III - Maria-Thérésa-2

1441 Words
Tout à coup, j’entendis très distinctement frapper à la porte de ma loge : J’en étais sûr ! me dis-je intérieurement. Je me levai, j’ouvris, en murmurant d’une voix enivrée : C’est vous c’est toi, Maria-Desdemona !… je l’attendais… Viens !… prends-moi, emmène-moi !… C’était une femme, en effet ; mais qu’elle ressemblait peu au poétique fantôme que je venais de voir, dans ses voiles blancs, tomber sous le cangiar d’Otello ! Réveillé en sursaut, ou plutôt lancé d’un rêve dans un autre, j’étais en présence d’une virago de haute stature, aux larges et robustes épaules, l’œil en feu, l’air farouche, le visage noirci de poudre, le sang aux mains, le bonnet phrygien sur la tête, les vêtements en lambeaux ; belle peut-être, mais d’une beauté tourmentée et sinistre, – que j’ai revue depuis sur des barricades, dans les vers d’un poète appelé Auguste Barbier, et sur la toile d’un peintre nommé Eugène Delacroix. Je me débattis un moment contre cette impossibilité de crier qui est un des supplices du cauchemar : la femme me saisit avec un ricanement sauvage, m’enleva comme une mère irritée ou effrayée enlèverait un enfant à la mamelle, et me jeta violemment hors de la loge. Je devais, semblait-il, me briser contre les bancs du parterre ; mais mon corps s’était fait si léger, et le Vide s’agrandit dans des proportions si extraordinaires, que je me sentis flottant dans l’espace, sans savoir ni la distance que je parcourais, ni combien de temps dura la traversée. Un érudit m’a affirmé que mon voyage aérien m’avait pris trente-sept ans ; je sais, moi, que le trajet de la place Favart à l’angle du boulevard Poissonnière peut, se faire en un quart d’heure. Lorsque je repris terre, lorsque, écrasé de fatigue, la poitrine échauffée, le regard perdu en de bizarres phosphorescences, l’oreille obsédée de bourdonnements confus, je me laissai tomber sur une chaise, j’étais dans une immense salle, chargée de dorures d’un goût suspect, devant une table où des garçons, dont la figure me rappelait les plus capricieux dessins de Grand ville, apportaient des tasses de café, des bols de punch, des verres de sirop, des limonades, des flacons d’eau-de-vie, des chopes de bière, incessamment engloutis par des consommateurs groupés comme les Cimbres dans le tableau de Decamps, ou les Ninivites dans la gravure de Martin. La fumée des cigares et des pipes, l’odeur des boissons, la respiration de cette foule, formaient une atmosphère épaisse, lourde, étouffante, qui prenait à la gorge et rougissait les yeux. Quant au public, jamais on ne vit pareille bigarrure. À côté d’un type d’artiste, des joues hâves d’un rapin, de la face intelligente et narquoise d’un journaliste, je ne sais combien de physionomies bourgeoises, plates, prudhommisées, hébétées, ahuries : de quoi défrayer le répertoire de Daumier, souligné par Callot et annoté par Hogarth ; toutes les expressions, depuis la curiosité moqueuse de l’homme d’esprit jusqu’à la convoitise bestiale de l’imbécile qui devine un mot à double sens ; depuis l’étonnement poli de l’homme du monde en goguette jusqu’à la stupeur béate de l’épicier en liesse ; depuis le rêve embaumé où nous plonge la fraîche vapeur du narghilé jusqu’à l’ivresse idiote où nous enfonce l’absinthe. Tous les regards étaient tournés vers une petite porte, communiquant avec une estrade arrangée en théâtre, sur laquelle se succédaient des chanteurs en habit noir et des chanteuses décolletées. À la fin cette petite porte se rouvrit, une femme parut, et je me sentis pris dans un tourbillon d’applaudissements tels, que, comparés à ceux-là, les bravos du Théâtre-Italien ressemblaient à l’approbation discrète d’un salon ennuyé. Elle était laide, de cette laideur triviale et vivace qui a plus de prise sur le public qu’une beauté fade et régulière. Tout était paradoxal dans cette figure : le front déprimé, les yeux fatigués trahissaient pourtant une intelligence prompte, tout en dehors, promenée dans les bas-fonds populaires. Le bas du visage accusait une surabondance de vie animale ; le renflement de la lèvre supérieure, la bouche largement fendue, lui donnaient une expression qui tenait le milieu entre les servantes de Molière et les bêtes apocalyptiques sculptées par le Moyen Âge sur le portail des cathédrales. La physionomie était rude et annonçait cette gaieté triste qui est le rire des grandes villes. Il y avait, dans cet ensemble, de l’actrice, de la bohème et du gamin de Paris. Pas un grain de sel attique, mais un gros morceau de sel gaulois et de poivre de Cayenne, acheté à la halle par une commère forte en gueule et le poing sur la hanche. On se disait, en la regardant, que, si cette femme était artiste, l’art qui l’avait choisie pour interprète ne devait plus être celui des aristocraties, mais des multitudes. Elle chanta, et, malgré les rugosités singulières d’une voix éraillée, la netteté de son