Dialogue II
Thérèse, la gouvernante
LA GOUVERNANTE
Ah ! ah ! vous vous coiffez sans moi ?
THÉRÈSE
Il ne tiendrait qu’à moi de faire autre chose.
LA GOUVERNANTE
Quoi donc mademoiselle ?
THÉRÈSE
Par exemple, une méditation.
LA GOUVERNANTE, riant.
Ah ! ah ! ah !…
THÉRÈSE
Vous riez, ma bonne ? Savez-vous que c’est tout de bon et que notre maîtresse, qui me l’a proposé tout à l’heure, croit actuellement que j’y suis ?
LA GOUVERNANTE
Vraiment ! vraiment ! J’ai bien autre chose à vous dire.
THÉRÈSE
Quoi donc, ma bonne ?
LA GOUVERNANTE
On vous marie… Vous rougissez… Eh ! bon Dieu, vous voilà toute interdite. Y a-t-il du mal à cela ?
THÉRÈSE
On me marie, ma bonne ?… et à qui ?
LA GOUVERNANTE
À quelqu’un.
THÉRÈSE
Et qui ? Dis-moi donc vite !
LA GOUVERNANTE
C’est encore un mystère. On se garde bien de m’en parler ; mais je le sais de la femme de chambre de madame, à qui madame dit tout et qui ne me cache rien.
THÉRÈSE
Tu sais donc qui c’est ?
LA GOUVERNANTE
On vous marie avec M. le comte de…
THÉRÈSE
M. le comte de… ? Je n’en ai jamais ouï parler. Comment est-il fait ?
LA GOUVERNANTE
Quand je l’aurai vu, je vous le dirai.
THÉRÈSE
Eh ! pourquoi ne l’as-tu pas vu ? Tu es insupportable !
LA GOUVERNANTE
Eh ! où voulez-vous que je le cherche ?
THÉRÈSE
Bon ! cela est bien difficile ! Sûrement, la femme de chambre de ma mère le connaît beaucoup et te l’aurait fait connaître, si tu avais voulu.
LA GOUVERNANTE
Je ne sais pas cela. Tout ce qu’elle m’en a dit, c’est que c’est un homme de grand mérite.
THÉRÈSE
Ah ! je t’entends : c’est un vieux.
LA GOUVERNANTE
Non, c’est un homme revenu de la première jeunesse et voilà tout.
THÉRÈSE
Au moins est-il bien fait ?
LA GOUVERNANTE
Je vous ai déjà dit que je ne le connais point.
THÉRÈSE
Est-ce qu’on ne sait pas comment un homme est fait sans le connaître ? Il demeure à Paris, sans doute ?
LA GOUVERNANTE
Je crois que oui.
THÉRÈSE
Comment, tu crois que oui ! Cela pourrait-il être autrement ? Ma chère maman serait-elle assez cruelle pour me marier à un vieux homme qui, par-dessus cela, serait capable de m’emmener en province ? Ah ! ma bonne, je mourrais plutôt que d’y consentir. J’aimerais mieux me faire religieuse ici ; cette seule idée me désespère. Ma bonne, va tout à l’heure trouver ma chère maman de ma part et dis-lui bien…
LA GOUVERNANTE
Eh ! bon Dieu ! que vous êtes vive ! Eh ! nous ne savons pas encore de quoi il s’agit. Non, non, croyez-moi, vous n’êtes point une fille destinée pour la province, et je vous répondrais bien qu’il n’en est pas question. Madame votre mère se ferait jeter la pierre s’il lui venait un pareil dessein.
THÉRÈSE
C’est que ma chère maman est jeune encore et que je lui ai ouï dire plus d’une fois que je devenais si grande qu’elle en avait honte, et que je ne sais si elle serait fort aise de me voir mariée dans sa maison et si près d’elle.
LA GOUVERNANTE
Oh ! n’ayez point de peur. Sa femme de chambre m’a assuré que M. le comte de… avait sa maison toute montée à Paris, et vous n’irez point ailleurs que chez lui.
THÉRÈSE
Oh ! c’est bon cela ! Je serai maîtresse de maison dès le lendemain ?
LA GOUVERNANTE
Sans doute, et vous en ferez bien les honneurs.
THÉRÈSE
Oui, ma bonne, je t’en réponds ; et tu en jugeras, car tu ne me quitteras point. Mais, dis-moi, quand est-ce qu’on me fera la proposition ? M. le comte me connaît-il ? M’a-t-il vue quelque part ? Marque-t-il quelque empressement pour moi ? Me trouve-t-il un peu jolie ?
LA GOUVERNANTE
Oui, certainement s’il vous a vue ; mais j’en doute ; je ne le crois même pas.
