Autopsie d'un mensonge-3

2002 Words
Jean alla vérifier la tenue de ses pâtons sur les couches. Déposées sur une toile de lin, les futures baguettes lui semblèrent apprêtées. Il jugea bon le taux d’hygrométrie pour cette deuxième fermentation ou deuxième pousse. Les pâtons pouvaient passer au grignage. Il les déposa donc sur le tapis d’enfournement puis, après les avoir poudrés de farine, il saisit sa lame de rasoir et les scarifia en grignes régulières et rapides. C’est alors qu’il entendit du bruit dans la piécette attenante. Rémy se changeait. Lorsque le garçon pénétra dans le fournil, Jean se demanda, une fois de plus, quelles hormones poussives pouvaient à ce point affliger l’espèce adolescente. Traînant des pieds, le dos qu’un nonagénaire n’aurait pas eu à envier, le geste aussi rare que lent, Rémy bâilla un « B’jour patron ! » à la cantonade. Jean décida de s’amuser un peu et prit une voix d’adjudant-chef : — T’as vu l’heure ! 2 minutes de retard ! Alors maintenant : Réveil ! Les ondes sismiques atteignirent le cerveau de l’adolescent, balayant d’un seul coup les hormones de croissance. Il tressaillit et se tint droit. — Cool, patron… Je commence par quoi ? — Les pâtes des pains spéciaux de demain ! aboya encore pour le principe le cabotin. Ensuite, tu livres la boutique et tu enfournes les viennoiseries quand les baguettes seront cuites ! Et mets ton calot, s’il te plaît ! Rémy n’était pas dupe des coups de gueule de son patron. C’était sa manière bourrue de l’accueillir tous les matins, mais Jean Le Sueur était un chic type et réglo. Pas comme son précédent patron, tyrannique et v*****t. La dernière fois qu’il l’avait vu avant d’aller se plaindre auprès du médiateur du CFA, ce sale type l’avait empoigné et lui avait plongé la tête dans le pétrin sous prétexte qu’il s’était trompé dans le dosage du sel ! Le jeune apprenti s’activa en sifflotant. Tout en préparant ses pizzas, Jean Le Sueur souriait. Rémy était un gosse sympa, heureux de vivre et pas compliqué pour un sou. Il repensa à François au même âge. Son beau-fils était très doué en classe. Plus tard, il voulait faire des études d’ingénieur. Jusqu’au jour où il était tombé dans la farine… C’était peu après son mariage avec Cécile. François cherchait partout un job d’été pour pouvoir s’offrir un scooter d’occasion. En désespoir de cause, il avait demandé à son beau-père s’il pouvait être d’une quelconque utilité au fournil. Avec l’accord de sa mère, Jean l’avait embauché. Il ne s’attendait pas à la suite… Cette expérience fut une révélation pour l’adolescent qui se prit de passion pour la pâtisserie. Aussi brillant manuellement qu’intellectuellement ! Jean se souvint de sa gêne quand, à la fin du mois d’août, François leur avait déclaré ne plus vouloir aller au lycée mais devenir apprenti et passer plusieurs CAP. Cécile s’était montrée intransigeante sur ce coup-là et Jean avait soutenu sa femme. Il n’était pas question que François arrête ses études ! Et s’il ne s’agissait que d’un engouement passager ? Qu’il passe son bac S avant ! Ensuite, s’il était dans la même disposition d’esprit, il aurait tout loisir de choisir sa voie ! C’est ce qui arriva… Et le gamin joua franc jeu en obtenant une mention « bien » au bac. Dans tout ce qu’il faisait, le gosse ne trichait jamais. Si cet enfant avait été de son sang, Jean n’aurait pas éprouvé plus grande fierté ! François, en matière de pâtisserie, était un découvreur de nouvelles saveurs, une sorte d’alchimiste, à cent coudées au-dessus de lui ! N’eût été son désir affirmé de revenir s’installer dans la région, Jean n’aurait jamais eu l’audace de lui proposer la reprise de son affaire, de crainte de lui rogner les ailes ! Élu l’an passé meilleur ouvrier de France ! C’était tout de même un titre dont il n’avait pas à rougir ! Tout en coupant tomates et champignons en rondelles, Jean suça comme un bonbon le plaisir intense que lui avait procuré François, la veille au soir, en acceptant sans atermoiement sa proposition. Ce gamin qu’il avait aimé, un peu formé aussi, allait devenir le sien pour de vrai… Le temps passa ainsi, dans la chaleur du fournil. À 7 h 25, le boulanger défournait ses viennoiseries. Il mit de côté la seule brioche en forme de cœur qu’il réservait, comme tous les jours, à sa femme. À 9 h 30, il prendrait sa récréation d’une demi-heure : son petit-déjeuner rituel en compagnie de Cécile. Avant ce moment sacré, il eut envie de faire une petite pause. Au