IIIMaria-Thérésa… Le chevalier Tancrède n’a jamais pu expliquer comment, au sortir du cimetière, il s’était réveillé dans son lit, sa main gauche emprisonnée dans la main droite du vieux docteur Sarazard, qui le regardait fixement.
Ces deux figures étaient évidemment prédestinées à exercer l’une sur l’autre les effets magnétiques qui font de la raison une corniche en s*****e sur un gouffre. Le chevalier Tancrède avait dû être admirablement beau en 1827 ; mais sa prodigieuse maigreur lui donnait un faux air de ressemblance avec la célèbre caricature de Paganini. Ses os perçaient sa peau ; son nez crochu, jadis aquilin, n’était plus qu’une arête découpée à l’emporte-pièce sur des joues creuses. Son bonnet de fourrure noire contrastait avec la blancheur mate de son front, emperlé de gouttes de sueur. Le drap collé au corps en dessinait la sèche silhouette avec une rigidité mortuaire, et les genoux, relevés à angle aigu dans les mouvements de la fièvre, faisaient songer à des compas ouverts. Sous les lèvres pâles brillaient des dents encore belles, et les yeux conservaient un éclat extraordinaire.
La maigreur du chevalier Tancrède était effrayante ; celle du docteur Sarazard était fantaisiste. On eût dit l’ombre d’un homme gras à la recherche d’un embonpoint disparu. Son habit, son pantalon et son gilet noirs, infiniment trop larges pour lui, s’affaissaient avec des plis lamentables, comme des sacs dont le contenu aurait diminué de moitié. Un naturaliste l’eût classé dans la famille des échassiers : son profil anguleux, son nez en bec de corbin, plein de menaces pour son menton de galoche, affectaient une expression sinistre que démentaient la vivacité de ses petits yeux gris et la ride moqueuse de sa bouche sensuelle. Une-touffe de cheveux blancs, en forme de crête, surplombait son crâne chauve et son front bombé. De son ancienne prospérité, il n’avait gardé qu’un ventre saillant, lequel, monté sur des cuisses grêles, donnait l’idée d’un poussah vissé sur des jambes de bois.
En ce moment, la pose du docteur avait des prétentions classiques. Enfoncé dans un large fauteuil, l’œil fixé sur son malade, sa longue canne à pomme d’or retenue entre ses genoux, il tâtait d’une main le pouls du chevalier, et, de l’autre, lévigeait une prise de tabac. Il fit entendre un petit ricanement qui paraissait lui être familier et auquel répondit le grincement de la tabatière.
– Hé ! hé ! cent vingt-huit pulsations à la minute !… vous allez bien… Encore deux accès comme celui-là, et je ne réponds plus de rien !…
– Je deviendrais fou ?
– Vous deviendriez mort… Allons ! allons ! ne vous effrayez pas : le coffre est bon, et ces yeux-là veulent vivre… Savez-vous à qui je vous compare ?
– À qui ?
– À un homme qui serait embarqué pour six jours et qui n’aurait de vivres que pour quatre… Entendons-nous : vos vivres, à vous, ce sont vos idées ; car c’est la vitalité de votre intelligence qui soutient votre pauvre corps. Seulement, vos provisions s’épuisent avant que l’aiguille ait fait le tour du cadran : vos journées ont quinze heures, et vos idées n’en ont que douze… Il y a là un fil qui se brise, une solution de continuité qui m’inquiète… Il faut que je trouve un moyen de remplir cette lacune… Tenez, connaissez-vous ceci ?…
Il tira de sa poche une boite enveloppée de velours rouge, en fit jouer le ressort, et montra au chevalier une délicieuse miniature de madame de Mirbel, le portrait d’une jeune femme, dont la figure irrégulière, mais admirable, rayonnait de passion et de génie.
– Marietta ! Maria-Felicia ! la Malibran ! s’écria le chevalier.
