla, et peut-être celle de la prêtresse Œnothea sont au moins en partie d’un auteur relativement récent. Leur mérite littéraire est mince. Ils sont lugubrement tristes, platement pornographiques ; les terreurs de la superstition s’y marient au matérialisme le plus bas, au sensualisme le plus grossier. On n’y retrouve rien de la bonne humeur, du bel équilibre intellectuel, de la bonne santé morale qui caractérisent l’auteur des meilleurs morceaux du Satyricon. On se sent, au contraire, en pleine décadence. Eumolpe date encore de l’époque où Rome, déjà corrompue mais encore vigoureuse et brillante, lutte non sans courage contre sa propre décadence. L’auteur du Banquet, comme celui des priapées, n’en est plus à pressentir la faillite intellectuelle et morale de Rome : il la constate avec une netteté de procès-verbal. Un morceau célèbre, et qui mérite de l’être, la Matrone d’Éphèse, n’est peut-être même qu’une Milésienne récente qui se serait glissée tardivement dans le recueil. Résumons-nous : tout ce qui trahit une décadence trop complète soit de la littérature, soit des mœurs, nous paraît indigne de l’auteur primitif du Satyricon. Il aurait écrit la meilleure partie de l’œuvre, celle qu’on ne se lassera jamais de relire. Il aurait créé un type, celui de l’élégant coquin, lettré, déluré et sans aucun scrupule, un style, celui du récit familier, un cadre, celui du roman à tiroir. Son succès lui fit des émules, des continuateurs, qui l’imitèrent sans l’égaler ; il était tentant d’attribuer à Ascylte ou à Encolpe toutes les bonnes histoires de brigands qui couraient Rome : c’était leur assurer le meilleur des patronages ; il était tentant de les insérer dans une œuvre déjà célèbre qui leur ferait faire leur chemin dans le monde ; il était facile d’adopter le ton, la manière de l’auteur qui est déjà celle de nos meilleurs conteurs français. Et c’est ainsi que le livre, démesurément grossi, devint un recueil énorme, quelque chose comme l’épopée de la crapule durant la décadence romaine. L’œuvre primitive était, à en juger par les fragments qui en restent, quelque chose de plus élevé, de plus délicat, et, ajouterons-nous, de plus moral : il s’agissait de la décadence des lettres envisagée comme conséquence de la décadence des mœurs. III. Les personnages et le cadre du roman. – Les lacunes et l’incertitude du texte, l’ignorance où nous restons sur la date même approximative de la composition des différents fragments rendent parfois l’œuvre assez difficile à comprendre. Un des hommes qui ont le plus consciencieusement étudié le Satyricon, un de ceux aussi qui, à notre sens, ont le mieux compris Pétrone, le chevalier La Porte du Theil, a, dans des pages encore inédites, tenté de restituer la physionomie des principaux personnages du roman, en se basant exclusivement sur les Aventures d’Encolpe, qui seules lui semblent d’une authenticité certaine. Nous ne saurions choisir un meilleur guide : « Peut-être, dit-il, aucun des nombreux interprètes qui ont tant travaillé sur cette production singulière ne s’est-il assez occupé du soin de rassembler et de présenter sous un seul point de vue tout ce qui se trouve, dans le cours de la narration d’Encolpe, de particularités éparses, d’après lesquelles on peut deviner bien des faits qui nécessairement devaient avoir précédé ceux que nous trouvons ici plus ou moins clairement exposés, plus ou moins défigurés par de très nombreuses lacunes dont on ne saurait calculer la grandeur respective. Ce soin, qui eût été léger, n’eût pas laissé fréquemment d’ajouter aux lumières que tant d’habiles gens se sont efforcés, mais non pas toujours avec un égal succès, de jeter sur une multitude de passages qui nous arrêtent encore par leur obscurité. Voici, à ce qu’il m’a semblé, tout ce que le narré d’Encolpe suppose avoir été précédemment raconté quelque part : de ce rapprochement résultera une idée nette, telle que l’on peut se la faire, avec quelque fondement, du caractère de cœur et d’esprit que Pétrone