II - Les échos du Père-Lachaise

1512 Words
IILes échos du Père-Lachaise… Ce jour-là, dit le chevalier Tancrède, après avoir bu quelques gouttes d’un élixir rapporté de ses voyages, un homme célèbre était mort. Qu’avait-il été de son vivant ? Virtuose, diplomate, homme d’État, orateur, poète, comédien, danseur, gymnaste, industriel ou journaliste ? Était-il sublime ou vulgaire, vicieux ou honnête, bon ou méchant ? Sa célébrité était-elle d’or ou de clinquant ? J’aurais dû le savoir ; mais, depuis un instant, mon cerveau en travail ne m’appartenait plus : je venais de traverser le boulevard, à la hauteur du théâtre des Variétés, et, malgré mes précautions maniaques, une petite tache de boue, presque imperceptible à l’œil nu, avait étoilé ma botte gauche. Cette tache s’empara de moi, et ne tarda pas à rompre le fil de mes pensées : ce fut d’abord une mouche qui bourdonnait à mon oreille ; puis une étoile grise, tremblotante dans un ciel humide et noir ; puis une araignée, que je sentais monter le long de ma jambe, s’accrocher à mon paletot, courir sur ma peau où ses pattes glissaient comme de légères pointes d’aiguilles, et se perdre dans mes cheveux mouillés de sueur. Ce supplice fini, elle m’en fit subir une autre : je la vis grandir, prendre des formes fantasques, consteller les voitures armoriées, s’attacher aux habits ou au visage des passants, danser comme un sylphe autour des belles dames qui éblouissaient le trottoir des splendeurs de leur toilette. Elle voltigeait devant moi, choisissant parfois, pour se poser, les places les plus singulières : chez celui-ci, elle éclaboussait le ruban de la Légion d’honneur, ne laissant plus voir, à sa boutonnière, qu’une grosse tache jaunâtre ; chez celui-là, elle envahissait le côté gauche, à l’endroit du cœur ; elle atteignait un troisième au front ; elle simulait, sous le bras d’un quatrième, un de ces portefeuilles noirs, dits serviettes, que portent les gens d’affaires. À l’angle des rues qui débouchent sur la place de la Bourse, je la voyais sauter, saisir ses victimes au collet, s’engloutir dans leurs poches, puis reparaître quelques pas plus loin et recommencer le même jeu : il y avait là de quoi rendre folle une tête plus solide que la mienne. J’étais dans un de ces moments ultra-spleenétiques, où il nous plaît qu’on soit mort. J’eus l’idée de m’adjoindre au cortège funèbre qui se déroulait derrière le corbillard empanaché, et que suivaient vingt voitures de deuil. Le trajet fut long ; le temps était sombre : on eût dit que les âmes des trépassés s’enveloppaient dans les gros nuages qui précédaient notre marche et d’où s’échappait une pluie fine et glacée. Ces nuages étaient si bas, qu’ils me semblaient à la portée de ma main. Un vague frisson me pénétrait, courait dans les rangs, se communiquait à mes voisins et établissait entre nous une sorte de fluide magnétique. Alors, le travail intérieur qui me tourmentait depuis le matin et pulvérisait mes idées, changea tout à coup d’objet. J’essayai de deviner les sentiments de ceux qui m’entouraient, et ces analyses conjecturales devinrent pour moi autant de réalités. Il était évident que B…, dont la tenue correcte et la figure allongée défiaient toutes les critiques, n’était pas là, malgré son cathare et la pluie, uniquement pour faire honneur au défunt : il le connaissait à peine, ne l’aimait guère et le regrettait peu ; mais il fallait que, le lendemain, B… trouvât son nom, à un bon rang, dans les feuilles bien informées, parmi les illustrations parisiennes qui se pressaient à cette émouvante cérémonie. D’ailleurs, ce défunt illustre était membre de deux académies… et qui sait ? Au fond, D…, qui baissait la tête et tenait son mouchoir à la main, n’était pas très fâché de l’évènement. Il avait plusieurs fois collaboré avec celui qu’il conduisait à sa dernière demeure, et, soit indiscrétion de coulisses, soit caprice populaire, le bruit public s’était obstiné à attribuer au mort les succès, au survivant les chutes : c’est pourquoi, bien qu’il fît provision de larmes dans la voix, D… ne pouvait se défendre d’un allégement involontaire en songeant que désormais il volerait de ses propres ailes, écrirait de sa propre plume, ferait voir, à lui tout seul, de quoi il était capable, mangerait toutes les asperges à l’huile, et toucherait la totalité des droits d’auteur. Les préoccupations de G… avaient un caractère plus vulgaire : il était exactement du même âge que le mort, et se creusait la cervelle pour trouver des raisons de se rassurer : C’est vrai, nous étions du même âge ; mais quelle différence !… je suis robuste, moi, et encore vert, tandis que lui… pas de santé ! Une gastrite en 1855…, une pleurésie en 1860… Et puis quel régime ! cuisine échauffante… l’absinthe, le petit verre… J’avais beau lui dire… Et, avec cela, trente cigares par jour !… il est clair qu’il devait y passer longtemps, bien longtemps avant moi… C’est triste, mais ce n’est pas effrayant… Allons, mon vieux, bon estomac et bon courage !