IV-1

2030 Words
IV Il s’était fait dans l’esprit de d’Hauteville une révolution d’idées et de projets qui devaient avoir préoccupé Camille en même temps. On a vu qu’à cette question : « M’aime-t-elle ? » d’Hauteville n’avait osé se faire une réponse, de peur de désenchanter cette sécurité où tant d’innocence le laissait. Il aimait mieux prendre ses vœux pour de l’espoir et s’enivrer des propres aveux qu’il se faisait de sa faiblesse. Mais ce qui lui paraissait inexplicable, c’était la simplicité des rapports établis et maintenus entre eux malgré la complication des sentiments et des devoirs de Camille. – Comment, se disait-il, elle est enchaînée à un autre, et, bien que son jeune âge et l’ignorance profonde de tout danger lui permettent de jouer avec la passion qu’elle inspire, comment se fait-il que je ne l’aie jamais surprise un moment embarrassée ? Est-ce que, pour elle, l’avenir et le présent n’ont pas un point qui se rapproche ? Elle aura puisé, peut-être, cette assurance dans la certitude du mystère qui couvrait pour moi sa destinée ; mais, aujourd’hui qu’un évènement funeste déchire ces voiles, elle doit être émue de nos amitiés passées, craintive devant ses souvenirs. Elle va être interdite en ma présence. Lui-même, en pensant au moment de la revoir, était livré à une vive inquiétude, et tout ce qu’il supposait naturellement dans l’âme de Camille agitait la sienne quand il fut près de l’aborder. C’était le matin ; elle était dans une salle basse, occupée avec beaucoup d’ardeur aux préparatifs que le médecin avait recommandés pour lever l’appareil, et d’Hauteville, avancé derrière elle, hésitait encore dans le choix des paroles qu’il allait employer pour l’interroger, quand elle se retourna. – C’est vous, mon frère ? dit-elle. Je vous l’avais bien fait espérer, que notre ami serait mieux ce matin. Oh ! je l’ai empêché de parler jusqu’à l’aurore ; il a reposé, et vous pouvez entrer maintenant. Mais vous ne savez pas, ajouta-t-elle rapidement en changeant d’expression dans le regard et d’inflexion dans la voix, on a découvert et arrêté l’assassin ! – Savérelli ? dit d’Hauteville. – Qu’allez-vous penser, grand Dieu ! votre antipathie pour ce moine vous égare. Taisez-vous ! si l’on vous entendait, vous seriez lapidé par le peuple. – Et quel est donc ce misérable ? – Un montagnard des environs de Fondi, un homme que l’appât seul de l’or avait conduit à ce crime. Vous serez appelé tantôt chez le juge. Salvator dit avoir déjà reconnu l’assassin dans sa prison. D’Hauteville leva la tête en signe d’incrédulité et entra dans la chambre de Lillo. L’aisance et le ton affectueux de Camille l’avaient rendu plus pensif et plus agité que jamais. Pendant qu’on se figurera quel entretien dut s’engager entre le vieillard et le jeune officier, nous allons faire connaissance avec un personnage qui, depuis l’aube du jour, gisait dans la petite prison de Sorrente. C’était un grand garçon de dix-neuf ans à peu près, svelte et basané. Il portait une veste de velours violet surchargée de galons d’or ; autour de ses genoux flottaient des jarretières arrêtées, ainsi que ses souliers et les plis de sa chemise, par de larges boucles d’argent ; des galons de laine tournaient autour de ses jambes à la façon du cothurne grec, et un feutre pointu entouré de rubans couvrait sa tête ; sa ceinture de cuir, qui était vide en ce moment, paraissait destinée à porter des armes de plusieurs espèces. – C’est donc toi, dit en entrant le podesta, qui as fait un malheur cette nuit ? – Expliquez-vous, dit le prisonnier. – Et toi, lève tes os de cette paille et me réponds plus respectueusement. Le prisonnier ne bougea pas. – Et dans quelle intention as-tu frappé cet homme, puisque tu ne lui as pas pris son argent ? – Je n’ai touché à personne ici. Je ne sais ce que vous vous voulez dire. – Comment ! tu n’es pas entré cette nuit dans la maison sous les murs de laquelle tu as été arrêté ? – J’y voulais entrer, je ne l’ai pas fait. – Si tu n’y connaissais personne, dans cette maison, pourquoi y pénétrer ? c’était pour mai faire ? – Qui vous a dit que je n’y connaissais personne ? Ce serait heureux peut-être ! – Pour toi ? – Et aussi pour une autre. – Écoute. Le maître a été blessé, tu as été pris sifflant et faisant des signaux le long des murailles de son jardin ; ton compte est fait, Mastrillo. – Vous me connaissez, et vous me supposez capable… ? – Je sais que tu as servi la bonne cause ; si tu fais ici la guerre aux Français ou à ceux de leurs partisans