devait avoir voulu donner à ce principal personnage de ce drame narratif et satirique ; personnage qui, à plus d’un égard, semble avoir servi de modèle aux modernes Gil Blas et Figaro. Encolpe, soit Grec, soit plutôt Romain d’origine, aurait appartenu à une famille honnête. On est fondé à penser que Pétrone l’avait représenté comme né dans la classe des hommes libres. Si on peut induire aussi de certains passages qu’Encolpe avait dû être quelque temps en service, il est permis de supposer que cet esclavage avait été accidentel, et peut-être uniquement le fruit ou la suite d’un dérangement de conduite bien prématuré. En tout cas, je ne sais si ce que l’auteur lui attribue de connaissances et d’acquis ne nous met pas en droit de conjecturer qu’il lui avait donné des parents d’un état qui aurait permis à leur enfant de fréquenter les meilleures, même les plus hautes sociétés, lesquelles néanmoins ne l’attirèrent jamais, ou ne le captivèrent pas longtemps. Encolpe, en naissant, devait avoir reçu de la nature toutes les grâces du corps, tous les talents de l’esprit ; mais, du côté du cœur et de l’âme, il s’en fallait bien que son partage eût été aussi bon. Sans doute, une éducation très soignée avait contribué à développer en lui le germe de tous ses avantages, mais n’avait certainement point étouffé celui de tous ses vices. Quant au physique, de très bonne heure il s’était trouvé en état de ressentir comme d’inspirer avec violence la passion de l’amour. Éminemment pourvu de ces moyens, de ces forces extraordinaires qui distinguent presque privativement certains individus et les rendent d’une aptitude prodigieuse à goûter eux-mêmes ainsi qu’à donner aux autres les jouissances les plus vives et les plus répétées, il semble avoir tour à tour enflammé et aimé tout ce que les grandes villes, théâtre du libertinage le plus raffiné ou le plus crapuleux, pouvaient compter, chez l’un et l’autre s**e, de personnes, n’importe à quel âge, plongées, soit dans la volupté la plus tendre, soit dans la débauche la plus sale. Quels étaient au juste les sentiments que Pétrone lui avait prêtés relativement aux femmes ? Encolpe avait-il été, au total, représenté de manière que, chez lui, un goût dépravé n’eût jamais pris effectivement la supériorité décidée sur le penchant le plus naturel, et que les femmes, ne pouvant s’empêcher de l’aimer, eussent simplement à regretter de n’être pas seules à l’intéresser ? Ou peut-on penser que partout, dans ce qui est perdu comme dans ce qui nous reste du roman, ce qu’il disait de ses sentiments pour elles tendait uniquement à masquer le tort réel de leur donner une trop faible place dans son cœur ? C’est sur quoi on ne doit peut-être pas se prononcer. Mais ce qui est certain est que, dans ce que nous lisons aujourd’hui, on croit reconnaître évidemment que, s’il lui eût fallu déterminément choisir et renoncer à aimer l’un des deux sexes, celui pour qui nous sommes faits n’eût pas obtenu de lui la préférence. Disons plus : le rôle que, dans nos fragments, nous le voyons jouer vis-à-vis des femmes en général, ne répondant nullement aux moyens dont la nature l’avait si libéralement pourvu, semble annoncer que Pétrone l’avait voulu représenter comme assez peu porté à les contenter. Je ne parle point ici simplement de la triste manière dont on le verra, dans le morceau dont je donne la traduction, se comporter avec une belle et charmante femme de dix-huit à vingt ans : mais je rapproche encore ce qui, de son propre aveu, avait pu, sans réclamation de son côté, lui être reproché par un camarade de débauche, lorsque celui-ci l’accusait en propres termes, antérieurement à la fatale époque dont il vient d’être question et au temps de sa plus grande vigueur, de n’avoir pu se tirer galamment d’affaire avec une jeune personne encore neuve en amour (car je reste persuadé que tel est le sens d’un passage sur lequel il est superflu de disserter) ; et tout à l’heure d’autres faits viendront à l’appui de ce que je dis