Ses traits décolorés se ranimèrent. Son visage exprima cette béatitude extatique, si remarquable dans les tableaux religieux des peintres espagnols ; puis un nuage de mélancolie assombrit cette expression fugitive. Le chevalier Tancrède ferma les yeux, comme s’il avait voulu que rien ne pût le distraire de sa vision intérieure. Quand il les rouvrit, le docteur était debout, et, soit effet d’optique, soit hallucination de fiévreux, lui parut grandi d’une coudée. Leurs regards se rencontrèrent et se rivèrent l’un à l’autre. Le chevalier éprouva la sensation de l’oiseau que fascine le serpent. Il lui sembla que le docteur Sarazard, penché vers son lit, se dédoublait pour mieux s’emparer de tout son être, et que, pendant que le corps opaque de son ami frôlait les rideaux, une ombre gigantesque s’allongeait et se dessinait sur la cloison de l’alcôve. Bientôt le fluide électrique fut trop puissant pour que cette nature de sensitive malade lui résistât ; les yeux du chevalier se fermèrent de nouveau : il dormait, il rêvait.
– Où êtes-vous ? lui dit rudement le docteur en frappant de sa canne sur le plancher.
– Au Théâtre-Italien.
– Quelle année ?
– 1828.
– Que joue-ton ?
– Otello.
– Bien… Maintenant, allez… racontez.
… – J’étais trop pauvre, en 1828, pour m’accorder le luxe du Théâtre-Italien ; mais j’avais, au cœur du faubourg Saint-Germain, une vieille tante, qui m’invitait à diner une fois par hiver, et, ce soir-là, me conduisait dans sa loge.
Ma tante était trop vieille et trop malade pour faire de la toilette. Sa loge était une baignoire où l’on pouvait garder une espèce d’incognito.
Le 22 février 1828, un jeudi, j’entrai chez elle, au coup de six heures, vêtu comme un garçon de noce.
– Tu tombes bien, me dit-elle : on donne Otello. Garcia joue le More, Bordogni Roderigo, Zuchelli Elmiro ; et Desdemona, c’est la Malibran.
Ma tante avait été, dans sa jeunesse, musicienne de premier ordre.
La Malibran ! je ne la connaissais pas encore, et pourtant ce nom me fit tressaillir. On ne sait pas, on ne peut pas savoir ce que fut la Malibran pour les hommes qui ont eu vingt ans sous la Restauration. On aurait pu lui dire, en lui montrant le parterre et l’orchestre, ce que le duc de Brissac disait à la reine Marie-Antoinette du haut du balcon de Versailles : Votre Majesté a là des milliers d’amants prêts à se faire tuer pour elle. – Nous avons tous été amoureux de madame Malibran, même moi qui étais alors amoureux d’une autre. Notre romantisme, qui ne pouvait s’arranger de l’acte de naissance de mademoiselle Mars et ne connaissait pas encore madame Dorval, se personnifia avec ivresse dans cette poétique créature qui nous rendait Shakspeare à travers Rossini, et élevait jusqu’au pathétique le plus sublime les niaiseries mélodramatiques de la Gazza.
J’ai vu des étudiants déjeuner, pendant un mois, d’une flûte d’un sou, pour amasser les trois francs soixante centimes que coûtait, à cette époque, le billet de parterre, et aller entendre leur chère idole dans Desdemona ou dans Ninetta. On prenait la queue sur la place Favart à deux heures de l’après-midi ; on battait la semelle pour se réchauffer ; les plus sérieux de la b***e essayaient de lire Cromwell ou la Chronique du temps de Charles IX ; de joyeux quolibets s’échangeaient entre les premiers, arrivés et les retardataires ; nous étions gais, enthousiastes, jeunes comme le printemps, pauvres comme des rats d’église, insouciants comme des précurseurs de cette bohème qui n’était pas encore inventée. Dans nos chambrettes, on aurait pu voir, fixée au mur par deux épingles, une assez mauvaise lithographie de Grévedon, représentant notre cantatrice. Ses yeux fendus en amande, noyés dans une langueur passionnée, légèrement relevés vers les tempes, que laissait à découvert la coiffure à la chinoise ; son beau front dont on devinait la chaude pâleur, sa bouche un peu grande, écrin refermé sur deux rangées de perles, prêtes à étinceler au feu de la rampe, au rayon de la mélodie ; voilà le thème : nos souvenirs y ajoutaient des trésors de passion et de rêverie.
Ce soir-là, ma tante me parut plus agitée que ne le comportaient ses soixante et dix ans. Elle me fit boire d’un petit vin blanc du margrave, dont je ne me méfiai peut-être pas assez. Tout en m’encourageant à manger et à boire, elle me racontait des histoires du temps passé, qui me préparaient admirablement aux émotions de la soirée.