qu’on soupçonne dépositaires des fonds appartenant aux patriotes, ce n’est pas moi qui voudrais te faire passer un méchant quart d’heure. Mais, mon garçon, je ne puis me dispenser de te remettre à la commission militaire. Qu’en dis-tu ? – Je dis que vous êtes un lâche ! Vous me sauveriez si vous aviez le moindre attachement pour celui qui va revenir. – Chut ! – J’aime encore mieux, au reste, être fusillé que pendu. Laissez faire les Français ; votre tour viendra bientôt. Le bandit ne voulut plus répondre à aucune question. La commission s’assembla le jour même, et Mastrillo, reconnu pour un homme de la b***e du Meunier, fut condamné à mort. D’Hauteville seul, à demi persuadé de son innocence, du moins pour ce dernier meurtre, réclama en sa faveur un sursis à l’exécution. Il espérait, disait-il, recueillir, dans l’intervalle d’une semaine, des lumières sur ce singulier attentat. Au point du jour suivant, le cachot de Mastrillo fut trouvé vide ; le geôlier et le podesta se virent accusés de connivence. D’Hauteville même n’échappa pas à quelque soupçon de générosité pour un aventurier qui avait montré du courage. Ce qui fortifia cette idée, c’est que la pauvre folle qui demeurait dans la même maison que le Français, Léona, avait été vue rôdant autour de la prison de Sorrente, et on assurait même qu’elle y avait pénétré. Mais ces évènements furent oubliés bien vite, et parce que les affaires publiques occupaient autrement les esprits, et parce que Lillo, échappé au danger qui avait fait craindre pour sa vie, recouvrait chaque jour sa santé et ses forces. La disparition de Mastrillo avait laissé à peu de personnes le doute que ce ne fût bien lui qui avait attenté aux jours du vieillard. Cette fuite même donna de la sécurité à toute la maison de Lillo, et, quand les Français placèrent un poste non loin de cette demeure, comme pour lui assurer une sauvegarde de plus, l’hôte de d’Hauteville fut touché de cette précaution sans la regarder comme utile. Tous les cœurs se rouvraient donc à la paix, à l’espoir, au bonheur, sans en excepter le cœur de d’Hauteville, car nous ne l’accuserons pas de voir renaître avec peine l’obstacle qui s’opposait encore à ses vœux. – Quelque avancement, pensait-il, me rendra peut-être un jour moins indigne de posséder Camille ; heureux ou tué, voilà l’avenir qui se lève pour moi chaque matin, et n’est-ce pas un bonheur qu’il ne se trouve déjà aucun intermédiaire entre ces deux dénouements de la vie d’un soldat ? Espérons ! Le jour du concert qui devait avoir lieu chez Éléonore approchait. Éléonore elle-même vint à Sorrente visiter Lillo et trouva tant de progrès dans sa convalescence, qu’elle insista vivement pour que les trois amis parussent à Naples dans sa soirée. Le blessé s’en défendit pour lui-même avec douceur ; mais il joignit ses sollicitations à celles de l’artiste, afin de décider Camille et d’Hauteville. Camille résista avec une timidité qui ne lui était pas ordinaire. – Mais, lui dit Lillo, il y a assez longtemps que tu es garde-malade. Et veux-tu, ajouta-t-il tout bas, que le monde croie nos rapports changés, qu’Éléonore soupçonne ma confiance moins entière en toi ? Il est important de n’éveiller aucune de ces idées. Je conseille et j’ordonnerai s’il le faut d’accepter l’invitation. Deux de mes gens vous suivront dans le voyage, et, en la compagnie d’Éléonore et de d’Hauteville, que veux-tu que j’appréhende pour ma fille chérie ? Va, tu sais que je n’aime que les plaisirs que tu goûtes, ce sont ceux-là que je sens. Presque seuls ensemble pour la première fois depuis les révélations, de Lillo, Camille et d’Hauteville passèrent deux jours à Naples. – Allons, disait Éléonore, visiter des objets nouveaux. Il faut occuper l’esprit après tant de déplaisirs et d’accidents. C’est un évènement aussi qu’une pensée vive ou une riante image. Combien de faits enregistrés dans nos graves annales ne valent pas un aspect de pluie ou de soleil, un beau nuage, le vol de cet oiseau dont un éclair vient de durer les ailes ! Ils descendirent le premier jour dans les grottes souterraines creusées par ces martyrs qui dérobaient là aux bourreaux de Dioclétien la sainte innocence de leur vie. Les ouvertures étroites pratiquées sur leur tête ne parurent pas même à d’Hauteville avoir été destinées à laisser tomber assez de jour, au gré de l’époux, pour éclairer les traits de sa compagne. Ils comprirent que ces communications timides avec le ciel servaient seulement à avertir que les ténèbres étaient sur la