Page de titre
Introduction
Les Tableaux des mœurs du temps dans les différents âges de la vie forment, avec Daïra, ce que Monselet a appelé « Les passe-temps de M. de la Popelinière ».
Pour Daïra, personne ne se donnera la peine d’en contester la paternité à La Riche de La Popelinière.
C’est un roman ennuyeux et fort ennuyeusement écrit. Monselet, qui avait de l’indulgence pour toutes les raretés bibliographiques, en dit beaucoup trop de bien :
« Daïra parut pour la première fois en 1760 ; c’est un volume grand in-8°, tiré à très peu d’exemplaires, vingt-cinq, assure-t-on. Les aventures qui y sont racontées ne sortent pas du cadre ordinaire des romans musulmans ; on y rencontre cependant quelques situations pathétiques et un certain art de composition. Bien que la Popelinière eût alors soixante-huit ans et que sa femme adultère fût morte depuis plusieurs années, il ne put s’empêcher, dans les premières lignes de Daïra, d’exhaler un reste de colère contre celle qu’il avait tant aimée, contre cette petite-fille de Dancourt qui avait hérité de son grand-père l’esprit et la légèreté.
« Si je voulais, dit-il, rappeler ici la fatale année de ma vie où je me suis vu réduit à quitter mes amis, ma famille, ma chère patrie, pour me retirer dans les déserts, il faudrait développer les intrigues secrètes, les manœuvres impies par lesquelles une femme a pu parvenir à renverser un homme d’honneur. Mais je suis le même homme toujours, et s’il a plu au ciel de terminer la vie de cette femme criminelle, je ne la regarde plus sur cette terre que comme la pincée de poussière que je serre en mes doigts. Je lui pardonne, Dieu m’en est témoin, je lui pardonne tous les maux, tous les tourments qu’elle m’a causés ; je ne veux pas même étendre ce sentiment plus loin, de peur qu’il ne s’y répandit malgré moi quelques lumières sur des évènements déjà connus, dont on a toujours profondément ignoré les causes, et qui peut-être exciteraient à les rechercher…
Je préviens donc que si j’emploie le loisir que je trouve dans ma retraite à rassembler les choses qu’on va lire, ce n’est que parce qu’elles n’ont aucun rapport avec moi ; je préviens que rien ne m’est plus étranger que toute l’histoire que je vais écrire, etc., etc.
Quoi qu’il en dise, on sent que la blessure est toujours saignante chez le pauvre financier. Cette sensibilité sera plus tard une excuse au cynisme et aux écarts que nous aurons à reprendre en lui ; cela ne s’applique pas à Daïra, qui n’a rien de bien galant, malgré la réputation que les catalogues lui ont faite, et quoique la scène se passe dans le sérail d’Alep. Une seconde édition en fut publiée l’année suivante en vue du public. »
Quoi qu’en dise l’honnête M. de Cupidon, le principal intérêt de Daïra réside dans les quelques lignes qu’il en a citées et qui auraient une importance anecdotique pour le biographe qui voudrait faire revivre le fameux fermier général, son faste et ses mésaventures.
« La Popelinière, dit encore Monselet-Cupidon, a composé beaucoup de prose et de vers. D’abord c’étaient ses propres comédies qu’il faisait représenter sur son théâtre, où naturellement on les trouvait fort bien tournées ; nous croyons qu’elles sont toutes restées manuscrites. Deux ouvrages seulement de La Popelinière ont été imprimés, Daïra et les Tableaux des mœurs du temps. »
Halte-là ! Pour les Tableaux des mœurs du temps, il n’y a aucune certitude qu’ils soient de La Popelinière. Sans doute ont-ils été écrits pour lui et est-il l’auteur de l’ennuyeuse et plate Histoire de Zaïrette qui leur fait suite, mais les Dialogues témoignent d’un talent que lui-même ne possédait point.
*
* *
Les seules raisons que l’on ait d’attribuer ces Dialogues au vieux fermier général proviennent de l’article des Mémoires secrets qui, à la date du 15 juillet 1763, racontent le scandale causé par la découverte de l’ouvrage après la mort de La Popelinière :
« Tout le monde sait que M. de la Pouplinière visait à la célébrité d’auteur ; on connaissait de lui des comédies, des romans, des chansons, etc. ; mais on a découvert depuis quelques jours un ouvrage de sa façon qui, quoique imprimé, n’avait point paru : c’est un livre intitulé Les Mœurs du siècle en dialogues. Il est dans le goût du Portier des Chartreux. Ce vieux paillard s’est délecté à faire cette œuvre licencieuse. Il n’y en a que trois exemplaires existants. Ils étaient sous les scellés. Un d’eux est orné d’estampes en très grand nombre : elles sont relatives au sujet, faites exprès et gravées avec le plus grand soin. Il en est qui ont beaucoup de figures, toutes très finies. Enfin, on estime cet ouvrage, tant pour sa rareté que pour le nombre et la perfection des tableaux, plus de vingt mille écus.
