Autopsie d'un mensonge-2

2104 Words
Dès que son mari eut le dos tourné, Cécile augmenta sa dose de morphine. * — Tu n’en veux plus, ma chérie ? — Non, merci. Je n’ai plus faim. Prends les dernières. Au moins, Cécile avait fait l’effort de passer à table. Certains jours, elle n’y parvenait pas ; d’autres, si. Parfois, elle semblait en pleine forme et on aurait pu croire que la maladie l’avait oubliée. Mais la sournoise ne rôdait jamais très loin. Jean avait appris à jongler avec ces moments et à voler ces miettes de bonheur quand ce goinfre de malheur se reposait. Il la contempla. Il n’en revenait toujours pas de ce miracle. Onze ans auparavant, il avait réussi à lui plaire. L’institutrice nouvellement mutée à Roscoff avait poussé la porte de sa boutique. Il rangeait les baguettes dans les panières quand il s’était retourné. Jamais encore il n’avait vu quelque chose d’aussi joli. Non, pas joli… Ce n’était pas tout à fait cela. Il ne parvenait pas toujours à mettre des mots sur ce qu’il avait ressenti ce matin-là et qui restait imprimé encore au fer rouge. L’impression d’une métamorphose, d’une implosion, comme si son corps se liquéfiait et que l’eau chaude dans laquelle il baignait était faite de musique. Difficile à expliquer… Tout chantait sur le visage de Cécile. Les fines ridules au coin des paupières faisaient rire ses yeux verts. Celles de sa bouche, comme des parenthèses posées sur sa peau laiteuse encadraient un sourire espiègle, enfantin. Ses cheveux blonds et courts, ourlés comme des vagues, moussaient en boucles d’écume sur son front. Sa première phrase avait été : « Vous avez l’air bien enrhumé, mon pauvre monsieur ! » Alors, il avait fermé la bouche… — Cécile, depuis un moment, je songe à quelque chose. J’ignore si c’est une bonne idée et si François acceptera… Enfin, il vaudrait mieux que ce soit toi qui lui demandes ! Sa femme leva sur lui un regard interrogateur tout en buvant une gorgée de vin. — Je n’arrive pas toujours à suivre le cheminement de ta pensée, mon chéri ! Au lieu de croire que je t’accompagne tout le temps dans les méandres de ton esprit, tu pourrais peut-être expliquer… — Eh bien, j’arrive à l’âge de la retraite et j’aimerais bien m’arrêter assez vite maintenant. Cécile fronça les sourcils. — On en a déjà discuté, Jean ! C’est une fausse bonne idée. Tu auras besoin de te raccrocher à quelque chose quand je partirai. Et rien ne vaut le travail ! Tu as proposé à mon fils de prendre ta suite, c’est adorable de ta part ! Il est ravi, mais attends deux, trois ans. Jean Le Sueur secoua la tête pour refouler ses larmes et lui sourit. Mais qu’imaginait-elle ? Qu’il vivrait un seul jour sans elle ? Elle n’avait idée de rien ! Cependant, Cécile était maligne et il devait se montrer plus finaud qu’elle. — Non, ce n’est pas cela qui me préoccupe. Mais François aura des charges, des tas de tracasseries administratives quand le moment sera venu de lui céder l’entreprise. Alors, j’ai pensé qu’il serait bien plus simple de légaliser les choses et de l’adopter… Enfin, s’il le veut bien ! Les lèvres de Cécile tremblèrent. Son regard s’embua. — Tu ferais ça pour lui ? — Pour lui, pour nous… bougonna son mari en haussant les épaules. Pour notre famille, quoi ! Après tout, depuis onze ans, c’est un peu mon bonhomme aussi ! Même s’il était ado quand il m’est tombé du ciel ! Je ne sais même pas pourquoi je n’y ai pas pensé auparavant… Émue, Cécile se leva de table et vint l’enlacer. Il la garda le plus longtemps possible dans ses bras, le nez enfoui dans les boucles blondes de son cou, savourant jusqu’à l’enivrement son odeur délicate de jasmin et de rose. — Je lui téléphonerai tout à l’heure, Jean. Merci ! Merci de toi ! Merci d’avoir embelli ma vie ! — C’est moi… répondit-il, pataud. Jean se souvenait de sa première rencontre avec François Besson, ce grand escogriffe de quinze ans, peu loquace et sur ses gardes. Il semblait en communion avec sa paire de baskets qu’il ne quittait pas des yeux. La gaîté naturelle de Cécile n’avait pas eu raison, ce jour-là, de son parti pris ni de sa défiance. Pas une seule fois, il n’avait regardé en face l’intrus qui lui volait sa mère. S’il avait servi la même soupe à la grimace aux deux prétendants qu’avait connus Cécile depuis sa naissance, il n’était pas étonnant que ces deux amoureux velléitaires aient déclaré forfait. Mais, foi de Jean, le chevalier à la triste figure, abandonné par son géniteur dès sa conception, n’aurait pas raison de sa détermination ! On ne rencontre qu’une seule fois la femme de sa vie. Jean avait pourtant déjà été marié douze ans avec une autre qu’il pensait aimer. Suzanne, une mignonne