On n’est pas plus fixé sur le lieu que sur la date de naissance de notre auteur. Mentionnons cependant la tradition qui fait de Pétrone un Gaulois. Elle est basée sur un texte de Sidoine-Apollinaire, du reste insuffisamment clair, qui semble le faire naître ou au moins le faire vivre à Marseille, et sur une conjecture assez plausible de Bouche, dans son Histoire de la Provence, qui fait sortir l’auteur du Satyricon du village de Petruis, aux environs de Sisteron, parce qu’une inscription découverte en 1560 a révélé que cette localité portait dans l’antiquité le nom de Vicus Petronii. Ce ne serait donc pas tout à fait par hasard que par la légèreté de son style, par les agréments de son esprit et surtout par son talent de conteur, Pétrone se trouve être l’ancêtre de Rabelais, de La Fontaine, de Le Sage et de Voltaire. Mais est-il besoin de le dire, cette hypothèse, du reste assez plausible, est plus agréable à notre amour-propre de Français que solidement établie.
II. Le texte du « Satyricon ». – I. Le texte que nous possédons se compose de trois parties : la première et la dernière racontent les aventures d’Encolpe et de ses amis, la seconde, qui est un hors-d’œuvre, décrit un banquet donné par l’affranchi Trimalcion.
Comme nous l’avons déjà dit, nous ne possédons qu’une faible partie du roman de Pétrone, un douzième, suivant Douza, un sixième, suivant l’estimation plus modérée et sans doute plus exacte de M. Collignon. Le Codex Tragurensis (actuellement Parisinus 7989) porte, en effet, en sous-titre : Fragments des livres XV et XVI. D’autre part, une interpolation de Fulgence (Ms. Paris 7975) attribue au livre XIV la scène racontée au chapitre 20. Bien que ces deux indications ne soient qu’à peu près concordantes, il est permis d’en conclure que la première partie des fragments que nous possédons (chap. 1 à 26), contenant l’entretien d’Encolpe et d’Agamemnon sur la décadence de l’art oratoire, la fuite d’Ascylte, l’histoire du manteau volé et celle de Quartilla faisait partie du livre XIV. Le Banquet de Trimalcion, qui vient couper les aventures d’Encolpe et constitue, avons-nous dit, un épisode bien distinct et fort long, formait très probablement à lui seul un livre complet, le XVe, et, en conséquence, la suite des aventures d’Encolpe à partir de sa rencontre avec Eumolpe (à la fin du chapitre 140) se trouvait très vraisemblablement dans le livre XVI. La déconfiture d’Eumolpe devait clore ce livre, mais non pas, probablement, l’ouvrage tout entier, puisque le sort des deux principaux personnages n’est pas encore fixé au moment où nos fragments s’arrêtent. Donc, en considérant l’épisode de Trimalcion comme un livre complet ne présentant ni lacunes ni abréviations, en supposant tous les livres à peu près d’égale longueur, en admettant enfin que l’ouvrage s’arrêtât à la fin du livre XVI ou peu après, hypothèse encore plus douteuse que les deux précédentes, il faudrait multiplier par seize la longueur du Banquet, qui compte environ cinquante paragraphes, pour avoir approximativement celle de l’ouvrage ! Quelle que soit la valeur de cette méthode de calcul, ce qui est certain, c’est que le roman formait un énorme manuscrit dont le dessus et sans doute aussi le dessous se sont perdus et dont le milieu seul a été conservé.
Dans la partie qui subsiste on trouve du reste tant d’allusions à des évènements qui n’y sont pas mentionnés qu’il est impossible à première vue de ne pas s’apercevoir que le texte qui nous est parvenu n’est qu’une suite. Enfin, les écrivains du Moyen Âge citent divers passages de Pétrone, que nous n’avons plus.
Le fragment même que nous possédons n’est pas complet : il présente des lacunes dont il est difficile d’apprécier l’importance. Certaines incohérences, certaines transitions défectueuses, certaines faiblesses de style révèlent le travail plus ou moins adroit d’un abréviateur qui a copié fidèlement divers morceaux, qui en a sauté d’autres, qui en a enfin résumé. Il paraît du reste n’avoir pas opéré au hasard. « Il semble, dit M. Lecoultre, que l’abréviateur, s’il a été guidé par un principe quelconque, a eu soin de nous conserver des discussions sur la décadence de l’art oratoire, qui étaient si fréquentes au premier siècle, les discours ridicules d’un parvenu qui cite des auteurs à tort et à travers et les élucubrations d’un poète de l’école classique qui proteste contre les innovations de Lucain. » Ces préoccupations littéraires semblent indiquer que le remaniement que nous constatons est dû à un écrivain ou à un professeur qui, poursuivant un but très spécial et très précis, a pu altérer profondément le texte pour ne garder que ce qui était à sa convenance.
