III
Qui dira comment s’établit dans le cœur de l’homme la plus tyrannique et la plus fugitive des passions ? Un regard produit l’ivresse ; un mot détruit l’enchantement, et ce pouvoir qu’un souffle renverserait encore dans votre imagination demi-séduite, comment devient-il tout à coup votre désespoir ou votre joie, la vie ou le néant ? Que l’admiration de la beauté conduise à l’amour, que la secrète intelligence de deux âmes qui se sont comprises à travers le monde soit un lien que les obstacles et le monde ne parviennent pas toujours à briser, d’Hauteville le comprenait ; mais l’empire d’un enfant, il s’étonnait de le subir. Camille n’avait rien, comme on le sait, des attraits qui soumettent nos sens ; son esprit, toujours insouciant, ne répondait par aucune sympathie aux mélancoliques souvenirs de l’amant d’Honorine, et pourtant il commençait à s’apercevoir que rien ne l’intéressait dans le présent et l’avenir que les projets où se mêlait l’image de cette jeune fille. S’était-il dit que la naïveté, l’ardeur, la fermeté d’un tel caractère convenaient à la compagne d’un soldai ? L’aimait-il en contraste, j’ai presque dit en haine de quelques beautés de son pays, sachant tout ce qu’on voudrait leur apprendre, capables de tout feindre, excepté la pudeur ; analysant, raisonnant, appréciant, donnant le signalement de chaque vertu comme d’une chose égarée qu’elles voudraient bien, quelquefois retrouver par caprice ? Je l’ignore ; mais enfin il l’aimait, et il l’aimait déjà comme on aime cet être adorable ou maudit qui doit faire le destin de notre vie.
Si d’Hauteville voyait quelquefois Camille s’affliger d’un ordre qui l’éloignait de Sorrente pour un périlleux service, maudire la puissance du commandant, frapper du pied au moment du départ, une confiance joyeuse descendait dans son âme et l’accompagnait dans ses fatigues. Se la représentait-il occupée de son retour, placée à l’attendre sur la route étroite et pierreuse qui descend vers les grèves de Lugano, il parcourait en vain cette montée où rien ne parlait de la présence de celle qu’il croyait découvrir dans chaque horizon. Il l’avait rêvée pensive, il la retrouvait frivole ; elle le recevait avec gaieté, et d’Hauteville retombait avec accablement dans le doute et l’incertitude. Mais l’incertitude est quelquefois un charme de plus.
Tandis que de généreux esprits, ne se vengeaient, à Naples, des anciennes persécutions de la cour que par le ridicule et la comédie, il se préparait au profit du parti vaincu des tragédies secrètes et sanglantes. Une nation courbée longtemps sous la puissance aragonaise, puis passée sous le bon plaisir d’une autre famille d’étrangers, n’avait pu, tout entière, comprendre le bienfait d’une régénération. La tête seule du peuple, c’est-à-dire les hommes éclairés, avait senti le bienfait ; mais les extrémités du corps politique demeuraient froides devant tout ce qui n’était pas un avantage immédiat et matériel. Les conquérants, d’ailleurs, avaient des fautes à se reprocher. Ce n’était plus cette République française que Robespierre avait une fois sauvée malgré l’horreur de sa dictature : c’était un gouvernement timide, déjà avide de richesses, ébranlé sur ses bases et trop peu indépendant pour laisser agir l’indépendance de ses alliés. Ses commissaires étaient frappés de craintes égales entre les patriotes et les fauteurs du pouvoir tombé. Ils s’affaiblissaient et affaiblissaient leurs partisans. La nouvelle garde nationale, désarmée, avait été obligée d’échanger ses mousquets contre les discours d’Abrial, et les agents de Caroline avaient conservé leurs stylets. Abrial, Faipoult, Championnat lui-même n’avaient pas su intéresser un assez grand nombre de citoyens à la conservation de l’ordre nouveau. Qu’importait à quatre-vingt mille lazzaroni que nos proclamations les entretinssent chaque jour de la gloire de leurs aïeux, Lucaniens, Campaniens Samnites, dont ils n’avaient jamais entendu parler ? Le corps des pêcheurs réclamait-il l’abolition de quelques taxes, on lui répondait : « Votre Claude est en fuite, et Messaline est tremblante. » C’était l’obliger d’aller étudier l’histoire romaine pour comprendre son bonheur. Ce qui était compris, c’était la menace du bas clergé, excitant partout les superstitions fanatiques ; quelques orgues enlevées aux églises pour être fondues en balles devinrent un attentat sacrilège. Au lieu de nourrir et de solder les débris de l’armée royale, qui eût changé de drapeaux volontiers, un nouveau ministre de la guerre faisait déclarer indigne de la patrie quiconque avait porté l’ancien uniforme. Les mécontents se réunissaient et il se tramait une insurrection qui, commencée d’abord à l’extrémité de la Calabre, s’étendait de proche en proche pour envelopper les Français au milieu de leur sécurité. Chaque jour ils donnaient des fêtes : leur situation devenait l’image de cette Naples elle-même, qui, jetée comme l’arche d’un pont entre la Solfatare et le Vésuve, repose sur le double cratère qui peut l’engloutir à toute heure.