terre. Ensuite ils parcoururent le lieu célèbre par la mort de Pline. – Un pâtre, dit Éléonore, cherchait un jour une source, il creusa et découvrit Herculanum. Enfin, le soir les ramenait au théâtre, et, là, dans cette demi-obscurité des loges, si propre à faire briller la scène, si favorable à l’enchantement de la musique, plongés dans l’ivresse que leur préparaient les voix de David et de la Bilington, il sembla à d’Hauteville qu’une tendre émotion avait mouillé les yeux de Camille, et que cette âme pourrait s’ouvrir un jour aux sentiments passionnés qui remplissaient la sienne. Le lendemain, une lumière vive et dorée, un soleil napolitain ouvrit leurs yeux, et ils résolurent d’en profiter pour voir ces chefs-d’œuvre des arts du dessin qu’accompagnent si mal en France son horizon grisâtre. Ce soleil disposait aux libres épanchements et au rire de nos trois amis. En gravissant la pente de Capo-di-Monté, ils étaient plus animés et plus joyeux, car il y a dans l’approche du péril on ne sait quel charme et quelle enivrante sécurité. On dirait que, pour nous préparer aux larmes, la nature épuise d’abord toutes nos facultés étrangères. Toutefois, en entrant au palais des Studii, cette vive gaieté fit place à un sentiment presque religieux. – Remarquez, disait d’Hauteville, comme à notre insu l’aspect des vastes salles et des grands édifices nous force toujours à parler bas. C’est là une des puissances de l’architecture. Quand l’homme reconnaît une enceinte dont les proportions lui donnent quelque idée de grandeur et relèvent à ses yeux sa propre destinée, il est comme saisi de respect. Toutes les religions se sont emparées de ce sentiment pour l’édification de leurs temples. – À la bonne heure, dit Éléonore ; mais n’a****z pas de ce que vous avez à moitié raison. Il semblerait, en effet, que, dans une chétive demeure, l’esprit dût être plus humble que sous de vastes lambris et des plafonds immenses. On se redresse peut-être devant une colonne, on passe sous de hauts chambranles de marbre un peu plus fier que sous de petites portes par où n’entre jamais le soleil ; mais les vastes salles de conseil des rois ont vu bien des lâchetés se commettre, et que de nobles résolutions sont prises dans les murs étroits d’un boudoir ! – Alors même que nous y sommes à genoux, dit d’Hauteville. – Paix ! Vous voilà au milieu des richesses des vieux siècles et devant ces mille objets d’art que renversèrent les volcans pour les conserver. Les conquérants, ordinairement stupides, ou la propre incurie de ces peuples, n’auraient-ils pas, en effet, déjà anéanti, ces frêles merveilles, tandis qu’elles furent, pour ainsi dire, abritées par les lavés d’Herculanum et les cendres de Pompéi ? – Si, par quelques accidents du désastre, une ou deux de ces statues nous ont été rendues un peu mutilées, nous voyons du moins que leurs fragments sont restés fidèles, tandis que tout ce qui a passé par la main des hommes, de génération en génération et sans interruption d’héritage, a été dénaturé. Ainsi, tout est confondu dans nos prétendues restaurations. Le pied du vainqueur sert à étayer le corps du vaincu. Une tête de Brutus repose sur un buste de César, et l’airain que Lysippe avait fondu en héros appelle peut-être là-bas, du haut de ce clocher, des moines à matines. – Tenez, voici un bas-relief remarquable : il a été découvert en retournant par hasard ce porphyre qui servait de seuil à un four banal ; il vient de Résina, charmant village précisément bâti sur Herculanum, et à cent vingt pieds au-dessus du premier sol. Les trois amis admirèrent un groupe qui manque-aux inscriptions de Winkelmann : c’était une centauresse allaitant ses petits pendant que le père leur montre un jeune lionceau qu’il vient de saisir. Ce furent surtout les peintures, reparaissant après dix-sept siècles, et leurs brillantes couleurs, et leur miraculeuse conservation, qui attirèrent les regards de d’Hauteville. – J’aime, disait-il, ces fantastiques danseuses dont les pieds ne sont jamais posés sur un terrain. Elles se détachent presque toutes sur un fond noir, comme pour exprimer les formes rêveuses qui passent devant nos yeux durant le sommeil. – Et cette femme caressant une chimère, dit Camille ; c’est donc là une idée de tous les temps ? Ce monstre aux ailes de colombe et aux nageoires de poisson est un bien bizarre objet d’affection ; mais que de grâces dans l’attitude et particulièrement dans les bras de cette femme !
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