En quelques minutes, les serviteurs furent avertis ; dix flambeaux illuminèrent cette demeure, et d’Hauteville avait déposé sur son propre lit son hôte ; Camille pleurait sur les mains du vieillard, et d’Hauteville parcourait les appartements et les moindres réduits de cette enceinte ; pensant à venger son ami.
Les assassins n’avaient laissé aucune trace ; Lillo ne voulait ou ne pouvait parler, dès que l’appareil fût posé sur ses blessures, il fit signe qu’on allât chercher un prêtre.
Le plus vieux des domestiques, l’honnête Salvator, se mit en devoir d’obéir. On lui indiqua une maison assez retirée, bâtie du côté de la mer ; et après de longues attentes, beaucoup d’efforts et de persistance de sa part, il parvint à s’en faire ouvrir la porte.
– Pourquoi venez-vous me chercher ? dit le religieux auquel il parla. Pourquoi est-ce moi que vous venez chercher ?
– Seigneur, il y a une heure que je frappe ici en vain. Je demande les sacrements pour mon maître.
– Est-ce qu’on confesse les jacobins et les impies quand ils sont trépassés ?
– Mon bon maître n’est pas mort, seigneur. Vous saviez donc qu’il a été blessé ?
– Blessé ! dit le moine, que voulez-vous que j’y fasse ?
– Que vous veniez réconcilier avec Dieu un chrétien qu’ils ont massacré.
– Et en suis-je cause ? Retirez-vous : vous voyez bien que je suis couché.
Le domestique fut interdit de ces paroles de la part d’un homme qui le recevait debout sur l’escalier de sa maison ; mais il expliqua ce trouble naturel par l’émotion que causait à tout le monde le malheur de Lillo.
– Et ne pas savoir, ajouta Salvator quels scélérats ont commis une pareille action !
Le moine, s’apercevant de l’incohérence de ses propres idées, se disposa à suivre le domestique. Il semblait qu’une réflexion subite l’eût décidé à cette condescendance.
Quand la chambre de d’Hauteville s’ouvrit pour laisser entrer le confesseur, Lillo reconnut le même homme qui avait été l’objet d’un entretien dans cette nuit dernière. Le regard de Savérelli était fixé vers la terre ; il entra avec précaution, et, se plaçant, les mains jointes, à quelques pas du blessé :
– Que la paix, dit-il, soit avec vous, mes frères !
– Vous êtes bien pâle, mon père, dit d’Hauteville, asseyez-vous.
Et, pendant qu’il lui avançait un fauteuil, cette figure noire lui rappela un instant et comme malgré lui, l’ombre qu’il avait cru voir fuir à travers les arbres.
– Il faut pardonner, se bâta de commencer le moine, il faut pardonner à l’homme, aux hommes que les excès de la guerre ou la misère peut-être ont conduits à cette action.
– Et pourquoi supposez-vous qu’il s’agisse d’hommes de guerre ? demanda le Français. Nos soldats sont-ils des lâches pour frapper un ennemi sans armes et endormi ? Avez-vous donc sur le meurtrier quelques renseignements ? Connaissez-vous… ?
– Je ne connais que mon devoir et la charité, dit le prêtre sans regarder personne.
– Qui pardonne à l’homicide assassin, ajouta d’Hauteville, et les agents de Ruffo seraient bien plus capables d’une pareille action que personne.
– Qu’on nous laisse seuls, monsieur, dit le moine affectant la piété et la discrétion.
Sa Révérence paraissait pressée d’en finir, et l’effet de l’air froid de la nuit sans doute sur une personne éveillée en sursaut l’avait fait tressaillir plusieurs fois.
Camille entraîna d’Hauteville, mais celui-ci s’obstina à ne point dépasser la distance de la pièce prochaine. Les portes, restées ouvertes, permettaient de voir je malade sans que le bruit de ses paroles pût arriver jusque-là. Ce sentiment que Savérelli devina, commença entre d’Hauteville et lui une de ces haines qui ne finissent qu’au tombeau.
Savérelli demeura peu d’instants, et, quand il parut avoir rempli son ministère, Lillo était évidemment plus affaibli, plus souffrant, plus découragé.
En se retirant, le moine passa près de Camille, et, au moment où sa robe effleurait le vêtement de la jeune fille, il laissa échapper de ses lèvres un seul mot, presque inintelligible.
