Autopsie d'un mensonge-4

2010 Words
— Non, tu ne peux pas, en effet. Chasse privée. Et je te l’ai dit mille fois, arrête de m’appeler par mon nom de baptême, sinon je ne te répondrai plus. Compris ? Tous mes amis m’appellent Joy depuis cinq ans. Fais-en de même, s’il te plaît. Je ne suis pas obligée d’être affublée, par-dessus le marché, d’un prénom que je trouve ridicule. J’ai suffisamment souffert de ça en primaire, quand les gosses se fichaient de moi ! Et encore, d’après tes dires, j’ai échappé au pire… Tu voulais m’appeler Marie Conception, non ? Heureusement que papa a mis le holà ! Joy s’était entendue parler. Elle regretta aussitôt l’allusion faite à son père. La pluie de jérémiades allait tomber dru à présent… C’était trop tard. Déjà, sa mère se tournait vers le portrait de la commode, juste sous le crucifix, seul décor accepté dans cette pièce austère. Le menton de sa mère, trop pointu, tremblait déjà. Ses petits yeux noirs s’humectaient. Joy fixa un instant le profil busqué, tout en angles aigus, de Maria-Luisa. Pour la décrire en cet instant, la jeune fille songea à cette figure de style fort commode aux bien-pensants : l’euphémisme. Oui, sa mère était dotée d’un physique « difficile » et Joy ne se faisait aucune illusion. Habituée à se confronter à son image dans la glace, mue par une sorte de délectation masochiste, elle n’était pas dupe et savait qu’elle ressemblait à sa mère. Elle n’avait hérité de son père qu’un certain sourire, tout au plus. Encore que cela fût difficile à juger étant donné qu’elle n’avait jamais vu les coins de la bouche de Maria-Luisa se relever. Ou alors, elle ne s’en souvenait plus. — Ah, si ton pauvre père était encore de ce monde, il saurait, lui, t’empêcher de pécher avec les garçons… Ce disant, elle esquissa un signe de croix. Joy s’amusa un peu aux dépens de sa bigote de mère. — Ça, je peux te le jurer, maman ! Avec Alexandre, on n’est pas allés à la pêche, cette nuit… — Et provocatrice en plus ! marmonna Maria-Luisa. Rien ne m’aura été épargné. Joy but une gorgée de café en émettant un bruit de succion. Sa mère avait horreur de ça… La tension, ce matin, était palpable. La jeune fille savait qu’elle ne pourrait pas échapper à l’orage. Si encore il avait pu être salvateur et débarrasser l’atmosphère de ses miasmes putrides ! La maison, en particulier cette pièce à vivre, avait une haleine fétide. Une idée incongrue, peut-être, qu’elle s’était forgée mais qui était tenace. En cet instant, elle aurait voulu aimer fumer, comme Alexandre, pour chasser cette odeur malsaine qui collait à la peau, aux cheveux, aux vêtements, même. Une sorte d’humidité ambiante dont Joy ne parvenait pas à trouver la provenance. Il est vrai, Maria-Luisa, bien que jouissant d’une rente confortable, ne poussait jamais le chauffage bien haut. Conception personnelle, sans doute, de l’esprit de sacrifice… Lorsqu’elle était dans sa chambre, Joy faisait régulièrement brûler du papier d’Arménie. Il se dégageait alors de la combustion des fragrances qui l’invitaient au voyage dans de lointains pays au nom effacé. Le profil de Maria-Luisa était toujours rivé sur le portrait de son mari et de sa fille aînée. Elle se taisait, obtuse. Joy pensait bien connaître sa mère. Son silence n’avait rien d’un retrait dépité, au contraire. Elle se préparait à l’attaque et en cherchait l’angle. Non, elle n’allait tout de même pas oser ça… Eh si… — Si Éléanor avait vécu, elle n’aurait jamais fricoté avec des garçons hors mariage, elle ! — Ah bon, tu en es sûre ? demanda Joy de sa voix la plus neutre alors qu’elle brûlait d’envie de lui jeter son bol de café à la figure. — Certaine ! s’exclama Maria-Luisa avec un accent de triomphe. Tu ne te souviens sûrement pas de ta grande sœur, tu étais trop jeune quand le bon Dieu m’a mise à l’épreuve en m’enlevant ces deux êtres chéris… — Tu sais ce que le bon sens dit, maman : « Ce sont toujours les meilleurs qui partent en premier ! » l’interrompit Joy. Maria-Luisa ne releva même pas le trait d’ironie de sa cadette. — Éléanor était la petite fille la plus douce et la plus sage qui soit ! Drôle et câline avec ça ! Son visage lumineux vient encore me hanter toutes les nuits… Je sais bien que les voies du Seigneur sont impénétrables et qu’il nous envoie des souffrances pour fortifier notre foi, mais là, sans vouloir blasphémer, il y est allé un peu