Il y avait, à l’extrémité de cette pointe de terre qui s’approche le plus près de la Sicile, au fond du golfe de Sainte-Euphémie, et non loin du petit village, de Pizzo, lequel devait, dix-huit ans plus tard, voir tomber une couronne du front de Murat, il y avait un homme qui gouvernait à son gré l’enthousiasme de cette conspiration naissante. C’était le fils d’un baron calabrais. Exilé de la cour de Messine par la toute-puissante jalousie d’Acton et rejeté sur sa terre natale en enfant perdu, Ruffo allait devenir malgré lui une espèce de héros. Coiffé du large chapeau rouge, entoure d’une ceinture de pistolets, monté habituellement sur un de ces ânes infatigables qui sont pour la Calabre ce que le chameau est pour le désert, le cardinal Ruffo distribuait des indulgences et des cartouches aux paysans qui accouraient s’enrégimenter sous des ordres. Tantôt, sous l’ombre d’un caroubier, on le voyait consulter son petit état-major, ou figuraient Anglolino, Sciarpa, de Cezari, brigands célébrés, à qui il promettait le pillage et le paradis ; et tantôt, au milieu des enfants et des femmes, il prêchait au nom de Dieu la vengeance, sans descendre de sa monture, laquelle, durant l’oraison, paissait sobrement les pointes verdoyantes de la réglisse, qui couvre partout cette terre sauvage.
Fabrice Ruffo avait organisé une espèce de résistance dans cette partie éloignée du royaume. Pour recruter sa cavalerie grossière, il était allé lui-même chercher, le long des marais inabordables qui s’étendent maintenant sur la plaine où fut Sybaris, de petits chevaux mutins et vigoureux ; il avait fait couper plusieurs ponts de bois servant au passage du Cratis et de quelques autres torrents, et lui seul s’était rendu les communications possibles en entretenant sur le bord dont il était le maître, un batelier d’espèce nouvelle. C’était un chasseur ou un pâtre dont le cri aigu faisait sortir de la fange deux buffles qui venaient s’atteler à une charrette. Des roues élevées soutenaient un étage de planches ; les énormes buffles tiraient cette barque roulante, et l’on s’y hasardait, tenant les chevaux à la nage par la bride, au risque de verser et de se noyer cent fois.
Mais ce que le cardinal avait su faire avec le plus de succès, c’était d’établir de mystérieux rapports avec les hommes violents répandus dans les cités, les hameaux et jusque sous le chalet des montagnes. Chaque ennemi de Ferdinand avait pour ainsi dire un espion à ses côtés, une ombre qui n’attendait que l’ordre de le frapper. On sent que les secrets de la pénitence donnaient beaucoup d’avantages à cette inquisition exercée par un prêtre, et par un prêtre déjà si élevé dans les dignités de l’Église, qu’il entendait quelquefois ses partisans l’appeler par distraction Sa Sainteté.
D’Hauteville, qui, un soir, avait quitté la maison de Lillo pour une reconnaissance qui devait le retenir absent deux jours, y put rentrer presque subitement par un contre-ordre de son général ; mais les paisibles habitants de cette demeure étaient retirés, et il était déjà assez tard pour que leur hôte craignît de troubler leur sommeil. D’Hauteville avait donc regagné silencieusement la partie de ce petit palais qui était sa résidence, trop heureux de son retour pour penser lui-même à prendre quelque repos. L’air était doux, la nuit pure, le printemps commençait à effacer la dernière neige qui avait à peine effleuré les hauteurs de la Somma, et d’Hauteville, appuyé sur le balcon de sa chambre sans lumière, laissait errer ses yeux sur les jardins étendus à ses pieds. Il pensait avec langueur au temps qui devait encore s’écouler avant de revoir Camille.
Il crut voir une ombre se mouvoir à travers des chênes verts. Il regarda de nouveau, puis se retira dans le fond de l’appartement et revint enfin passer un quart d’heure derrière la jalousie, qui pouvait le dérober à tous les yeux. Il descendit ensuite dans les jardins, et il en fit le tour sans avoir rien trouvé qui justifiât ses premières idées. Il n’y remarqua qu’une pauvre jeune fille, espèce de servante élevée par les charitables soins de Camille et dont la santé presque détruite inspirait une profonde pitié. On la nommait Léona : elle était d’une pâleur, d’une maigreur extrêmes, et ses yeux seuls brillaient quelquefois par intervalles d’un éclat singulier ; on la disait sous l’influence d’un sort ou piquée à son insu par l’affreuse araignée de Tarente. Ses parents l’avaient en vain conduite aux pieds de plusieurs madones, Pavaient soumise à des épreuves de pèlerinage, à des danses fatigantes et mystérieuses, rien n’avait dissipé son mal. Pour dernière marque d’intérêt, on lui laissait une liberté entière, et elle errait le jour, quelquefois la nuit, dans la campagne ; elle paraissait avoir une sorte de prédilection pour la nuit d’Hauteville passa sans la troubler près du banc où elle était assise, et il allait se retirer lorsqu’un peu de bruit entendu dans l’appartement de Lillo lui fit hasarder d’y frapper doucement. Le vieillard s’empressa de le recevoir.