Cet abrégé, à son tour, a subi les injures du temps et présente de nombreuses lacunes. Il a été d’autant plus massacré par les copistes que ceux-ci ont dû s’ingénier à combler les lacunes, à rétablir le texte là où il était devenu illisible, à le corriger quand il renfermait des mots grecs, ou des termes techniques, ou des expressions populaires, ou des allusions à des usages qu’ils ne comprenaient plus, toutes occasions d’altérer davantage un texte déjà abîmé, que le Satyricon leur offrait en abondance.
Enfin, le texte que nous possédons ne nous est parvenu que par fragments successifs.
1° Un premier fragment découvert en 1476 a été imprimé à Milan, en 1482, et est resté le seul texte connu de Pétrone jusqu’en 1565. Il correspond aux deux meilleurs manuscrits de la Bibliothèque nationale et contient la majeure partie de ce qui nous est parvenu des aventures d’Encolpe, ainsi que le début du Banquet de Trimalcion. C’est la partie la plus sûrement authentique.
2° Le Codex Sambucus, publié à Vienne (1564) et à Anvers (1565), qui a servi à l’établissement des éditions publiées de 1564 à 1664, et le fragment trouvé par Corvin, dans un couvent de Bude, en 1587, ou Codex Pithœius (de Pithou), donnent un texte moins bon, mais généralement considéré comme authentique et complétant sur plusieurs points les manuscrits précédents, dans lesquels ils s’emboîtent en quelque sorte.
3° Parmi les lacunes que laissait subsister la combinaison des différents manuscrits que nous venons de mentionner, il y en avait une particulièrement importante. Il nous manquait encore la dernière et majeure partie du banquet de Trimalcion. Elle fut découverte par Pierre Petit dans la bibliothèque du couvent de Trau et publiée pour la première fois à Padoue en 1664. Le nouveau manuscrit s’emboîtait également dans les précédents : il contenait en effet tout le Banquet, dont les premiers chapitres étaient déjà connus, et se raccordait ainsi au début avec la première partie des aventures d’Eumolpe. Il se raccordait aussi, à la fin, avec la deuxième partie de ces aventures : le fragment de Trau rétablissait donc la continuité entre les deux fragments déjà connus. C’était, en outre, un document du plus haut intérêt pour l’étude des mœurs et de la langue de la ville impériale.
Pourtant, son authenticité fut immédiatement contestée par les deux frères A. et Ch. Valois. Pierre Petit, sous le pseudonyme de Marinus Stabilius, défendit sa découverte et envoya le manuscrit à Grimani, ambassadeur de Venise à Rome, pour le faire étudier par les savants : il fut établi qu’il datait au moins de deux cents ans. Un nouvel examen eut lieu en France, chez le grand Condé, et conduisit aux mêmes conclusions. Depuis lors, il fut communément admis, mais sans preuves décisives, que le Banquet était du même auteur que les Aventures d’Encolpe.
Nous aurons à revenir sur cette mémorable discussion. Bornons-nous pour l’instant à en souligner l’importance. Ce n’est pas pour le plaisir d’être pédant que nous avons ennuyé le lecteur de cette aride histoire de manuscrits : si par hasard la solution qui a prévalu était erronée, si le Banquet était d’un autre auteur que les Aventures d’Encolpe et d’un auteur bien postérieur, toute la critique, toute l’interprétation de l’œuvre attribuée à Pétrone se trouverait faussée depuis 1664. Tout ce qu’on a écrit sur le style, sur le talent de l’auteur, sur la grammaire du Satyricon, sur les mœurs qui y sont décrites, sur le but même de l’ouvrage serait nul et non avenu, puisqu’on aurait parlé à la fois de deux auteurs très différents, écrivant à des époques peut-être très éloignées.
4° Il existait encore de nombreuses lacunes dans le texte du Satyricon qui en rendaient le sens obscur et la lecture difficile. Elles se trouvèrent comblées d’une manière assez heureuse par le manuscrit découvert par Dupuis à Belgrade, traduit par Nodot et édité par Leers de Rotterdam.
L’inauthenticité en fut presque aussitôt péremptoirement établie, et par la seule étude de la-langue le faussaire, mauvais latiniste, mais écrivain assez ingénieux, s’était servi des allusions contenues dans les fragments déjà connus à des évènements qui n’y sont pas racontés pour en reconstituer le récit et avait exécuté ce travail avec assez d’adresse pour faire du Satyricon un ouvrage suivi, se suffisant à lui-même et ne présentant plus que de rares incohérences.
Nous n’avons pas exclu de cette traduction les fragments de Nodot, parce que, suivant la remarque de Basnage, ils donnent de la liaison à un ouvrage qui n’en avait pas et en rendent la lecture facile et agréable. Nous nous sommes borné à mettre entre une apostrophe renversée (‘) et une apostrophe (’) toutes les parties du texte dont l’inauthenticité n’est plus discutée aujourd’hui.