brunette. Une maîtresse femme qui régentait sa boulangerie-pâtisserie et qui n’aurait jamais fait crédit d’une brioche à un client ou offert une sucette à un gosse pour son anniversaire. Dans le privé, Suzanne était d’un naturel fort conciliant. Étant donné leurs horaires décalés, ils ne se rencontraient pratiquement jamais, ce qui aide à une bonne entente. Cette relation épisodique et somme toute insipide aurait pu durer ad vitam aeternam si, à l’âge de trente-cinq ans, l’horloge biologique de Suzanne ne s’était mise à lui sonner les cloches et à tintinnabuler toutes les heures le rappel à l’ordre établi. Pourquoi n’était-elle pas enceinte ? Ils allèrent consulter un lundi, jour hebdomadaire de fermeture de la boutique. Suzanne avait refusé un autre rendez-vous le samedi précédent, au beau milieu de l’après-midi. Le verdict, rédhibitoire, était tombé quelques semaines plus tard. C’était lui « le fautif ». En toute sincérité, Jean avait oublié qu’il avait contracté les oreillons à l’âge de seize ans. Suzanne ne l’avait cru qu’à moitié. Se sentant spoliée sur la marchandise qu’on lui avait vendue, supputant peut-être des dommages et intérêts, elle était allée demander des comptes à sa belle-mère et à sa belle-sœur. Si les relations familiales s’étaient clairement refroidies, la colère de Suzanne se réchauffait de ses braises. Jean, pour calmer les ardeurs belliqueuses de son épouse, lui avait proposé alors la seule chose à faire selon lui : le divorce. Le soufflé était brusquement retombé et Suzanne, d’une voix calme, lui avait demandé un mois de réflexion. Elle réservait sa réponse… Jean n’avait connu l’objet de sa réflexion que des mois plus tard, grâce à une indiscrétion de leur employée de l’époque. Il s’appelait Jean-Luc, était charcutier-traiteur à son compte, célibataire. Autre atout : il avait eu les oreillons à l’âge de trois ans. Durant cette période éprouvante pour tout le monde, il venait quotidiennement à la boutique acheter sa baguette. Quand, par malchance, c’était l’employée et non la patronne qui le servait, il repassait plus tard en prendre une autre. Un goût immodéré pour le pain, ça existe. Les affaires n’avaient pas traîné. Le divorce non plus. Dès le lendemain de sa prononciation, une mauvaise langue jurait avoir reconnu, à Morlaix, la nouvelle charcutière. Elle avait troqué ses religieuses contre des chapelets de saucisses. « Grand bien lui fasse ! », s’était dit Jean lorsqu’il avait croisé son ex-épouse dans une rue de Saint-Pol-de-Léon, il y avait deux ans de cela. Suzanne semblait aussi heureuse qu’épanouie. Elle avait pris vingt kilos et quatre enfants ! Jean n’avait jamais regretté sa décision. Une légère peine quand Suzanne l’avait quitté, ça oui. Un profond chagrin ? Sûrement pas. La seule personne à lui avoir fait souffrir le martyre était sa femme actuelle, l’unique, et ce, malgré elle. Son départ serait inexorable. — Il est vingt heures, chéri. Je vais téléphoner à François. Tu vas regarder les infos ? Tu viendras me faire un b****r avant de te coucher ? — Évidemment, ma belle ! Quelle question ! Ah ! N’oublie pas de demander aux enfants quand ils comptent nous rendre visite. J’aurai sans doute besoin de prendre rendez-vous chez le notaire. Quelle que soit la décision de François, Jean comptait lui léguer tous ses biens de son vivant. Cela diminuerait les frais de succession et, de toute manière, lui n’aurait que faire de ses avoirs d’ici peu. Alors que Cécile avait regagné sa chambre pour téléphoner à son fils, Jean débarrassa la table du coin-cuisine et fit la vaisselle. Les mains plongées dans le bac de l’évier, il songeait à ce petit bonhomme devenu à présent un magnifique gaillard de vingt-cinq ans. Il espérait tant que François accepte sa proposition ! Après tout, il avait laissé aussi son empreinte dans l’éducation de ce jeune homme. Il n’est pas toujours simple de se faire adopter par ses beaux-enfants. L’apprivoisement réciproque avait duré de longs mois. Quand Cécile avait emménagé chez lui, François restait le plus souvent cloîtré dans sa chambre, à écouter sa musique dépressive… Enfin, Jean la jugeait ainsi, mais il n’y connaissait pas grand-chose. Il ne daignait sortir de son antre que pour passer à table. Ce grand résistant passif avait une faim de loup. C’était déjà un bon signe. Parfois, il manifestait des envies : une montre branchée, de nouveaux écouteurs, un scooter, mais Jean, qui aurait pu aisément répondre à ses désirs, s’était toujours défendu de tomber dans ces pièges consuméristes et faciles. On n’achète pas l’affection. Le premier pas du garçon vers lui se fit au détriment de Lounard, un magnifique et gentil