Lorsqu’on fit cette découverte, Mlle de Vandi, une des héritières, fit un cri effroyable et dit qu’il fallait jeter au feu cette production diabolique. Le commissaire lui représenta qu’elle ne pouvait disposer seule de cet ouvrage, qu’il fallait le concours des autres héritiers ; qu’il estimait convenable de le remettre sous les scellés jusqu’à ce qu’on eût pris un parti ; ce qui fut fait. Ce commissaire a rendu compte de cet évènement à M. le lieutenant général de police, qui l’a renvoyé à M. de Saint-Florentin. Le ministre a expédié un ordre du roi, qui lui enjoint de s’emparer de cet ouvrage pour Sa Majesté ; ce qui a été fait. »
*
* *
Cela ne prouve nullement que La Popelinière ait écrit les Tableaux des mœurs du temps.
D’autre part, on le sait, il passait pour n’être point l’auteur des ouvrages qu’il s’attribuait. Au point qu’un mois seulement après sa mort, sa veuve ayant mis au monde un fils, on ne voulut point, et sans doute avec raison, lui en accorder la paternité. Les Mémoires secrets rapportent, à la date du 13 janvier 1763, l’épitaphe satirique que l’on fit à ce sujet :
Pour être auteur, ci gît qui paya bien :
C’est la coutume.
L’ouvrage seul qui ne lui coûta rien
C’est son posthume.
La Popelinière faisait travailler des écrivains à ses gages. Que de millionnaires n’en usent pas autrement de nos jours !
*
* *
Somme toute, les Tableaux des mœurs du temps furent trouvés chez La Popelinière, imprimés par son ordre à trois exemplaires et enrichis de figures plus que libres. Ils sont suivis d’une élucubration qui peut fort bien être sortie de la même plume qui écrivit Daïra ; rien d’autre, sinon que La Popelinière payait bien pour être auteur. Et les Tableaux des mœurs du temps sont, sans aucun doute, un de ces ouvrages bien payés.
*
* *
Diverses réimpressions des Tableaux portent l’indication : par Crébillon fils. Il est de fait que ces Dialogues rappellent le tour de style vif et enjoué de celui qui mérita d’être appelé « le Pétrone français ». On y retrouve son esprit et cette connaissance véritable qu’il avait des âmes. Sa réputation n’a pas diminué. Il semble même qu’elle aille en grandissant. La plupart de ses ouvrages n’ont pas vieilli, et le trait suivant, que l’on m’a rapporté, montre bien l’estime où le tiennent les écrivains d’aujourd’hui. Il y a peu d’années, lorsque M. Pierre Louys devait écrire à un de ses amis qui habitait dans la rue Crébillon, il ne manquait point de modifier l’adresse de la façon suivante : « Rue de Crébillon le fils », ne voulant point que le facteur des postes même pût supposer qu’au détriment du fils, il eût un instant arrêté sa pensée sur le père.
Crébillon le fils est-il l’auteur des Tableaux ? Il pourrait bien l’être, et en tout cas ils sont dignes de lui. On peut donc, ce semble, imiter les derniers éditeurs de l’ouvrage et sauvegarder une attribution qui honore infiniment un livre, sans diminuer en rien la gloire d’un écrivain.
*
* *
Les Tableaux des mœurs du temps sont une fidèle image de la société et de la vie privée des Français au moment où ils furent conçus et écrits, c’est-à-dire entre la Régence et l’influence de Mme de Pompadour.
Cependant, les belles œuvres ont toujours un prototype ou œuvre antérieure qui, excitant l’imagination d’un nouvel auteur, provoque la conception de l’œuvre nouvelle. Le prototype joue ainsi le rôle fécondant du mâle, tandis que le cerveau de l’écrivain nouveau devient en ce cas la femelle.
Je ne suis pas loin de penser que l’ouvrage qui, pour ainsi dire, a servi de père aux Tableaux des mœurs du temps est un recueil de Dialogues anonymes et fort curieux, intitulé Vénus dans le cloître ou la Religieuse en chemise, dont la première édition est datée de 1719. Cet ouvrage assez libre avait été écrit contre le catholicisme au profit du protestantisme. Toutefois, il est lestement écrit et non sans grâce et sans esprit. Il ne pouvait que plaire à l’auteur des Tableaux des mœurs du temps.
Plusieurs passages de ces derniers présentent une parenté évidente avec certains passages de Vénus dans le cloître.