lieu d’envoyer son apprenti apporter la commande du docteur Gauthier, il décida de se rendre lui-même chez lui. À dire vrai, il avait toujours dans la poche de son tablier le carton de jeu… Il se donnait une dernière chance de ne pas mourir malhonnête, non par vertu mais plutôt par superstition… Si jamais le vieillard à barbe blanche existait au-delà des nuées – on ne sait pas – n’allait-il pas le punir en lui enlevant sa femme encore plus rapidement ? — Rémy, je vais livrer Gauthier. Je reviens dans cinq minutes. Apporte les viennoiseries à Jocelyne ! Avant de monter l’escalier en pierre, le boulanger, muni de son sachet de viennoiseries et de sa baguette bien cuite, prit de la monnaie. Le docteur ne faisait jamais l’appoint. Il avait coutume de laisser un billet de dix euros sur la petite table du vestibule. Jean sortit dans la rue, qu’il n’avait qu’à traverser, et resta quelques secondes à humer l’air frais et matinal. Personne ne circulait encore. Le camion-poubelle ne tarderait pas à passer. Il regarda le ciel, diapré de volutes roses comme une robe de princesse, se surprit à faire un vœu, enfin plutôt une injonction, une mise en demeure… Il fut d’ailleurs remis à sa place très vite par les messagers d’une quelconque divinité matutinale. Un escadron de goélands argentés raillaient autour d’un sac de plastique dodu qu’un oublieux avait laissé à même le sol. Tels des kamikazes, ils piquaient à tour de rôle sur leur cible qu’ils finirent par éventrer. L’un de ces mercenaires, plus culotté que les autres, frôla de son aile la main de Jean pour tenter de lui voler son butin. Le boulanger donna un coup de pied dans le vide et se décida à traverser la rue. Le docteur Gauthier ne fermait jamais cette petite porte à moitié camouflée par la verdure et qui donnait sur l’arrière de la maison. Il pénétra dans le vestibule qui servait de débarras et déposa, comme convenu, la commande sur la petite table de formica déjà encombrée. En revanche, le médecin avait oublié de laisser le billet. Bah ! Ce n’était pas très grave ! Il le lui rappellerait à l’occasion, se dit le boulanger. Il entendit alors les miaulements impérieux du chat derrière la porte de l’habitation. Jean connaissait Gaston. Loïc Gauthier se plaignait souvent de ce matou râleur qui réveillait la maisonnée à point d’heure quand il avait décidé d’aller chasser. Jean se décida à entrouvrir la porte pour libérer l’animal. Le gros chat de gouttière vint se frotter contre les mollets de son sauveur. Jean se baissa pour lui rendre son salut. C’est alors qu’il aperçut, sur le carrelage blanc, les empreintes brunâtres laissées par ses coussinets. Il s’accroupit et examina les traces. — Mais c’est du sang, Gaston ! Tu t’es blessé ? Montre-moi tes pattes. Oui, là, beau le chat ! Sceptique, Jean se redressa. Il fallait bien que ce sang provienne de quelque part. Or, aucune entaille n’apparaissait sur les coussinets… Jean regarda la porte entrebâillée qui semblait l’inviter à entrer d’un rai de lumière tamisée. Quelqu’un devait être levé. Pourquoi poussa-t-il la porte plus largement ? Il ne sut pas vraiment en donner la raison une demi-heure plus tard. Toujours est-il qu’il le fit… Et toujours est-il qu’il dut s’appuyer au chambranle de la porte de communication quand, chancelant, il crut qu’il allait tomber. Son premier réflexe fut de sortir son portable et de prévenir, d’une voix chevrotante, la gendarmerie. Jamais encore il n’avait assisté à une telle scène de c*****e. Englués dans leur sang, deux corps gisaient à quelques mètres l’un de l’autre… Jean reconnut de son poste d’observation le plus éloigné dont le visage était figé dans un masque d’incrédulité. Pour l’autre, il ne put préciser au gendarme s’il s’agissait de la fille ou de l’épouse du défunt. — N’avancez pas et ne touchez à rien ! ordonna le gendarme. On arrive ! — Il n’y a pas de danger que je le fasse… murmura le boulanger. * Brest, 14 avril Goguenard, le commissaire Le Gwen lorgnait sur le sachet de viennoiseries que le lieutenant Le Fur avait posé sur son bureau quelques minutes plus tôt. Le ventre de papier blanc dégonflait à vue d’œil… Comme tous les matins, Michel Le Fur faisait son rapport à son supérieur au commissariat du 15, rue Colbert, à Brest. — D’après mon nouvel indic étudiant, Quentin, il y a moyen de les coincer ce soir. Ces justiciers de mes deux projettent un autre coup à Kergoat. Depuis plusieurs jours, une b***e de cinq individus affiliés