golden retriever qui partageait depuis trois ans le célibat de Jean. Du jour au lendemain de son installation, Cécile était tombée malade. Pas de son cancer, non ! Elle toussait, ses yeux et son nez coulaient. Elle refusait de consulter un médecin. Ce rhume interminable durait depuis un mois quand Jean décida de façon autoritaire de prendre le taureau par les cornes. Devant elle, il appelait un spécialiste quand elle se saisit du combiné et raccrocha. Puis, elle avoua. Depuis l’enfance, Cécile était allergique aux poils de chien et de chat. Elle avait essayé à plusieurs reprises de se faire désensibiliser, mais ses tentatives avaient été vaines. Elle se sentait nulle et désolée. Jean en était resté coi ! Mais pourquoi elle ou son fils n’en avaient-ils pas parlé ? Tous deux avaient baissé la tête comme des enfants fautifs. Il comprenait à présent la raison pour laquelle Cécile jouait les Cendrillon et passait l’aspirateur quotidiennement dans l’appartement. Ni d’une ni de deux, Jean avait appelé sa sœur Geneviève qui avait accepté aussitôt l’arrivée d’un nouveau pensionnaire. Une demi-heure plus tard, alors que Lounard grimpait à l’arrière de la voiture et que Cécile pleurait, François lui avait demandé un peu gauchement s’il pouvait l’accompagner. Ce fut leur première sortie entre hommes. Le premier pas de François vers lui. La vaisselle était essuyée et rangée. Jean traversa la pièce à vivre et colla l’oreille à la porte de la chambre de Cécile. Non pas pour espionner sa femme, mais pour savoir si la voie était libre. Levé tous les matins à 3 heures, il se couchait d’ordinaire à 21 heures et éteignait la lampe une demi-heure plus tard. Les soirées de folie, il n’en avait guère connu ! Il perçut la voix et quelques rires feutrés. Cécile était-elle toujours en conversation avec son fils ? L’une de ses amies ? Il ne voulait pas la déranger et se dit qu’il reviendrait plus tard l’embrasser pour la nuit. Depuis qu’il savait sa mère incurable, François avait pris l’habitude de l’appeler au moins trois fois par semaine. L’éloignement géographique devait sûrement lui peser aussi. Pour six mois encore, François travaillait chez un grand chocolatier de Bruges et sa mère, soucieuse de sa carrière, l’avait sommé de ne pas quitter son emploi pour elle. De temps à autre, quand il avait deux jours ou trois devant lui, il prenait l’avion à Bruxelles et venait les voir. Jean regagna la chambre d’amis qu’il avait faite sienne malgré qu’il en eût. Il s’assit sur son lit et enleva sa veste. Ce faisant, le carton de jeu tomba de sa poche et glissa sur la couette. Il le ramassa et le garda un instant entre les doigts, songeur. Une phrase, écrite à la craie par son maître d’école et recopiée par lui et ses camarades à la plume Sergent Major trempée dans l’encre violette, lui revint alors en mémoire : « Bien mal acquis ne profite jamais. » Le maître entamait toujours sa journée par une phrase de morale. Quand il était enfant, Jean se demandait où monsieur Morice allait chercher tout ça… — Foutaises… murmura-t-il pour lui-même. Bien mal acquis est un bien comme les autres… En fait, obligé de se l’avouer : il n’éprouvait aucun remords. Il n’aurait jamais volé un pauvre, c’était certain. Mais un riche comme le docteur Gauthier ? Il s’accordait les circonstances atténuantes d’emblée. Ce gain n’était pas le fruit d’un quelconque travail mais de la chance au jeu. Et puis, le destin lui devait une sacrée dette ! Lui laisser miroiter le bonheur pour le lui enlever une poignée d’années plus tard ! C’était dégueulasse ! 10 000 euros, ce n’était qu’un tout petit acompte en regard de sa souffrance ! D’ailleurs, il se fichait bien du fric ! Cet argent ne servirait qu’à une chose : offrir pour quelques petites semaines encore toutes les baleines du monde à sa princesse ! À présent en robe de chambre, Jean sortit embrasser sa femme pour la nuit. Il n’aurait pas pu s’endormir sans ce b****r. * 14 avril, au petit matin La radio lui tenait compagnie comme tous les matins. Jean travaillait depuis plusieurs heures déjà. Le fournil fleurait bon le pain de ses premières fournées. Les miches de 2, au ressuage, avaient terminé de « chanter ». Posées sur la grille afin d’éviter le ramollissement de leur partie inférieure, elles avaient perdu leur eau. Le boulanger jeta un œil sur la pendule murale. Bientôt 6 heures. Rémy, son apprenti, ne devrait plus tarder. Il était temps qu’il s’occupe de la mise en place dans la boutique. Jean grommela pour la forme. Ne pas être en avance c’était déjà être presque en retard ! Mais le gosse était sympa et de bonne volonté.
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