fort. Maria-Luisa sortit de sa poche son mouchoir pour se tamponner les yeux puis se moucher bruyamment. Il y avait quelque chose d’incongru, pensa Joy, dans la succession de ces deux gestes. L’un n’allait pas avec l’autre… Civilité et rusticité. La jeune fille repoussa son bol vide devant elle et croisa les bras tout en fixant sa mère. Elle n’éprouvait pour elle aucune pitié. Joy se savait dure, de cette dureté pétrifiée, de cette gangue minérale qui ne vous fait plus souffrir mais qui, en même temps, vous éloigne définitivement des autres. — Dis, maman, pourquoi t’es-tu mariée ? Pourquoi tu n’es pas devenue bonne sœur ? Un point pour elle. Maria-Luisa n’allait pas pouvoir rebondir une fois encore sur le trampoline de ses malheurs. Visiblement, elle ne s’attendait pas du tout à cette question qui l’écartait de son sujet favori. Elle fut prise de court. — Quelle drôle d’idée… Pourquoi tu me demandes ça ? Je suppose que je n’avais pas la vocation ! Et puis, si je n’avais pas fondé une famille chrétienne, ni toi ni ta sœur ne seriez nées ! — La belle affaire ! répliqua Joy du tac au tac. Pour ce que ça nous a apporté, à elle et à moi ! Elle, complètement morte, et moi juste à moitié… La jeune fille ne regretta pas sa pique. Touchée, coulée. Le teint olivâtre de sa mère avait blêmi. — Mais comment oses-tu ? suffoqua-t-elle. Après tout ce que j’ai fait pour toi ! J’ai sacrifié ma vie pour t’élever, seule ! — Ben, tu aimes ça, non, les sacrifices ? Ça donne un sacré sens à ta vie ! Éléanor, notre père, et maintenant moi que tu te crois obligée de supporter… Une superbe monnaie d’échange pour un passeport vers le ciel ! Maria-Luisa s’était levée, furieuse. Elle se frottait les paumes des mains d’un geste rageur. — Je suppose que c’est ton partenaire libidineux qui t’inculque de pareilles fadaises ? — Alexandre ? Oh non ! Bon sang ne saurait mentir ! Ses parents et toi êtes copains de messe, non ? — Je ne sais pas ce qui me retient de te coller une gifle ! Tu ne crois pas que je vois clair dans ton petit jeu d’adolescente attardée, hein ? Tu m’attaques avant pour ne pas avoir à me donner d’explications sur ta nuit de débauche ! — Je crois que tu es folle, maman, prononça Joy lentement. — Charité bien ordonnée commence par soi-même, ma petite ! Si je suis folle, toi tu es tordue ! J’espère juste une chose : que tu aies le sens du ridicule ! Qu’est-ce que tu crois, dis ! Qu’après vos lapinades, il va te demander en mariage ? Eh bien, n’y compte pas ! En plus, le fils Ferraut sera ingénieur dans deux ans ! Tu ne penses tout de même pas qu’il va s’encombrer de toi ? Tu as tout faux, y compris tes études ! — Je serai détective privée, murmura Joy, les yeux dans le vague. Sa mère éclata de rire. Elle se leva pour débarrasser la table et mettre la vaisselle sale dans l’évier. — Ah, je t’imagine, tiens ! Planquée dans une voiture pendant des heures devant le domicile d’un cocu ! Quelle belle occupation, effectivement ! — Il existe des méthodes bien plus modernes, tu sais… À ce moment-là, Joy aurait aimé faire part à sa mère du succès de ses investigations. Bien sûr qu’on pouvait mener une enquête de son bureau, face à son ordinateur. La jeune fille aurait voulu, rien qu’une fois, que Maria-Luisa lui concède, preuves à l’appui, deux qualités : son intelligence et son sens de la déduction. Mais elle se tut. Il était encore trop tôt. Même si cela n’avait plus beaucoup d’importance pour elle et même si elle se doutait du faisceau de raisons qui les avait amenées toutes deux à ce point de rupture, elle aurait voulu, oui, apprendre de la bouche de celle qui lui avait donné la vie, pourquoi elle ne l’avait jamais aimée. Joy aida donc sa mère à formuler ce fait avéré. — Ce n’est pas de ma faute, tu sais, si je ne me suis pas noyée avec papa à la place d’Éléanor… La réponse monstrueuse de sa mère fusa, sans appel : — Je sais bien que tu n’es pas coupable ! Comment une enfant de deux ans pourrait l’être ! Mais c’est ainsi… On ne peut pas choisir… — Maman, j’ai quelque chose à te dire… répondit Joy d’une voix dénuée d’émotion. * Roscoff, 14 avril Onze heures sonnaient au clocher roscovite, lorsque le commissaire Le Gwen et son adjoint sortirent par l’arrière de la maison, précédés de trois hommes de la police technique, vêtus de blanc, des pieds à la tête, à la manière de cosmonautes, et gantés de bleu. Les deux