Les hasards de l’émigration l’avaient conduite à Vienne, pendant cette terrible année 1795, si néfaste pour la France, si glorieuse pour la musique, qui avait vu, à quelques mois de distance, les premières représentations du chef-d’œuvre de Cimarosa et de la Flûte enchantée. Une fois Mozart sur le tapis, la bonne dame ne tarissait pas : nous avions, elle et moi, dans l’esprit, ce tour particulier qui prédispose au surnaturel, et que l’argot parisien exprime par cette métaphore : une araignée dans le plafond. En songeant aux réalités bourgeoises, nous éprouvions tout à coup ce que ma tante appelait des démangeaisons de merveilleux. Elle comparait nos idées à un appartement complet, qui aurait eu, en guise de chambre d’ami, la chambre du revenant.
Elle avait embrassé Mozart ; elle l’avait vu toucher du clavecin devant l’empereur Léopold, et elle savait par cœur sa légende, dont vous n’avez jamais eu que les bribes. Elle me la redisait d’une façon qui non-seulement m’y faisait croire, mais me transportait dans un monde où le vraisemblable devenait impossible, où le fantastique paraissait indubitable. Sa voix grêle de douairière m’entrait dans le tympan comme une vrille, et chacun de ses récits produisait, sur mon cerveau l’effet de ces marteaux qui frappent les heures dans les cathédrales gothiques. Les légères fumées du vin du Rhin passaient devant mes yeux pareilles à un voile de gaze, à une vapeur transparente…
Le dîner fini, ma tante me fit signe ; je lui offris mon bras : sa voiture nous emporta vers le théâtre. Dix minutes après, nous entrions dans sa loge.
Ce qu’était le Théâtre-Italien à cette époque, les sexagénaires tels que vous et moi pourraient seuls le dire. Dès le vestibule, on y aspirait un parfum qui ne s’achète ni chez Guerlain ni chez madame Prévost ; le parfum de la bonne compagnie. Cette douce et tiède atmosphère s’harmonisait avec l’élégance des habitués, les fraîches toilettes des spectatrices, le charme des mélodies. Tout le monde parlait bas, même dans les entre actes, et d’épais tapis assourdissaient encore le bruit des pas et le murmure des voix. Il eût été plus facile de rencontrer une fausse note dans le gosier de ces chanteurs qu’un ton criard dans cet ensemble ou une femme tarée dans ce gracieux public. Presque tous les grands noms de France étaient inscrits sur la liste d’a********t ; les loges avaient une porte ouverte sur le faubourg Saint-Germain. À l’orchestre, des hommes politiques, des pairs, des députés, des artistes illustres, Rossini et Lamartine à trente ans ; au parterre, de jeunes et ardents dilettantes, dont la plupart sont devenus célèbres.
Ma tante me nommait quelques-unes de ces patriciennes dont le règne éphémère devait expirer entre une ordonnance et une émeute, et dont les sourires aristocratiques avaient déjà la langueur d’un adieu. J’admirais ces longs yeux rêveurs, ces lèvres hautaines ou caressantes, ces cous de cygne, ces épaules aux blancheurs lactées, trahies par les indiscrétions du corsage. Je voyais, réunies dans leur vrai cadre, ces duchesses de Langeais, ces marquises d’Espard, ces vicomtesses de Beauséant, ces comtesses Fédora, nobles lis, roses mousseuses, tubéreuses aux âcres senteurs, dont les grâces et les élégances ont trouvé un chroniqueur immortel. Mais bientôt, à force de les regarder, je ne les vis plus : elles devinrent pour mon regard ce qu’est le soleil pour un œil ébloui. Je les imaginai ; mon éblouissement se changea en rêve, et, si l’on m’avait dit que ces femmes étaient de grandes dames d’un autre siècle qui venaient m’apporter des nouvelles d’un autre monde, on ne m’aurait pas étonné. J’étais depuis quelques heures en proie à des sensations trop vives pour ne pas rompre l’équilibre de mes facultés : il me semblait, à tous moments, que chacune de ces sensations s’émiettait, et que chacune de ces miettes, multipliées à l’infini, craquait dans ma cervelle comme craquent les grains de sable sous des souliers ferrés.