à l’extrême droite et cagoulés pour l’occasion s’en prenaient aux réfugiés ou assimilés comme tels. Munis de gourdins et d’un grand courage, ils en encerclaient un, le plus faible ou le plus petit, et le bastonnaient en l’agonisant d’injures racistes. C’est ainsi que le fils adoptif d’un professeur de droit, originaire du Mali, suite à ce traitement musclé, s’était vu obtenir une incapacité de travail de huit jours. Les parents de l’étudiant étaient furieux, et on le serait à moins. Pour l’heure, le commissaire et ses hommes, qui avaient une idée sur l’identité de ces petites frappes, n’avaient pas pu les prendre en flagrant délit. — OK. On met cinq gars sur le coup. On va les avoir, ces fils à papa qui n’ont même pas l’excuse d’être issus d’un milieu défavorisé ! Michel Le Fur opina du chef. Ce faisant, le lieutenant eut la mauvaise idée de sortir du sachet la dernière viennoiserie, sa préférée, un pain aux raisins. Le meilleur pour la fin… — Dis donc, Michel, tu n’es pas dérangé aux entournures de voler le goûter de tes gosses ? — J’en achèterai d’autres, rétorqua l’autre, la bouche pleine. Et puis, s’il n’y en a plus, le pain c’est plus sain pour eux ! — Ben tiens, pourquoi se gêner ? En tout cas, je dirai à ta femme qu’il est inutile de poursuivre ton régime crétois qui, paraît-il, commence à faire de l’effet sur ta brioche ! Elle n’avait pas besoin de levure, celle-là ! — T’es vraiment pas un gentil camarade ! Je t’interdis de cafter à Colette ! J’en ai ras le pompon de ses grillades et du dé à coudre qui me sert de verre à vin, le soir ! Elle ne comprend pas que c’est une question d’âge et que je n’y peux rien… Que veux-tu faire contre l’andropause, hein ? Je te le demande ! Les yeux mouillés de crapaud repu n’eurent aucun effet sur le prince charmant qui ne se serait certes pas abaissé à lui donner un b****r pacificateur sur le front. Le chien de faïence soutenait donc le regard implorant et les trémolos des croassements du batracien quand l’arrivée inopinée de Marisol Geoffroy dans le bureau du lieutenant mit fin à cette tentative d’enchantement. — Patron, le proc vous demande au téléphone ! Votre portable est coupé ? Cela fait dix minutes qu’il essaie de vous joindre. C’est urgent, paraît-il. Lorsque le commissaire Le Gwen revint dans le bureau de son acolyte, son blouson de cuir tenu d’une main sur l’épaule, le lieutenant Le Fur notait scrupuleusement une recette créole dictée par la jolie Martiniquaise. — Ton poulet mariné au gingembre attendra, Michel. Changement de programme. Le proc me confie un double meurtre, sans doute… Nous partons illico pour Roscoff. Tu verras, p’tit père, cette cité balnéaire est adaptée aux curistes de tout genre. Cela te fera le plus grand bien… Le père dodu se caressa inconsciemment le ventre et haussa les épaules. — Pourquoi tu dis : « un double meurtre, sans doute » ? Un double suicide est envisageable aussi… C’est qui, les victimes ? — Un médecin et sa fille de vingt ans. Abattus chacun, probablement hier soir, d’une balle dans le cœur, dans leur maison. Le problème est qu’on n’a retrouvé aucune arme à côté des corps. Donc, a priori, il s’agirait d’un meurtre. Puis, le commissaire se tourna vers le lieutenant Geoffroy. — J’ai chargé Lantier de l’affaire de nos excités d’extrême droite. Vous l’accompagnerez en patrouille ce soir, Marisol. Je ne suis pas certain de pouvoir revenir à temps. Mais surtout, ne prenez aucun risque inutile ! — Pas de souci, patron. * Sables-d’Olonne, ce même 14 avril À un peu plus de 400 kilomètres de Brest, aux Sables-d’Olonne, Joy prenait le petit-déjeuner en compagnie de sa mère. Maria-Luisa avait sa tête des mauvais jours. Une demi-heure auparavant, elle avait entendu la voiture d’Alexandre qui lui ramenait sa progéniture, et cela n’était pas de son goût. Que pouvait-elle y faire ? Sa fille, depuis trois mois maintenant, était majeure. Maria-Luisa ponctuait son silence de soupirs censés marquer sa désapprobation. Imperturbable, Joy, tout en croquant sa biscotte beurrée, attendait l’assaut, qui ne manqua pas, du reste. — Tu as les traits tirés, Joséfina. Tu n’as pas dû dormir beaucoup cette nuit… ajouta-t-elle en émiettant nerveusement son pain sur la table. — Non, en effet, lui répondit Joy sobrement. — Et on peut savoir ce que vous avez fabriqué toute la nuit, Alexandre et toi ? poursuivit la mère dont la voix aigre montait dans les aigus.
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