5° Les fragments découverts plus tard par Marchena à Saint-Gall ont également été reconnus inauthentiques et n’ont pas même le mérite de rendre l’ouvrage plus lisible. Nous avons donc jugé inutile de les traduire.
Arrivé au terme de cet ennuyeux mais indispensable paragraphe, il nous faudrait conclure, ne fût-ce que pour être clair, et nous ne trouvons à apporter au lecteur qu’une impression personnelle : nous croyons pour notre part, et plus fermement encore depuis que nous avons traduit l’un et l’autre, que le Banquet est d’une autre main et d’une autre époque que les Aventures d’Encolpe. De ces deux morceaux, le premier nous a paru beaucoup plus difficile à comprendre parce qu’il est écrit suivant une syntaxe plus incertaine, dans une langue plus corrompue, plus faisandée ; le second nous a semblé plus difficile à traduire parce que sa langue est plus latine et plus élégante, son style plus fin et plus serré. Le premier nous paraît l’œuvre d’un romancier naturaliste qui peint avec une exactitude scrupuleuse les mœurs et les usages de son temps, mais qui se révèle assez inhabile dans l’analyse des caractères ; le second est au contraire l’œuvre d’un psychologue enjoué et profond et d’un moraliste sceptique, nourri des maximes d’Épicure et tout spécialement préoccupé des rapports qu’il entrevoit entre la décadence des mœurs et celle des arts et des lettres. Son Encolpe est un aventurier lettré qui ne connaît ni scrupules, ni remords, ni foi, ni pitié, mais c’est un jeune homme, et quand il lui arrive d’avoir à souffrir des agissements de ses pareils, il pleure, il déclame, il s’indigne et devient pour un moment moraliste : son caractère est peint avec une finesse, une naïveté et une grâce inimitables. Dans le Banquet, ce n’est plus qu’un provincial un peu naïf à qui le luxe de Trimalcion en impose malgré tout, et plus qu’il ne convient à un homme de goût : on ne sait pas assez s’il est dupe ou s’il se moque.
Le caractère de Trimalcion lui-même nous paraît également d’un dessin peu net. Le personnage nous semble avoir été étudié fidèlement de l’extérieur à la manière des romanciers réalistes plutôt que pénétré, compris, et surtout expliqué : tantôt il ment par ostentation, tantôt il étale de la meilleure grâce du monde ses humbles origines. Sans doute, toutes les contradictions se rencontrent dans la nature humaine et il ne faut voir là que celles d’un caractère scrupuleusement noté sur nature, mais, en art, le vrai a besoin d’être rendu vraisemblable.
L’auteur des aventures d’Encolpe et d’Ascylte pénètre plus profondément dans l’âme de ses personnages : son Eumolpe aussi se dément lui-même : après nous avoir conté une aventure crapuleuse où il a trahi la confiance de son hôte en s’habillant hypocritement du manteau de la vertu, il s’élève un instant après sans effort aux plus hautes considérations morales et nous prouve en un admirable langage que c’est l’abaissement du caractère et la faillite des mœurs qui sont l’unique cause de la décadence des arts. Il n’a d’autre souci que la poésie, il est volontiers généreux avec ses amis, il sait pardonner une offense, mais pourtant il recourt sans hésiter aux plus bas mensonges et à la plus honteuse duplicité pour gagner sa vie et faire sa fortune. Les contrastes de son caractère, hardiment mais habilement accusés, ne nous étonnent pas : l’auteur sait nous les rendre vraisemblables, tout comme la gentillesse avisée, le cœur excellent et l’esprit droit du petit Giton, jolie nature trop tôt corrompue par le milieu. C’est que nous avons affaire ici à un psychologue doublé d’un conteur et d’un écrivain, tandis que l’auteur du Banquet n’est qu’un observateur curieux, consciencieux et érudit du milieu qui l’entoure.
Il est même un peu lourd. Le Banquet est surchargé de descriptions minutieuses fort intéressantes pour l’historien, et dont la parfaite exactitude s’est trouvée déjà bien des fois vérifiée par les découvertes de la science, mais fort peu intéressantes pour l’humble lecteur qui ne demande à un roman que de le divertir : tous ces services compliqués, et d’une baroque ingéniosité, qui se succèdent sur la table de Trimalcion ne sont pas l’œuvre de l’imagination de l’auteur ; ils ont réellement, la science moderne est parvenue à l’établir, paru un jour dans quelque somptueux banquet, mais il y en a vraiment trop, ils sont trop minutieusement décrits, et après s’y être intéressé quelque temps on finit, comme les convives, par en avoir une indigestion. L’auteur de ce morceau était certainement un érudit possédant une collection fort curieuse des plus beaux menus de l’antiquité, mais ce n’était certes pas un artiste que son sens de la mesure et du beau avertit à temps que l’excès en tout est un défaut : il manque un peu de goût.