– Et que d’amour dans son regard ! ajouta Éléonore. On sent que rien de réel n’obtiendra jamais un tel culte de sa part.
Ils s’arrêtèrent un peu plus loin devant une fresque dont le sujet était une cigale conduisant un char traîné par un perroquet.
– On a voulu voir ici, dit Éléonore, un sujet injurieux pour la philosophie et une allusion à la politique. Le conducteur du char serait ce tyran romain caractérisé à la fois par son goût du chant, ses prétentions à être un cocher habile ; et le pauvre perroquet représenterait un rhéteur qui accepta trop facilement le joug : en un mot, croyez-vous que ce soient là Néron et Sénèque ?
– Cette allégorie est plus ingénieuse qu’elle n’est vraisemblable, dit d’Hauteville. Mais que fait là cet homme seul, vivant au milieu de tant de dépouilles, et pourquoi ces charbons qu’il examine et dont il dépose de si petits fragments sur une trame de soie ?
– Ces charbons, répondit l’artiste, sont chargés de pensées humaines : ce sont des manuscrits brûlés qu’on déroule, et peut-être sortira-t-il du travail de ce pauvre moine, obscur et affamé capucin, un livre d’Épicure ou de Platon, peut-être quelques pages de Tacite. Prenez garde : éloignons-nous, de peur que notre souffle n’anéantisse un monument, ne disperse une vérité immortelle.
Quelques statues en plâtre, dont la récente fabrication et tout l’éclat blanchissant contrastaient avec la vétusté imposante dont tous les autres objets étaient empreints, arrêtèrent plus loin nos voyageurs.
– Vous vous étonnez, dit Éléonore, de la pauvreté de cette matière au milieu de tant de bronzes et des mille trésors de Paros ? C’est un présent que nous a laissé la cour. On n’a pas seulement fait charger les navires anglais du mobilier des palais, des bijoux de la couronne, du trésor de Saint-Janvier et des lingots déposés dans nos monnaies publiques : on a soustrait aussi les pierres gravées de nos musées, les tableaux qui pouvaient se mouvoir, et jusqu’aux bronzes les plus rares que nos sueurs avaient arrachés aux cendres du Vésuve. Hélas ! ces spoliations ne profiteront pas même aux ravisseurs. On avait tellement entassé ces richesses, que leur poids menaça d’engloutir le vaisseau royal. Regardez cette noble figure d’Aristide : vous ne verrez jamais l’original. Ce chef-d’œuvre a été jeté à la mer durant cette nuit de tempête qui épouvanta les fugitifs à la vue du port de Catane.
D’Hauteville s’avança vers l’Aristide, il admira l’élévation de ce style qui avait caractérisé un héros avec tant de simplicité. La tête portait encore le casque, mais les plis un peu droits du vêtement n’accusaient pas de cuirasse ; le banni tenait un bâton dans la main ; et un pied en avant, posé sur un amas de petites coquilles, exprimait qu’il allait franchir les remparts de son ingrate cité.
Les Paris, les Thésée, les Antinoüs furent successivement l’objet des hommages de d’Hauteville et d’Éléonore, pendant que Camille semblait considérer avec une plus complaisante étude, tantôt une Vénus voluptueusement dessinée et tantôt une Érigone enfant, dont l’expression était pleine à la fois de malice et de candeur.
Après qu’on eut examiné une foule de meubles grecs et ces vases qu’on appelle si improprement étrusques, et jusqu’à des billets de spectacle, espèce de tablettes où l’on voit encore inscrits le titre de la pièce et le nom d’Eschyle :
– Quelle est, dit d’Hauteville, la déesse ou la mortelle couchée sur cette espèce de lit dont la forme est toute moderne ? car assurément ce n’est pas là une statue antique. Appuyée sur un bras plein de souplesse, on la dirait dans un demi-sommeil. La tête, en sens inverse de la pose du corps, semble exprimer à la fois le sourire et la tristesse. Une de ses jambes croisées relève un pied charmant, et l’autre pied est engagé avec grâce dans les plis d’un manteau qui laisse cependant presque toute cette beauté sans voile.
– Oh ! pour cette figure, dit Éléonore, elle est digne de toutes vos admirations. Je vous la donne pour être de la plus pure antiquité ; mais le lit sur lequel elle repose est, en effet, une assez grossière ébauche que le Bernin exécuta dans sa jeunesse.
D’Hauteville fit le tour de la statue et ne put tout à coup retenir une exclamation de surprise. Camille le suivait ingénument ; elle s’arrêta ainsi que lui, considéra un moment le marbre, puis le Français, comme pour l’interroger sur son étonnement ; mais celui-ci avait déjà détourné la tête afin de cacher un sourire.
– C’est là, poursuivit Éléonore, le plus bel ouvrage que nous connaissions de Polyclès. C’est cet enfant d’Hermès et d’Aphrodise dont Ovide a aussi consacré l’existence dans ses vers.