corps, recouverts d’un drap, venaient de partir pour l’Institut médico-légal de la Cavale-Blanche. Une vingtaine de badauds, de voisins ou de simples curieux s’agglutinaient derrière les rubalises jaunes qui défendaient l’accès d’une partie de la rue. Le commissaire Le Gwen photographia mentalement ces visages. Parmi eux, celui d’une femme d’une quarantaine d’années. Elle semblait bouleversée et l’interrogeait du regard. Le policier s’approcha d’elle. — Vous connaissez les habitants de cette maison, Madame ? — Oui, très bien, balbutia-t-elle. Ce sont nos voisins et amis. Que se passe-t-il, Monsieur ? Qui est mort ? J’ai essayé de joindre Loïc et Caroline sur leurs portables respectifs… Impossible. — Caroline ? reprit Quentin Le Gwen. — Oui, la femme de Loïc. Ne me dites pas que ce sont eux qui… — Pouvons-nous bavarder un moment ailleurs, Madame ? Je me présente : commissaire Le Gwen. Et voici mon adjoint, le lieutenant Le Fur. Une lueur de panique, très brève, passa dans les yeux de la femme quand elle répondit qu’elle habitait à cinquante mètres de là et qu’ils pouvaient la suivre chez elle. À part lui, Quentin Le Gwen se dit qu’elle devait penser à son ménage non fait… Ce n’était pas le cas. Le salon dans lequel les policiers pénétrèrent était d’une propreté méticuleuse, décoré et meublé avec goût. Il fallut patienter quelques minutes avant que Mathilde Sanquer se remette un peu du choc de la nouvelle qui l’avait vivement ébranlée. Elle ne faisait que hocher la tête en pleurant et en répétant à l’envi : « Comment est-ce possible ? Je n’arrive pas à y croire. Loïc, la petite Léa… » — Vous leur connaissiez des ennemis ? Des problèmes particuliers ? — Non, pas du tout ! Ce sont des gens charmants ! Nous nous recevions chez les uns ou chez les autres, tous les quinze jours environ… Mais où sont Caroline et Jules ? — Jules ? reprit le commissaire. Les policiers apprirent donc que le Jules en question, un adolescent de quinze ans, était le second enfant du couple Gauthier. L’absence de ce fils et de sa mère posait souci. Aussi Quentin Le Gwen demanda-t-il à Mathilde Sanquer si tous deux avaient eu le projet de passer le week-end quelque part. — Non, je ne pense pas… Caroline aurait pris sa voiture. Elle est garée là, sur le port. Et le scooter de Jules est à côté. Oh, mon Dieu ! J’espère que ce fou ne les a pas tués eux aussi ! Michel Le Fur, suivi par la maîtresse de maison, s’approcha de la fenêtre et en écarta le rideau de voile. Il se fit désigner le véhicule en question, une Fiat 500 beige, et confirmer le numéro de la plaque d’immatriculation. Quant au commissaire Le Gwen, il put rassurer Mathilde Sanquer sur un point : la maison des Gauthier avait été fouillée de fond en comble ; il n’y avait aucun autre corps. Il n’en restait pas moins que la volatilisation de la mère de famille et de son fils restait étrange. D’ailleurs, le policier, après s’être fait donner le numéro de portable de Caroline Gauthier, put constater par lui-même qu’il basculait aussitôt sur la messagerie. Donc, soit il n’y avait pas de réseau là où elle se trouvait, soit l’épouse de Loïc Gauthier avait éteint son téléphone. — Tous les jeunes ont un portable maintenant, Madame. Vous avez essayé de joindre le fils ? La femme répondit par la négative. Oui, bien sûr, Jules en possédait un, mais elle ignorait son numéro. — Pas grave, nous verrons ça tout à l’heure. Parlez-nous de cette famille. Commençons par le père. Quel genre d’homme était-ce ? — Il n’y a pas homme plus adorable ni plus intelligent que lui. Un brillant psychanalyste. Je l’ai connu avant elle, quand ils se sont installés à Roscoff. Jules était encore bébé. Il est… enfin, il était spécialisé dans la technique de l’hypnose. Mon mari et moi voulions avoir un enfant. À cette époque, je fumais beaucoup et aucune méthode ne fonctionnait vraiment. Je suis donc allée le consulter dans son cabinet et, en deux séances uniquement, il m’a débarrassée de mon addiction. De fil en aiguille nous avons sympathisé et il nous a présenté sa femme, Caroline. — Que diriez-vous d’elle, Madame ? Le commissaire nota les deux secondes de silence qui suivirent sa question. Autant Mathilde Sanquer avait brossé avec une grande spontanéité un rapide portrait de Loïc Gauthier, autant elle paraissait plus réservée quant à son épouse.
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