Prenons, par exemple, le Dialogue V des Tableaux, qui commence ainsi :
Auguste. – Ah ! ah ! c’est la belle précieuse… Eh ! bon Dieu ! mademoiselle, d’où me vient tant de bonheur, et à vous tant de hardiesse, de venir dans ma chambre lorsque je suis seule…
Voici, d’autre part, le commencement du Premier Entretien de Vénus dans le cloître :
Agnès. – Ah Dieu ! sœur Angélique, n’entrez pas dans ma chambre ; je ne suis pas visible à présent. Faut-il ainsi surprendre les personnes dans l’état où je suis ?…
La ressemblance saute aux yeux.
Les deux dialogues continuent, visiblement inspirés l’un de l’autre (on entend bien qu’il ne s’agit ici aucunement de plagiat ni d’imitation servile, d’ailleurs les sujets des deux ouvrages sont différents) et plusieurs fois encore ils se rencontrent.
Voici un autre passage des Tableaux :
Auguste. – Les voilà donc, ces belles fesses invisibles pour tout le monde…
Auquel correspond ce passage de Vénus :
Angélique. – Oh ! le voilà donc à découvert, ce beau visage toujours voilé !…
Et encore dans les Tableaux :
Thérèse. – Ah ! peste d’Auguste ! comme tu me fais des attouchements sur les fesses ! comme tu me manies !… comme tu me tapes !… Finis donc, finis donc !
Passage imité de celui-ci, de Vénus dans le cloître :
Agnès. – Eh bien ! as-tu assez contemplé cet innocent outragé ? Oh Dieu ! comme tu le manies ! Laisse-le en repos…
Prenons cette fois un passage plus long dans les deux ouvrages. On verra mieux par quel mécanisme mental et par quel art délicat le nouvel auteur renouvela la matière de son modèle.
Citons d’abord les Tableaux :
Auguste. – Est-ce que tu veux me voir ? Je ne suis pas mal faite. Tiens, me voilà debout. Allons, b***e-moi. Ah ! petite novice, tu me trousses tout doucement.
Thérèse. – Attends, attends ! tourne-moi le dos, j’en viendrai bien à bout.
Auguste. – Fort bien, vraiment, fort bien ! Voilà mon derrière, le voilà lui-même ; il prend le frais. Cela est délicieux. Ah ! ah ! tu te mets à genoux ?
Thérèse. – Oui, pour mieux voir. Ah ! Auguste, que tu es bien faite !
Auguste. – Lève donc, innocente ; tu ne vois pas ma chute de reins… là !… bon !… Ah ! que j’ai frais ! que cela me fait plaisir ! Tu me b****s mes fesses ! je l’en sais bon gré !
Thérèse. – Me permets-tu de te donner un peu le fouet à la lavande ?
Auguste. – Oh ! tant que tu voudras ! C’est ce qu’il me faut. Attends que je me couche à demi sur le pied du lit. Me voilà bien. Trousse, trousse, je ne veux rien te cacher… Me trouves-tu bien ?… Oui, car tu me b****s… Allons, allons, quelques petits coups !
Thérèse. – Non, je ne saurais m’y résoudre ; j’aime cent fois mieux le caresser !
Auguste. – Relevons-nous donc…
Voici maintenant le passage correspondant de Vénus dans le cloître :
Angélique. – Hélas ! mon enfant, la demande que tu me fais ne me surprend point ; nous sommes toutes formées de même pâte. Tiens, je me mets dans ta posture. Bon, lève ma jupe et ma chemise le plus haut que tu pourras.
Agnès. – J’ai grande envie de prendre ma discipline et de faire en sorte que ces deux sœurs jumelles n’aient rien à me reprocher.
Angélique. – Ouf ! ouf ! ouf ! comme tu y vas ! ces sortes de jeux ne me plaisent que quand ils ne sont pas violents. Trêve, trêve !
*
* *
Si l’on voulait rechercher tous les ancêtres des Tableaux, il faudrait d’abord remonter à l’ouvrage qui a inspiré Vénus dans le cloître ; c’est, à n’en pas douter, la Satire sotadique de Chorier dont les Dialogues ont été inspirés avant tout par les Ragionamenti de l’Arétin et par ce petit Dialogue en prose faussement intitulé La Puttana errante qui n’est pas de l’Arétin bien qu’on le lui ait attribué. Les Dialogues putanesques d’Arétin ont pour prototype immédiat les Dialogues espagnols intitulés la Lozana Andaluza, par Francisco Delicado, et peut-être aussi (malgré sa publication postérieure) le dialogue italien du Zoppino, que j’attribue au même prêtre espagnol.