présentement. Quant aux agréments de l’esprit, il paraît que rien de ce qui sert à rendre la société d’un homme séduisante et sa conversation agréable ne lui était étranger. Dans les lettres, dans les arts, dans les sciences, il ne manque d’aucune de ces connaissances qui permettent de parler avec justesse sur tout objet intéressant et qui dénotent l’homme bien élevé et l’homme instruit, l’homme du bon ton. Particulièrement en fait de littérature, tout annonce chez lui un goût assez épuré, un tact assez fin, malgré l’obscurité et les fréquentes lacunes qui défigurent les passages où il est question de semblables sujets, toutes ses censures, toutes ses plaintes sur le mauvais genre d’éloquence des déclamateurs de son siècle, sur le style et la manière des poètes de cet âge, sur le peu de talent et l’avilissement des artistes ses contemporains, paraissent marquées au meilleur coin. On dira peut-être que, quand il prétend joindre l’exemple au précepte, il est moins heureux et que l’on pourrait à bon droit lui appliquer les vers : La critique est aisée et l’art est difficile. Mais prenons-y garde ; si le style dans lequel tout ce roman est écrit est en effet (comme il me le paraît) plutôt vicieux que correct, soit en prose, soit surtout en vers, c’est le tort de l’auteur. Je ne prétends point ici discuter son mérite ; mais toujours puis-je dire que les maximes avancées par Encolpe, en fait de littérature, sont les plus sûres, les plus propres à maintenir le goût dans sa justesse et dans sa pureté. À l’égard des principes qui fondent la morale et assurent la conduite de l’homme, supposé qu’Encolpe les eût jamais adoptés, il ne les avait pas longtemps suivis. S’il semble avoir connu et même avoir foncièrement aimé la vertu, s’il va quelquefois jusqu’à tonner fortement contre le vice, on est presque autorisé à croire qu’il ne faut pas s’y méprendre ; que c’est uniquement dans la vue d’excuser ses excès et avec l’intention de prouver combien un franc libertin peut encore être préférable, pour ce qu’on appelle le fond du cœur, au sectateur hypocrite d’une rigide mais fausse vertu. Ce que je pourrais ajouter sur ce point tiendrait à la morale générale du roman considéré dans son ensemble. De célèbres littérateurs en ont peut-être suffisamment parlé. Je pourrai rappeler ailleurs ce qu’ils en ont dit ; ici, je me borne à rassembler les traits qui caractérisent en particulier le personnage d’Encolpe ; traits qu’on a besoin de connaître préalablement pour n’être point arrêté dans la lecture de ce qui nous reste du récit de ses aventures. Encolpe, soit que, dès son bas âge, par quelque accident ordinaire il eût perdu ses parents, soit que simplement, dans les premiers jours de l’adolescence, emporté par la fougue des passions, il se fût, sans tarder, soustrait à la domination ordinairement si douce, presque toujours si utile, mais parfois importune, d’un père et d’une mère, Encolpe, dis-je, paraît avoir été représenté par Pétrone comme ayant été de très bonne heure livré à lui-même et maître de ses actions. À quelque époque de sa vie qu’on place l’occasion qui, dans le plan général du roman, était supposée lui avoir fait entamer sa narration, certainement, dans ce qui nous reste de cette narration, on ne trouve la mention ni l’indication d’aucun fait, d’aucun évènement qui ne concerne un jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, plutôt qu’un homme fait et d’un âge mûr ; et on voit qu’antérieurement au point où le prennent les fragments aujourd’hui subsistants, Encolpe avait fait déjà plus d’un métier. On ne saurait douter que, dans ce qui précédait, comme dans les lacunes courantes qui se reconnaissent maintenant, il devait être question d’une multitude de faits, d’un grand nombre d’intrigues amoureuses, de maint et maint tour d’escroquerie du genre, je l’ai déjà dit, de ce que présente le tableau de la vie de Gil Blas, de Figaro, mais avec des nuances adaptées à nos mœurs.
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