… En rentrant, j’achèterai de la flanelle ! Ces propos, qui ne se disaient pas, m’arrivaient distinctement, à l’aide d’une faculté supplémentaire, qui tient le milieu entre la divination et l’ouïe. J’éprouvais une sensation analogue à celle d’un musicien sourd qui entendrait au-dedans de lui-même sa propre musique mêlée à celle des autres. Parfois, j’étais interrompu dans mon monologue à deux voix par une sorte de houle : c’était l’immense rumeur de Paris ; d’autres fois, des paroles saisies au vol achevaient de me distraire : – Ça va bien ! quel hiver ! voilà la cinquième promenade de ce genre que je fais depuis le 1er février. – C’est que l’année est bissextile. – C’est qu’elle a commencé un vendredi. – Que serait-ce, si elle avait commencé un 13 ?… – Oh ! toi, tu ferais des mots sur la tombe de ta mère ! – Ne me gronde pas ; cette corvée funèbre me dérange affreusement ; j’ai une première après-demain : j’avais une répétition à deux heures. Aussi, je vais tâcher de m’esquiver au premier angle de rue ou au premier embarras de voitures. Le cortège marchait toujours. – Sait-on ce que laisse le défunt ? – Deux mille francs à la Société des gens de lettres, et quatre mille à celle des auteurs dramatiques. – Oh ! en ce cas, nous aurons des discours. Nous en eûmes, en effet : nous étions arrivés. Alors se passèrent en moi de nouveaux phénomènes. Il me parut que chacun des assistants se centuplait et que le rassemblement qui s’approchait de la fosse se changeait en une foule extraordinaire. Le fourmillement de cette foule agissait si violemment sur mon système nerveux, que j’étais à la fois lucide comme un somnambule et ahuri comme un homme ivre. Rien pourtant ne manqua à l’usage traditionnel. Un prêtre en surplis murmura quelques prières. On descendit la caisse avec des cordes que j’entendais grincer entre le bois et la terre. De larges pelletées retentirent sur ce bois sonore. Puis il y eut un moment de silence ; la foule me poussant toujours, je me sentis serré comme dans un étau, et un mouvement plus brusque que les autres me rejeta, me colla, m’aplatit sur le mur d’un tombeau monumental, élevé à un grand citoyen, aussi célèbre qu’oublié : mes pieds étaient glacés, ma tête en feu, ma poitrine haletait. Je ne conservais plus dans mon intelligence qu’un point lumineux ; il me servait à suivre la trace de mon rêve où toute notion réelle s’éteignait peu à peu, ainsi que s’éteignent les feux follets, submergés par les brouillards de la nuit. En cet instant, commença le discours sur la tombe : la scène était solennelle ; l’orateur avait le physique de l’emploi : sa figure eût pu servir d’enseigne aux magasins de la Scabieuse ; son costume portait le deuil de plusieurs générations. Chacune de ses phrases semblait notée par l’administration des pompes funèbres. Prédestinée à évoquer les mânes, à tresser les couronnes d’immortelles, à demander que la terre soit légère, son éloquence faisait eau, comme les barques trop chargées. Ô surprise ! dirait un opéra ; ô terreur ! dirait un drame. Était-ce prédisposition physique ou morale ? Les impressions de la journée m’avaient-elles préparé à cette sensation extrême où se confondaient la mort et la vie, l’être et le néant, la raison et le vertige, le sanglot et l’éclat de rire ? Je fus dupe du plus incroyable effet d’acoustique qui ait jamais révélé la vanité des glorioles humaines. Les paroles du véridique panégyriste, tombées perpendiculairement au fond de la fosse, venaient rebondir contre le mur où j’étais blotti, – lequel me renvoyait, avec une intonation railleuse, les syllabes finales de chaque phrase. Depuis, mes communications avec l’autre monde m’ont appris que cet étrange phénomène s’appelait l’écho du Père-La chaise. L’orateur disait : « La mort, moissonneuse infatigable, poursuit son œuvre : c’est encore un grand homme, un homme à jamais regrettable, qu’elle nous enlève aujourd’hui d’un coup de sa terrible faux !… » L’écho : – Faux ! « Il était difficile de rencontrer un écrivain, un poète, d’une plus haute valeur… » L’écho : – Leurre ! « Il respecta toujours dans ses leçons le goût ; et, dans ses écrits, la morale… » L’écho : – Râle ! « Parler de lui, c’est éveiller des souvenirs de vertu et de gloire dont sa vie est l’emblème… » L’écho : – Blême ! « Cette vie laborieuse, brillante et agitée, fut pleine de glorieux combats… » L’écho : – Bah ! « Dans sa poésie, il sut mêler la grâce aimable d’Horace à la verve indignée de Juvénal… » L’écho : – Vénal ! « Vous qui m’écoutez, vous savez que jamais l’infortune ne le pria en vain… » L’écho : – Vain ! « Essayerai-je de retracer toutes les initiatives charitables, toutes les fleurs philanthropiques dont son existence fut parfumée ?… » L’écho : – Fumée ! « C’est sans charlatanisme, sans faire appel aux passions malsaines qu’il était parvenu à une célébrité colossale… » L’écho : – Sale ! « Cette modeste aisance, conquise par le travail, il en fit l’usage le plus touchant… » L’écho : – Chant ! « Il sut être raisonnable, spirituel et instructif jusque dans ses inventions les plus drôles… » L’écho : – Rôle ! « Il était bon, obligeant, serviable, loyal, intègre… » L’écho : – Aigre ! « Dévoué, désintéressé, libéral, accueillant, affable… » L’écho : – Fable ! « Que de fois nous avons vu les créations de ce brillant esprit faire les délices d’une salle avide !… » L’écho : – Vide ! « Oui, messieurs, la conscience publique, en saluant de pareils hommes, précieux aux sociétés et, aux gouvernements… » L’écho : – Ment ! « Adieu, cher et admirable grand homme ! Nos regrets seraient encore plus poignants, si nous ne savions que ta mémoire est impérissable !!! » L’écho : – Sable !…
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