La Lozana Andaluza ayant été écrite parce que Delicado voulait doter sa nation d’un ouvrage préférable à la Célestine, qu’il ne goûtait point, c’est à cette tragi-comédie espagnole, qui fut imprimée pour la première fois dans les dernières années du XVe siècle, qu’il convient de faire remonter l’origine des dialogues légers intitulés Tableaux des mœurs du temps et qui sont une des productions les plus spirituelles et les plus gracieuses du XVIIIe siècle français.
Au demeurant, la filiation est si certaine que l’auteur des Tableaux en donne d’autres preuves que les données historiques que j’avance. Excité à écrire par le plaisir que lui avait causé Vénus dans le cloître, il n’ignorait pas sans doute les Dialogues de Chorier, mais il s’est attaché à s’en écarter, car ils étaient trop connus de son temps et pouvaient lui paraître alors fades et sans vérité, bien qu’ils soient tout le contraire. Toutefois, par la force des choses, et pour employer le jargon scientifique aujourd’hui à la mode, par une sorte d’atavisme littéraire, il en est venu, sans connaître les écrits de l’Arétin, à composer certains passages qui rappellent les Ragionamenti. Une citation prouvera ce que j’avance. C’est au Dialogue X des Tableaux :
Chonchette. – Ça ne fait rien ; il n’est pas besoin qu’on en ait, mais il faut faire accroire aux hommes qu’on en a. Il n’y a que ça qui les touche. Il faut leur reprocher tout ce qu’ils font, comme si on craignait qu’ils ne changent. Il faut les quereller ; il y en a même qui demandent à être battus. Et puis après ça, on s’apaise un peu ; on se laisse approcher ; l’amoureux vous embrasse, vous fait cent baisers ; vous lui en rendez autant avec des invectives ; il s’enhardit, il vous met la main sous les jupes ; vous vous défendez ; il vous trousse ; vous criez un peu ; il vous jette sur le lit ; vous croisez les jambes, vous gigotez ; tout en même temps vous le chatouillez, vous le pincez ; pendant qu’il se tourmente pour vous le mettre, vous l’égratignez, vous le mordez ; quand il entre, vous vous jetez de côté ; quand il y est une fois, vous vous trémoussez encore davantage ; et enfin, quand vous voyez que les yeux lui coulent et qu’il souffle en respirant, vous faites mine d’en faire de même : il faut alors souffler aussi, et puis se pâmer comme si on perdait connaissance… Voilà des façons qu’il faut avoir quand on veut persuader à un quelqu’un qu’on l’aime bien et qu’on a du tempérament. Et il y en a bien d’autres ; mais, dame ! ce sont des bottes secrètes.
Ne croirait-on pas entendre une franche coquine des Ragionamenti ?…
C’est que les Tableaux des mœurs du temps sont l’expression française de préoccupations psychologiques et sociales dont nous pouvons suivre la trace jusqu’au XVe siècle en Espagne, d’une part, et dont il serait aisé, d’autre part, d’indiquer les modifications jusqu’à nos jours où il faudrait rejoindre les Romans et les Dialogues de M. Abel Hermant, qui sont parmi les meilleures productions littéraires de notre temps, et n’ont pas une autre origine.
*
* *
Le morceau de roman mahométan qui se trouve à la suite des Tableaux, et qui est intitulé Histoire de Zaïrette, est suffisamment ennuyeux, malgré la licence dont il déborde pour que nous ne tentions point d’en dépouiller M. de la Popelinière. Ce morceau conçu, par un flagellant à l’imagination sénile, ne saurait avoir qu’un intérêt anecdotique (et encore ne sait-on rien de certain là-dessus) qu’a indiqué Monselet :
« Il y est encore question de l’Orient et des sérails. Zaïrette est – fille de la Fortune et de l’Amour, c’est-à-dire d’un homme opulent et d’une actrice de théâtre. – Ce sont les expressions de la Popelinière ; elles nous donnent à penser qu’il pourrait bien y avoir quelque petite vengeance sous ce récit. S’agirait-il d’une fille de Mlle Gaussin, la Zaïre de Voltaire ? »
S’agit-il, en effet, d’une fille de Mlle Gaussin-Zaïre ? Faut-il voir dans l’Histoire de Zaïrette une longue et lourde plaisanterie touchant le goût de cette demoiselle pour le plaisir. Elle avait pu l’hériter de sa mère qui en avait toujours montré beaucoup. On lui reprochait d’avoir de nombreux amants et elle répondait :
« Que voulez-vous ? Cela leur fait tant de plaisir, et il m’en coûte si peu ! »
Quoi qu’il en soit, l’Histoire de Zaïrette est fastidieuse et ceux qui auront été charmés par les Tableaux des mœurs du temps feront bien de la passer.
G.A.