Pourtant, les premières scènes d’Otello me laissèrent froid. Elles ne répondaient pas à la voix mystérieuse que j’entendais chanter en dedans. Otello me parut farouche, Roderigo mignard, Elmiro glacial. Je me sentais tourmenté d’une soif shakspearienne que la musique refusait d’étancher. Tout à coup, le machiniste siffla : le palais des doges se replia vers les frises et fut remplacé par la chambre de Desdemona.
Les applaudissements retentirent : madame Malibran entrait en scène. Elle portait le costume vénitien du seizième siècle. Jamais le type de la grande artiste et celui de la grande dame ne se combinèrent avec plus de séduction, de poésie et d’éclat. Avant qu’elle eût chanté, j’étais subjugué. Puis cette voix au timbre d’or, ce visage au regard de flamme produisirent sur moi un de ces innombrables phénomènes dont ma vie est remplie, et qui me jettent sans cesse hors de la réalité. L’individu pauvre et chétif dont les mains crispées s’appuyaient sur le velours de la loge, ce n’était plus moi : je n’existais plus à la place où me fixait ma misérable guenille ; mais j’avais conscience d’un autre être qui aimait, souffrait, pleurait, chantait avec l’âme de Desdemona ; mon corps s’atténuait, s’allongeait, devenait fluide, immatériel, intangible ; en revanche, mon imagination prenait un corps et se plaçait sur la scène, à l’endroit où je voyais d’avance étinceler le poignard du More et couler le sang de la victime. J’aurais juré que tout cela était réel, que Garcia allait réellement tuer la Malibran et me tuer avec elle.
– Comme tu es pâle ! me dit ma tante à voix basse.
– Vous ne voyez donc pas ? Elle me regarde, elle m’attire, elle m’absorbe… Là-bas, dans ce grand cadre qui croit renfermer un portrait de famille, c’est moi… Sur ce fauteuil de chêne sculpté, où elle était assise tout à l’heure, c’est moi… Si j’étranglais Iago, y aurait-il un jury pour me condamner ?…
Ma tante haussa les épaules et garda le silence : elle avait pitié de ma folie.
Le drame marchait, l’opéra chantait, le second acte allait finir…
Je venais d’entendre le frémissement d’une robe et le léger bruit d’une porte ouverte et refermée avec précaution : je n’y avais pas pris garde ; j’étais trop absorbé, trop incapable de faire la part de mon extase et de la réalité. Un instant après, je me retournai ; il n’y avait plus personne dans la loge ; je crus sérieusement que ma tante avait passé à travers la cloison : le fait est que, fatiguée et souffrante, elle ne s’était pas senti le courage d’attendre jusqu’à la fin, et n’avait pas voulu – je le devinai et lui en rendis grâces – me faire perdre une minute de cette soirée de délices.
J’étais seul, bien seul, et il me semblait que cet isolement resserrait encore l’invisible lien qui m’unissait à la cantatrice et au drame. Bientôt, dans une de mes hallucinations familières, je m’imaginai qu’il ne restait plus dans la salle que la Malibran et moi, qu’elle ne chantait plus que pour mon oreille et pour mon cœur. Il en résulta un changement dans ces phénomènes de la vie intérieure dont je suivais la marche bizarre à travers tout mon être, comme on suit sur la poussière la trace d’une fourmi. Tout à l’heure, il m’avait paru que mon corps, devenu immatériel et impondérable, laissait mon âme s’échapper, et que mon âme se réfugiait sur le théâtre, auprès de Desdemona. À présent, c’était elle que j’attirais auprès de moi : elle aussi se dédoublait : je la voyais, sur la scène, agenouillée devant son père, disant avec d’inexprimables sanglots son chant de désespoir filial ; mais je la sentais à mes côtés, à cette place que venait de quitter ma vieille tante. J’écoutais ses soupirs ; j’entendais ses larmes tomber goutte à goutte, comme on entend une pluie d’avril tomber de feuille en feuille et traverser l’arbre sous lequel on s’est abrité.