– Que vous a dit cet homme ? demanda d’Hauteville.
– Rien ; mais je crois l’avoir déjà vu autre part.
Lillo ordonna à tout le monde de s’éloigner, excepté à d’Hauteville et à Camille ; puis, dès qu’ils furent seuls, il leur dit :
– Mes enfants, je vais mourir. Ne vous faites aucune illusion sur mon sort, et, quand vos bons soins, dont je suis touché, prolongeraient encore ma vieillesse de quelques journées je ne dois pas différer de vous confier quelques secrets et toutes les espérances que j’ai placées en vous, car je ne vis plus qu’en vous. D’Hauteville, approchez. Vous aimez Camille, n’est-ce pas ?
– Oui, monsieur, dit le jeune homme en rougissant ; et mon bonheur serait de l’obtenir de vous.
– Je m’attendais à cette franchise. Oui, mon ami, c’est moi seul, en effet, qui puis faire votre bonheur et, j’espère aussi, le sien. Aussitôt que j’ai pu apprécier vôtre caractère, j’ai formé des vœux pour voir naître le sentiment qui vous unit ; je l’ai favorisé même autant que la vertu pouvait le permettre, et vous jugerez tout à l’heure si mon indulgence était de l’égoïsme.
– Seigneur, dit Camille, au nom du ciel…
– Ne m’interromps pas. J’ai cru reconnaître en lui le protecteur que le ciel te destine. Et que deviendrais-tu quand je ne serai plus là ? Il te faut un guide ; un époux, une patrie peut-être, puisque les résolutions qui s’agitent peuvent t’enlever la tienne. D’Hauteville et la France, voilà cet époux et cette patrie. Accepte-les de ma main, Camille ; laissez-moi encore disposer de vous, afin d’assurer au moins une fois votre félicité.
Ne prenez point, mon cher ami, cette froideur et l’étonnement qu’elle montre pour de l’éloignement pour vous. J’ai sondé ce jeune cœur, ouvert à peine à l’existence, je ne vous dirai pas qu’il répond déjà à toute la tendresse du vôtre… mais Camille a de l’estime et du goût pour vous ; sa fortune est honorable, et cette union ne peut manquer d’être heureuse sous les auspices où elle sera bientôt formée.
Camille alors, penchée en pleurant sur le sein de Lillo l’enchaînait de ses bras avec une sorte de résistance convulsive, comme si son vœu, son énergique volonté, devaient combattre la mort.
– Ces pleurs, poursuivit Lillo, pourraient vous faire pressentir une partie de la vérité, d’Hauteville, une moitié des secrets que j’ai à vous dire, si ces secrets étaient moins étranges, si la vérité était plus vraisemblable. Je suis bien vieux ; Camille finit à peine sa quinzième année, et cependant cette aimable enfant est autre chose que ma fille.
D’Hauteville ne put réprimer un geste de surprise.
– Ma femme, poursuivit le vieillard.
L’étonnement du Français devint extrême, et Camille détourna la tête avec un mouvement de confusion et de ressentiment contre lui.
– Il est inutile d’ajouter sans doute que je fus son époux sans cesser jamais d’être pour elle un second père ; j’ai cru quelquefois même que de si patriarcales protections pourraient faire illusion à ses souvenirs. Vous ne comprenez guère l’enchaînement de tels évènements, de telles nécessités romanesques ? Camille elle-même ne saurait vous les expliquer, car, dans sa confiance en mon dévouement pour la mémoire des siens, dans la pressante anxiété de l’abandon qui menaçait l’orpheline, à peine se souvient-elle peut-être d’avoir donné, il y a dix-huit mois, son consentement à me rendre maître de son sort.
– Toutes ces paroles épuisent vos forces, dit timidement Camille, et je sens que vous souffrez davantage.
– Eh bien, aidez-moi un peu à me placer sur ce côté ; il me semble, en effet, que l’artère bat ainsi avec trop de violence, mais me voilà mieux, je pourrai ainsi continuer.