– Je ne comprends guère ni cette poésie ni cette sculpture dans une telle exclusion de la vérité, dit le jeune homme. Est-ce que cette capricieuse composition ne vous paraît pas à vous-même indigne des arts ?
– Profane ! un pareil jugement est bien digne de vous, c’est-à-dire d’un de ces hommes du Nord dont l’imagination s’effarouche de tout, dont le sentiment du beau se préoccupe de mille réticences, ou plutôt dont tout le goût consiste en d’éternelles craintes d’admirer.
– Mais quelle a pu être la pensée de votre Polyclès ? Pourquoi donner un corps à une si fabuleuse rêverie ?
– Mais d’abord il n’est pas prouvé, mon cher capitaine, que cet être-là soit hors de la nature. Socrate fait de son existence l’objet d’un entretien avec le peintre Pharrasius. Platon, dans le Banquet, n’assure-t-il pas que l’homme avait une double nature en sortant des mains du Créateur, et qu’il n’en fut dépossédé qu’après sa rébellion ? C’est peut-être là ce qu’entend Moïse en disant qu’Ève et le premier homme ne faisaient qu’un seul être avant la formation secondaire de l’autre s**e. C’est peut-être, ajouta-t-elle en souriant, par ce divorce des deux moitiés primitives que s’explique encore l’attrait bizarre d’une partie du genre humain pour l’autre.
– Je crois me souvenir, en effet, poursuivit avec légèreté d’Hauteville, mais les yeux toujours attachés sur la statue, je crois me souvenir que la science moderne a quelquefois mêlé ses attestations à votre croyance. De graves docteurs et des avocats sont, ma foi, intervenus à propos de semblables phénomènes ; mais j’ai toujours supposé et je croirai toujours qu’ils abusaient de notre crédulité, comme Vitruve, qui prétend que cette idée était populaire en Carie, et ces historiens racontant qu’à Athènes on précipitait dans la mer, et à Rome dans le Tibre, ces monstres que votre amour du merveilleux voudrait nous faire admirer.
Camille s’éloigna de quelques pas, sans doute par un naturel instinct de pudeur, et Éléonore, plus libre, continua :
– Je vous abandonne la réalité de tout cela si vous voulez m’en laisser la poésie. Vous demandez ce qu’a voulu l’artiste en composant ce chef-d’œuvre ? Combiner, mon ami, la beauté de Camille et la vôtre, réunir dans une figure adorable tout ce que la nature avare n’aurait, du reste, séparé que pour nous, car que d’êtres sont pourvus sous vos yeux de cette double existence ! Le papillon qui flotte autour de vous, ces brillants coquillages qui se jouent dans les vagues de cette mer, ont à la fois deux caractères et deux sexes. Demandez à la moitié des plantes qui embaument nos terres du Midi s’il leur faut chercher au loin la double puissance qui les régénère. Dieu vous a-t-il défendu à vous-même de confier à un bel arbre la tige étrangère et amoureuse qui s’y vivifie ? Mais, Gaulois, génie hostile aux créations de ces esprits qui, sous le ciel de l’Ionie, ont donné un triple corps à la grâce, vous demandez ce qu’a voulu Polyclès ? Personnifier l’union des corps, représenter cette alliance de deux êtres que l’amour précipite en un seul. Et que sollicite-t-il, l’amour, si ce n’est cet intime hymen et cette commune existence qui anime deux fois chacune des créatures aimantes, alors qu’elles partagent tout, la volonté, le désir et le souffle ?
D’Hauteville se prit à sourire, et Éléonore continua avec dédain :
– Mais, au fait, pourquoi comprendriez-vous cette richesse d’attributs, pauvres Septentrionaux, qui n’avez pas même une existence complète ? Est-ce que vous sympathisez avec les Grecs ? Nous, du moins, nous continuons l’antiquité par notre admiration pour elle. Le génie de Phidias n’est pas, Dieu merci, inintelligible en ces lieux. Eh ! mon ami, tandis que les hommes de votre pays se perdent dans le dédale de la pensée, dans les infirmités de la métaphysique, nous jouissons ! nous offrons un culte à la beauté, à ce printemps d’une éternelle jeunesse, qu’ici le ciseau caractérise par l’absence des muscles, des veines et de tous les attributs d’une existence vulgaire. Tenez, les sensations donnent plus d’enivrantes jouissances que la réflexion. Vous traduisez Anacréon par des paroles ; nous, c’est sa vie que nous reproduisons. Vous pensiez peut-être que Pygmalion demandait à sa statue une âme, faculté inconséquente, abstraite et mobile ? Eh ! non ; c’était ce corps vivant, ces formes ravissantes que vos yeux peuvent ici contempler avec idolâtrie.