D’Hauteville ne lui parla que de sa mission révoquée, de l’état des affaires politiques et vaguement de ces sourdes haines qui couvaient dans quelques caractères italiens.
– Vous connaissez-vous des ennemis, mon, cher hôte ? dit-il enfin sans paraître attacher une grande importance à cette question.
– Je suis presque inconnu ici, je n’ai fait de mal à personne, et le peu de sequins que je possède ne tentera les malfaiteurs d’aucun parti.
– Le fanatisme est parfois à craindre autant que la cupidité. Mais nul habitant de cette contrée, n’est-ce pas, ne vous, témoigne de ressentiment ni de désir de vengeance ?
– Je n’ai rencontré de malveillance que dans un seul homme, et ce hasard m’a été d’autant plus pénible que j’attendais de lui des consolations. Vous autres Français, vous êtes toujours un peu disposés à vous moquer de nos dévotions ; mais, que voulez-vous ! espérer ou craindre pour l’autre vie occupe les loisirs de celle-ci, et j’ai besoin comme un autre de recourir quelquefois à mon confesseur. Je m’étais adressé à un moine qui jouit ici d’une réputation de zèle ; croiriez-vous qu’il a repoussé avec dureté l’aveu de mes fautes ? Quelques mots qui lui sont échappés me font croire qu’il aura reçu sur mon compte des renseignements empoisonnés, ou que, dans un ancien séjour qu’il aurait fait, ce qu’on dit, en Sicile, j’aurais blessé ses intérêts ou sa vanité, sans le remarquer, au milieu de ses innombrables confrères.
– Vous nommez cet homme ?
– Savérelli.
– Oh ! celui-là n’est pas dangereux. N’est-Ce pas ce moine cependant qui fait des miracles ?
– Le crédit qu’il avait tombé un peu depuis que son écriture a été reconnue dans cette fameuse lettre… vous vous souvenez… que portait le crucifix des remparts.
– C’est aussi lui, je me le rappelle, que nos soldats ont trouvé déguisé un jour. Et vous pouvez consulter un tel hypocrite ; placer votre confiance en ce comédien sacrilège !
– Mieux vaut croire le faux, mon ami, que ne rien croire du tout.
D’Hauteville sourit et se retira alors en pressant la main de Lillo ; mais à ce sentiment d’affection il se mêlait un peu de pitié. Le Français s’éloigna avec le projet d’aller reposer, et pourtant, quand il fut seul, il résolut de ne point se livrer au sommeil. Ce que lui avaient dit son hôte et les recherches inutiles que lui-même avait commencées autour de l’habitation ne lui avaient pu rendre toute sa sécurité. Il se disait que le seul soupçon d’un danger l’obligeait à veiller sur un vieillard et sur une femme, et il s’établit sur deux chaises en face du jardin même, qu’éclairait faiblement la lune. Là, ses armes placées à côté de lui, il s’abandonna aux rêveries habituelles de son caractère.
Il entendait Léona, qui, en se retirant, chantait ou plutôt murmurait à voix baissé quelques-uns de ces refrains si connus dans les Abbruzes :
« Il m’a promis trois aiguilles d’or pour relever mes blonds cheveux ! J’aurai à mon col huit rangs de corail, des barroques à mes oreilles, une turquoise à mon anneau de noces.
Ses parents viendront pour nous faire honneur. Les voilà ! Point de souliers à leurs pieds, et rien sur la tête. La nourrice apportera à la mariée une belle pochée pleine de châtaignes !
Oh ! regardez le tablier brodé qu’il m’a acheté à la foire de Sulmone ! Il m’a promis trois aiguilles d’or pour relever mes blonds cheveux ! »
Malgré les efforts de d’Hauteville, ses yeux s’appesantirent. Il y avait une heure qu’il était livré à cet assoupissement qui n’est ni le repos ni la vieille lorsqu’il crût entendre quelques sourds gémissement. Il se leva, saisit fortement son épée par un instinct militaire et écouta en respirant à peine pour juger de la fidélité ou de l’erreur de ses sens. Il distingua le bruit de sa porte s’ouvrant avec lenteur. Quelqu’un essayait d’arriver jusqu’à lui : c’était Lillo, s******t, et qui prononçait le nom de d’Hauteville en implorant des secours.