débit, la justesse de ses intonations, la vivacité de sa pantomime, la hardiesse des sous-entendus, la transparence des intentions grivoises dont elle brodait un texte insipide et grossier, les tons chauds qui relevaient cette musique de guinguette, le fluide électrique qui se dégageait de ces attitudes, de ces regards et de ces gestes, m’expliquèrent le prodigieux succès de la virtuose et de ses chansons. Chose étrange ! en dépit du temps écoulé et de l’espace parcouru, ce second rêve portait encore si profondément l’empreinte du premier, l’image de la Malibran était gravée si avant dans mon cœur, que je fus frappé d’une vague et lointaine ressemblance entre mon idéale Desdemona et cette chanteuse de café. Idée folle ! effet d’une nouvelle hallucination sur un cerveau tour à tour hanté par toutes les variétés du songe et tous les songes de la fièvre ! Je me dis qu’elle ressemblait à la Malibran comme Offenbach ressemble à Mozart, comme Frédérick-Lemaitre, dans le Chiffonnier de Paris, ressemblait à Talma dans Manlius, comme une bonne farce du Palais-Royal ressemble au Misanthrope, comme le vin bleu de la barrière ressemble au Johannisberg… Mais enfin, pour moi, elle lui ressemblait ! Dès lors, il s’établit, entre ce qu’écoutait mon oreille et ce qui obsédait mon souvenir une sorte d’antagonisme et de dialogue ; les lambeaux du rôle de Desdemona me revenaient obstinément, pendant que retentissaient, au milieu de transports frénétiques, les refrains de MM. Tourte et Villebichot. Mes voix intérieures répondaient à la voix de la chanteuse. Elle chantait : T’en auras pas l’étrenne ! et j’entendais au fond de mon âme : Se vive il mio tesor ! Elle disait : Rien n’est sacré pour un sapeur, et je me redisais à moi-même : Assisa al piè d’un salice. Elle répétait : C’est pour l’enfant, foi de nourrice ! et le chant mystérieux répliquait : Non arrestare il colpo ! Cette lutte, en se prolongeant, devint pour ma pauvre tête une de ces tortures qui enivrent, une de ces voluptés qui brisent. Je succombai. Depuis une heure, j’avalais machinalement tout ce que m’apportait le garçon au profil simiesque, dont la serviette blanche cachait mal les jambes torses terminées par des pieds fourchus et dont la raillerie muette prenait, à chaque nouveau bol de punch, des airs méphistophéliques. Cette chaleur, cette fumée, ces odeurs, ces libations réitérées me suffoquèrent : je m’accoudai, puis je m’affaissai, le front collé sur la fable, et je cessai de voir et d’entendre. Quand je repris mes sens, il n’y avait plus que quelques personnes dans la salle ; les chanteurs étaient descendus de l’estrade ; les musiciens de l’orchestre emportaient leurs cahiers et quittaient leurs pupitres. Dans les deux loges où s’isolaient les privilégiés, je remarquai quelques femmes d’une noble et élégante beauté. Je sentis courir sur ma tête une chaude haleine : je devinai la chanteuse, qui s’inclinait près de mon épaule : – Tu es, murmura-t-elle, le mari, l’oncle ou le frère de la Belle au bois dormant. Mon pauvre ami ! le temps a marché, et la société aussi, depuis cette fameuse représentation d’Otello… Viens, je te réciterai mes Mémoires… rédigés par moi-même… Je te raconterai l’histoire de Pâlot, ou celle de Thomas l’Ours, dont le ventre s’allongeait comme une bretelle élastique ; je te dirai l’anecdote des dix francs de Dumaine, et tu connaîtras Dumaine et son cœur ; tu vivras par la pensée en compagnie des habitués du café du Cirque, des Funambules et du Lazary, de Clémence la gargotière, du petit père Mourier, et de ma rivale Flora qui disait à tout propos : On vient de me voler mon collier de 30,000 francs ! Mais non, tu es un aristocrate, mon vieux ! ce réalisme populacier, ces détails de la borne et du cabaret te font faire une laide grimace… Eh bien, regarde dans ces loges… Vois-tu ces belles dames ? Ce sont de grandes dames, comme dit Mélingue dans la Tour de Nesle. Celle-ci est la petite-fille de la duchesse de Maufrigneuse ; celle-là a épousé le petit-fils de la marquise d’Espard ; cette autre est la nièce de la vicomtesse de Beauséant, et sa compagne est proche parente d’un neveu de la duchesse de Langeais… Ah ! mon bonhomme ! nous avons fait du chemin depuis ton beau temps, et il a coulé de l’eau sous le pont Neuf, qui n’est plus neuf… J’étais stupéfait, consterne. – Ce n’est pas possible ! m’écriai-je. En ce moment, la petite-fille de la duchesse de Maufrigneuse sortit de sa loge, traversa la salle, s’approcha de la chanteuse, et lui dit quelques mots avec une gracieuse bienveillance. – Oui, madame la duchesse, répondit la virtuose populaire ; j’aurai l’honneur de chanter demain chez vous, et je chanterai dans votre salon les morceaux de mon répertoire que la police m’interdit ici. C’est trop fort ! une douleur aiguë me réveille… Me voici dans mon lit, et le docteur Sarazard me tâte le pouls…
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