– Ainsi, l’âme, interrompit encore d’Hauteville avec le même sourire, l’âme ne serait, selon vous, que l’accord de tous les organes, et la félicité humaine, qu’une extase des sens ? Vous vous calomniez ; je vous ai vue priser plus haut que tout ce matérialisme les nobles sentiments que vous savez si bien défendre. Et convenez que, malgré vos dédains pour ce que vous appelez quelquefois nos timidités sociales, vous seriez bien fâchée, Éléonore, que quelque autre que moi eût entendu l’expression de votre singulier enthousiasme.
– Quand vous auriez raison, dit l’artiste, vous rendrais-je moins votre dédain par de la pitié ? Malheur à qui n’est jamais sorti du cercle des sagesses convenues et des puériles entraves de tant de prétendues convenances ! il n’entend rien aux arts.
– L’anathème ne m’atteint point, répliqua d’Hauteville ; heureux peut-être qui pourrait l’avoir mérité ! Mais j’ai, hélas ! franchi plus d’une fois ces bornes dont vous parlez, et je me flatte à peine d’être rentré au port sans retour.
Des cris s’élevaient de toutes parts ; on se pressait sur le largo de Studii pour voir une revue du corps de Macdonald ; et Camille, d’Hauteville, Éléonore, presque toutes les personnes qui se trouvaient dans le Musée s’avancèrent sur le balcon afin de jouir de plus près de cet imposant spectacle.
Camille surtout avait mis beaucoup d’empressement à sortir. Son esprit semblait, depuis peu d’instants, tombé dans quelque préoccupation pénible, et on eût dit qu’elle cherchait à s’arracher violemment à une pensée qui l’obsédait. Éléonore ramena ou crut ramener l’attention de sa jeune amie sur les compatriotes de d’Hauteville et sur leurs manœuvres, d’une précision si rapide et si nouvelle. L’artiste se ferma malignement les oreilles quand la musique des régiments français se fit entendre ; mais elle admira de bonne foi ces vainqueurs couverts de grossiers habits honorablement déchirés. Depuis la guêtre de toile blanche jusqu’aux larges chapeaux percés de balles et dont la corne s’avançait martialement sur des fronts basanés ; depuis les nattes poudrées jusqu’à l’épaulette de laine rouge flottant derrière l’épaule des fantassins comme pour indiquer le mouvement des marches, tout lui parut gai, redoutable et goguenard dans cette colonie armée.
– Ces républicains-là feraient le tour de l’Europe s’ils avaient à leur tête quelque ambitieux, dit Éléonore au jeune capitaine.
– Ils en seraient bien capables, répondit d’Hauteville ; mais ils auraient alors tué la liberté pour la gloire : malheur à eux !
Cependant, on battait au cercle : un double rang d’officiers se formait au pied même du balcon où ce discours était tenu, et deux chefs à cheval vinrent en occuper le centre. Le plumet, l’écharpe tricolore et le sabre recourbé les firent aisément reconnaître pour des généraux.
– Le premier, dit d’Hauteville, dont vous ne pouvez d’ici entendre la voix émue, va faire ses adieux à l’armée. Un gouvernement injuste l’arrache au théâtre de ses succès, et il remet ici le commandement à son successeur. Je ne répondrais pas que, dans la chaleur de sa harangue, il ne traitât fort mal notre Directoire exécutif ; mais je suis bien sûr qu’aucun sentiment d’amertume ou d’envie ne l’animera contre son jeune rival. Tenez, les voilà qui s’embrassent. Le plus grand, à l’œil noir, au regard fier, qui s’éloigne maintenant au galop, suivi de quelques officiers d’état-major, est le valeureux Championnet. Ce blond, au visage pâle, et qui va faire maintenant défiler les troupes, c’est le général Macdonald. Ce n’est pas la dernière fois que vous en entendrez parler.
Quand le soir fut venu, Camille s’obstina à retourner à Sorrente, bien que Lillo n’attendit pas nos voyageurs ce jour-là, bien qu’il leur eût permis de jouir plus longtemps de la société d’Éléonore et que tous les compagnons ordinaires de leurs plaisirs du soir eussent réuni leurs efforts pour lui faire abandonner un projet qui allait la priver du concert.
– Voyez, disait Cérillo, la nuit tombe, aucun vent ne s’élève pour faciliter la navigation du golfe, et vous n’arriverez peut-être que demain sur l’autre rive. Tandis qu’en attendant le jour, quelque brise nous viendra d’Afrique, ou nous vous offrirons les moyens de faire à cheval votre trajet par Castellamare.
Quelqu’un voulut ajouter que la mer avait ses dangers, qu’un parti royaliste, caché dans l’île de Caprée, tirait quelquefois sur les barques qui venaient à dériver jusque-là. Mais d’Hauteville comprit que, si Camille entendait ces paroles, au lieu de l’arrêter, le péril la déciderait. Il fit donc signe qu’on se tût ; mais la téméraire jeune fille avait à moitié saisi le sens des prudents conseils, et, se rapprochant de d’Hauteville :