THÉRÈSE
Tant mieux ! Je me suis négligée tous ces jours-ci ; mais je vais dorénavant prendre garde à moi. Où penses-tu qu’il cherche à me voir ? Je ne voudrais pas que ce fût à l’église ; il ne me distinguerait jamais dans ce chœur parmi trente pensionnaires que nous sommes. N’y aurait-il pas moyen d’inspirer à ma chère maman de me faire dîner chez elle ? M. le comte pourrait m’y voir à son aise, sans faire semblant de rien. Je t’assure bien que, pour moi, j’aurais l’air d’être dans une ignorance profonde et qu’il ne se douterait seulement pas que j’eusse jamais entendu parler de lui.
LA GOUVERNANTE
C’est-à-dire qu’il vous verrait gambader, sauter au cou de votre chère maman avec votre gaîté et votre vivacité ordinaires.
THÉRÈSE
Assurément.
LA GOUVERNANTE
Et voilà précisément ce qu’il ne faut pas.
THÉRÈSE
Quoi ! est-ce que tu veux que je me contraigne ?
LA GOUVERNANTE
Oui, oui, et beaucoup. Vous ne connaissez pas les hommes ; ce sont de drôles d’animaux ; nous ne les servons jamais si bien qu’en les trompant, parce qu’ils voient ordinairement la plupart des choses tout de travers, et presque tout dépend de leur impression. Un extérieur animé, une démarche légère, un air ouvert, des yeux qui se laissent aller ne leur plaisent pas à propos de mariage ; cela semble leur annoncer pour l’avenir une femme vive et inconstante, volage, peut-être coquette ; mais un maintien composé, un air timide et des regards abattus mettent d’abord un prétendu à son aise en ce qu’il lui semble qu’une jeune fille qui se présente ainsi reconnaît déjà sa dépendance et lui réserve l’honneur de triompher de sa modestie et de faire passer dans son âme des mouvements qu’elle ignore et qui ne sont dus qu’à lui.
THÉRÈSE
C’est donc à dire, ma bonne, qu’il faut que je m’étudie, sur tout cela, jusqu’à ce que le mariage soit fait.
LA GOUVERNANTE
Oui, vraiment, mademoiselle.
THÉRÈSE
Mais le lendemain ?
LA GOUVERNANTE
Oh ! le lendemain, ce sera une autre paire de manches : nous verrons cela.
THÉRÈSE
En attendant, je retiendrai bien ce que tu me dis là, je t’en réponds. Je m’en vais prendre un petit air timide qui sera le plus joli du monde. Tu retourneras demain chez ma chère maman, pour savoir des nouvelles. Mais, je t’en prie, ne manque pas de voir M. le comte. Tiens, je ne dormirai pas que je ne sache comme il est fait et la mine qu’il a.
LA GOUVERNANTE
Et que vous importe ?
THÉRÈSE
Comment donc l’entends-tu ? Qu’est-ce qu’il y a de plus intéressant pour moi que de savoir comment est fait un homme qui se destine à passer sa vie avec moi, de qui, moi, je dois être la femme.
LA GOUVERNANTE
Bon, bon ; en fait de maris, ils se ressemblent tous, et vous comprendrez mieux que moi ce que je vous dis là quinze jours après vos noces.
THÉRÈSE
Non, ma bonne, je ne le comprendrai jamais. Quoi ! un homme avec lequel il faudra que je sois le jour et la nuit !
LA GOUVERNANTE
Bon ! est-ce qu’on y est ?
THÉRÈSE
Avec qui il faudra que je me couche !
LA GOUVERNANTE
Et où prenez-vous cela ? Où est-ce que vous avez ouï dire qu’un mari et une femme couchent ensemble ?
THÉRÈSE
Et que font-ils donc ?
LA GOUVERNANTE
Tout ce qu’ils veulent, séparément et sans se gêner.
THÉRÈSE
Mais j’ai toujours compris qu’on ne se mariait que pour cela.
LA GOUVERNANTE
Oui, au temps passé ; mais à présent, fi ! l’usage est contre, et il est convenu qu’un mari et une femme ne peuvent coucher ensemble qu’en bonne fortune.
THÉRÈSE
C’est donc que les maris et les femmes ne s’aiment point ?
LA GOUVERNANTE
Pardonnez-moi, c’est qu’ils s’aiment en cet état beaucoup mieux… qu’ils ne feraient sans doute de plus près.
THÉRÈSE
J’aurai donc mon lit et ma chambre séparés ?
LA GOUVERNANTE
Vous aurez un appartement complet et le plus beau de la maison.
THÉRÈSE
Mais mon mari sera bien toujours le maître d’y venir, et à toute heure ?
LA GOUVERNANTE
Mais… oui. Il faut savoir ménager cela.
THÉRÈSE
Comment ! est-ce qu’une femme pourrait refuser… ?
LA GOUVERNANTE
Oui, vraiment ; c’est ce qu’il faut savoir faire à propos.
THÉRÈSE
En vérité, ma bonne, vous avez mauvaise grâce de vous moquer de moi et d’abuser de mon ignorance.
LA GOUVERNANTE
Mademoiselle, vous me comprendrez mieux un jour. Mais brisons là-dessus et achevons de vous coiffer.