Nous fûmes forcés à prendre ce parti parce que son père, connu en Sicile pour sa généreuse haine contre le gouvernement de Naples, était frappé d’une condamnation du vice-roi. Il est mort dans l’exil, et ses biens allaient être confisqués quand je me présentai pour les défendre. J’avais su jusque-là cacher assez discrètement mes sentiments politiques pour que nos tyrans ne soupçonnassent point que j’appartenais aux mêmes opinions que mon ami. On tenait à ménager en moi une espèce de crédit populaire sur une de nos plus remuantes cités, et on laissa dans les mains de celle que je demandais à épouser des biens qu’on eût ravis à la fille du banni. Prendre ce nom d’époux était une vaine cérémonie qui m’assurait le moyen de conserver à Camille sa fortune et de lui laisser la mienne. Je n’hésitai pas : je calculai que ma vieillesse ne pouvait être un long obstacle à son avenir et qu’il ne me restait que le temps d’exercer la prévoyance et les droits paternels ; je les remplis aujourd’hui, ces devoirs et ces droits, en vous la confiant. Quand je pense, mes jeunes amis, que ce sont vos soins qui prolongent seuls cette existence qui est un obstacle à votre bonheur ; je jouis de votre affection avec plus de reconnaissance, et ce terme que tant d’autres, dit-on, voient approcher avec amertume, moi, je l’attends et le désire même avec douceur. Ne pleurez pas, et, maintenant que vous savez tout, venez me donner vos mains et m’engager vos promesses.
D’Hauteville recueillit péniblement ses esprits ; puis, s’approchant avec solennité :
– J’aurais accepté, dit-il, le présent que me destinait votre estime ; mais l’infâme qui peut-être n’en voulait qu’à moi n’aura pas tranché des jours que je défendrais maintenant mille fois mieux que les miens. Dieu ne permettra pas que vous succombiez : conservez-vous pour nous aimer. Je deviens dès ce moment le frère de Camille, et, pourvu qu’il me soit permis de ne point renoncer à la voir, ne suis-je pas heureux de compter, au lieu d’une, deux affections à mériter ?
Ce nom de frère avait fait une vive impression sur Camille ; elle regardait le capitaine avec reconnaissance, et son front, tout à l’heure si sombre, osa ensuite se tourner vers Lilio. Elle voulut se rapprocher du lit s******t, mais elle resta malgré elle comme enchaînée à sa place.
– Eh bien, poursuivit le blessé en essayant de sourire, tu veux donc m’ôter le droit de donner ce que j’ai de plus cher au monde, Camille ? Tu me traites comme si j’avais été un maître qui eût a***é de son pouvoir ; pour une fois que je réclame l’obéissance, vas-tu me résister ? Pauvre enfant, tu t’effarouches à l’idée d’être ainsi léguée par le testament d’un vieillard. Tu penses qu’il ne m’appartient pas de disposer de toi au-delà de la vie. Ordinairement l’espérance, en effet, ne s’assied pas sur un tombeau ; mais songe que c’est aussi par la puissance de nos dernières volontés que nous transmettons à ceux qui nous sont chers nos plus précieux trésors. Si j’en avais trouvé un, me serait-il défendu de le confier au possesseur qui en serait le plus fier et le plus heureux ?
– Mon Dieu ! je ne suis rien de tout cela, dit Camille ; je ne suis qu’une pauvre fille que vous désespérez parce qu’elle vous révère.
– Mais… tu aimes d’Hauteville ?
– Sans doute, j’ai pour lui une sincère estime : il est brave, il est beau ; mais je ne serais pas vôtre bien, que j’ignore si je pourrais consentir…
– Et que feras-tu dans le monde ? préféreras-tu entrer dans un cloître ?
– Jamais !
– Eh bien ?
– Eh bien !… le docteur a prescrit, mon père, la tranquillité, la paix, le silence autour de votre lit ; laissez-moi aller chercher quelque boisson qui rafraîchisse vos sens et calme votre mal.
– Tu refuses de répondre ?
– Je reviendrai veiller près de vous ; vous dormirez, on vous laissera dormir, ajouta-t-elle en jetant un oblique regard sur d’Hauteville ; nous prierons tous pour vous, nous ferons une neuvaine à la sainte Vierge, et, dans quelques jours, vous aurez recouvré assez de force pour que nous retournions ensemble à Naples, assister à ce concert où Cimarosa doit chanter.
– Elle cherche à prendre ou à donner le change, dit Lillo en la voyant partir ; mais, moi, je sens qu’il est reste un peu de fer dans la plaie, ou bien les poignards de nos ennemis sont empoisonnés.