Le rideau se relevait sur ce merveilleux troisième acte qui me rendait tout Shakspeare. Dès lors, ce que j’éprouvai, ce ne fut plus l’admiration d’un dilettante passionné, mais la sensation d’un rêve enivrant, la volupté d’un mangeur de haschich ou d’un buveur d’opium. Mon imagination se tendit de noir et s’illumina comme une chapelle ardente où je me préparais à porter, après le sacrifice, le corps de ma Desdemona. Sur ce fond sombre, constellé, pareil au ciel des lagunes à minuit, passa la mélancolique chanson du gondolier, paroles de Dante, musique de Rossini, poésie de Shakspeare :
Nessun maggior doloreChe ricordarsi del tempo feliceNella miseria…Tout ce qui peut saisir l’âme humaine, l’arracher à sa froide prison, la soulever, à vol d’aigle, vers l’idéal et l’infini, semblait réuni dans cet étroit espace ; la passion et la tragédie débordaient. Parfois la mélodie prenait des ailes, et ces ailes frôlaient le velours de ma loge et le frêle tissu de mon cerveau. La Malibran portail un de ces vaporeux peignoirs de mousseline blanche, que tant d’actrices ont cherché à copier sans réussir à en retrouver la molle élégance et le chaste abandon. Ses beaux bras entouraient sa harpe, comme une dernière amie à laquelle on confie ses derniers secrets. Affaissée sous le poids de ses tristesses, elle murmurait la romance du Saule : la salle entière était suspendue à ses lèvres. Pour moi, l’émotion était à la fois violente et vague ; le fil trop tendu se cassait de plus en plus ; la sensation du rêvé envahissait celle du spectacle, de même que l’ombre s’allonge, vers le soir, sur une plaine inondée de soleil. Otello descendant, sa lampe à la main, l’escalier en spirale, l’effet de terreur et d’angoisse, l’effrayante ritournelle qui prélude à son entrée en scène, le choc de ces deux passions, les déchirements de ces deux cœurs, les accents de rage du More, Ed osi ancor, spergiura ! le cri sublime de l’amour et de l’innocence outragée, Sono innocente… perfido, ingrato ! l’orage au-dehors, la fureur et l’épouvante au-dedans, la course désespérée de Desdemona fuyant la mort, le double coup de poignard, les tragiques détails du dénouement, tout cela avait cessé de m’émouvoir comme représentation d’un épisode terrible, interprété puissamment par le génie du drame et le génie de la musique.
Ayant perdu toute faculté de discernement entre les fictions du théâtre et le sentiment de la vie réelle, il m’arriva de donner aux unes ce que je retranchais à l’autre, et de devenir pour moi-même un personnage fantastique, pendant qu’Otello et Desdemona vivaient à quelques pas de moi, se tordaient sous l’étreinte de passions véritables, et mêlaient leur existence vraie à ma vie imaginaire. Au milieu de ce renversement complet de toutes les notions du possible et du chimérique, une idée très nette, une certitude me restait : c’est que la Malibran, réellement morte sur la scène reviendrait, après la chute du rideau, comme la donna Anna d’Hoffmann, me retrouver dans ma loge, s’offrir à moi sous une forme qui n’aurait plus rien de terrestre, et me proposer de partir avec elle, non pas pour le pays où les citronniers fleurissent, mais pour une contrée mystérieuse, entre terre et ciel, où il n’y aurait d’insensé que la raison et de palpable que le rêve.
Cette idée avait tant de puissance, qu’elle me fixait sur mon fauteuil plus solidement que la plus forte chaîne. Au moment où le rideau tomba, je ne bougeai pas : j’attendais ! Le public commençait à s’écouler ; l’obscurité se fit dans la salle avec cette rapidité qu’ont pu remarquer, en pareil cas, tous ceux qui sont restés à leur place cinq minutes de plus que le strict nécessaire : la rampe s’abaissa, le lustre s’éteignit ; les bruits qui signalent une sortie de théâtre allaient s’affaiblissant ; les ouvreuses recouvraient à la hâte, d’une toile grossière, le velours du balcon et des avant-scènes. Les corridors, encore éclairés, m’envoyaient à peine, à travers quelque porte entrouverte, une lueur crépusculaire et funèbre. Une sorte de brouillard passait devant mes yeux fatigués de visions, et je ne savais pas si c’était l’effet de cette transition subite de tant de splendeur à tant d’ombre, ou si c’était le fond sombre sur lequel glissent nos songes.