I - Entre chien et loup
IEntre chien et loupÀ mesure que le vieux Paris s’efface et que le nouveau déploie ses merveilles, il est naturel que l’imagination réagisse contre cette immense débâcle de toutes les poésies du passé. Il n’y a pas de cordeau pour le rêve, et la fantaisie refait à sa guise ce que le marteau démolit. Plus les boulevards s’allongent, plus les rues s’élargissent, plus les maisons s’alignent, plus leurs façades neuves rivalisent de monotonie et de blancheur, plus aussi les souvenirs et les songes, ces pâles oiseaux de nuit, viennent battre de l’aile à cette mince cloison qui sépare, dans notre cerveau, le monde, des chimères du monde des réalités. Les métamorphoses parisiennes sont une vraie révolution, et toute révolution, on le sait, a ses proscrits et ses émigrés.
Supposez un vieillard, rêveur, poète ou artiste en son temps, contemporain des premiers récits d’Hoffmann et des promenades de Victor Hugo à travers la Cité ou la cathédrale du Moyen Âge : il revient à Paris après de longues années d’absence ; il regarde autour de lui, et se demande avec angoisse si l’âge a obscurci sa vue ou s’il est le jouet d’un cauchemar. Le berceau de son enfance, le théâtre de ses plaisirs, le nid de ses amours, le refuge de ses chagrins, tout a disparu : il ne sait plus même où loger ses regrets : il lui semble que son exil recommence sur les lieux mêmes où il vient de finir : c’était son corps qui n’avait plus de patrie ; maintenant, c’est son âme. Là où il ne se croyait qu’absent, il se reconnaît étranger. Bien des images perdues au fond de sa pensée s’y réveillent pour y mourir encore ; bien des liens qui s’étaient détendus se resserrent un moment pour se briser à jamais. Ce quartier, cette rue, cette maison, cet escalier, cette chambre, autant de figures aimées, devenues des visages indifférents : s’ils ont encore des larmes dans les yeux ou des sourires aux lèvres, ces sourires et ces larmes sont pour d’autres que lui.
Un aimable moraliste a écrit : Quand un jeune homme se plaint d’être malade, on doit lui dire : – Contez-nous vos peines ! Quand un vieillard nous dit qu’il est triste, il faut lui demander : – Quel mal souffrez-vous ? – En effet, notre vieil émigré, que nous appellerons, si vous le voulez, le chevalier Tancrède, ne tarde pas à tomber malade : sombre, pessimiste, morose, de plus en plus envahi par le froid et l’obscurité du soir, il associe, dans le cadre étroit qu’enveloppent les rideaux de son alcôve, les fantômes du passé aux souffrances du présent, la miniature d’une vision dantesque à l’ébauche d’une rêverie d’Edgard Poe, un lambeau de satire à une ombre de conte. C’est là que je l’attends, et que je voudrais le saisir, afin qu’il nous guidât dans ces essais de flânerie le long d’un Paris bizarre, entre chien et loup, fantasque, paradoxal, humoristique, railleur, sinistre, imaginaire, vu à la clarté d’une veilleuse ou exploré à vol de hibou. Sous la dictée de cet étrange cicerone, tour à tour aux prises avec les spectres du sommeil et les hallucinations de l’insomnie, je voudrais chercher à peindre ces parcelles de vérité, ces vagues réminiscences du monde réel, cet insaisissable va-et-vient de l’image sensible et de l’idée impondérable, qui, dans les rêves de malade, se mêlent aux chimères d’une imagination surexcitée par la fièvre. Ce n’est ni le bon sens, ni le délire ; c’est quelque chose d’intermédiaire où se combinent ce qui existe, ce qui n’existe plus et ce qui n’a jamais existé.