IVQuelques instants après, le jeune homme à qui le major Samuel avait donné le titre de baron suivait la rue Taitbout dans son prolongement entre la rue de Provence et la rue Saint-Lazare. Quand il fut arrivé devant le n° 71, il s’arrêta et sonna.
La porte s’ouvrit, le jeune homme entra dans un vestibule spacieux, encore éclairé, jeta son nom au concierge, qui avait tiré son carreau, et monta lestement au premier étage, où il trouva une porte à deux battants dans la serrure de laquelle il introduisit une clef.
Le petit baron, comme disait le major, était chez lui.
– Un valet de chambre qui dormait tout vêtu sur une banquette s’éveilla au bruit des pas de son maître.
– Je gage, François, dit celui-ci, que tu as laissé éteindre mon feu.
– Monsieur le baron peut se tranquilliser, répondit le valet de chambre. Il y a du feu dans le fumoir et dans la chambre à coucher.
– C’est bien, dit le jeune homme.
Et il traversa successivement une jolie salle à manger, un salon meublé avec goût, une chambre à coucher de petite maîtresse et pénétra dans le fumoir.
Le fumoir était en même temps un cabinet de travail.
Il était meublé en vieux chêne, les murs étaient tendus de cuir repoussé, le sol était jonché d’un tapis mauresque.
Le petit baron, comme l’avait appelé le major Samuel, s’assit au coin du feu et attendit, un cigare aux lèvres.
Une demi-heure s’écoula, puis la sonnette de l’appartement rendit un tintement discret.
– François, dit le petit baron, tu vas introduire le major et tu iras te coucher ensuite. Je n’ai plus besoin de toi.
C’était, en effet, le major Samuel.
Il entra, tendit au jeune homme le bout des doigts, se débarrassa de son paletot, et se laissa tomber négligemment dans un fauteuil que lui avançait son hôte.
– Bonsoir, cher, lui dit-il.
– Bonsoir, mon ex-président, répondit le petit baron.
– Mais ! dit le major, est-ce que tu as pu croire, un seul instant, que l’association était dissoute ?
– Dame !
– Tu es fou ! L’association existe.
– Ah !
– Seulement…
– Oh ! fit le petit baron, je savais bien qu’il y avait une restriction.
– La voici : l’association existe toujours, seulement elle n’a plus que deux membres, toi et moi.
– C’est différent.
– Tu es le bras qui agit, je suis la tête qui conseille.
– Bon ! mais où est la besogne ?
Le major regarda fixement son hôte :
– Tu as vingt-neuf ans, dit-il, tu es bien tourné, assez joli garçon, et on peut faire quelque chose de toi.
– Vous croyez ?
– Le titre de baron est devenu vulgaire, mon bon ami.
– Merci !
– Il y a des barons par centaines.
– Est-ce que vous me voulez faire marquis ?
– Non, duc.
Le petit baron se leva vivement.
– Vous rêvez ! dit-il.
– Il y a mieux, poursuivit flegmatiquement le baron, je te veux faire épouser une jolie fille.
– Ah !
– Laquelle t’apportera cent mille livres de rentes.
Et le major murmura à part lui :
– Il m’en faut deux cents pour moi ; je veux la part du lion !
Le petit baron regarda fixement le major Samuel :
– Pardon, dit-il, mais je ne comprends tout à fait les choses que lorsqu’elles me sont expliquées.
Le major sourit :
– Tu t’appelles, dit-il, le baron de Vaufreland ?
– Oui.
– Du moins, c’est le nom que tu t’es donné…
Le baron fit la grimace.
– Par conséquent, poursuivit le major avec un flegme imperturbable, peu t’importe d’en changer ?
– C’est selon les avantages que m’offrira cette substitution.
– D’abord une jolie fille.
– Comment est-elle ?
– Blonde.
– Les yeux bleus ou noirs ?
– Bleus.
– Grande ?
– Non.
– Ah ! tant mieux !
– Pourquoi ?
– Mais, parce qu’une femme grande n’est pas une femme.
– Bah ! qu’est-ce donc !
– Un camarade, répondit le baron.
Le major se mit à rire.
– Après ? fit son hôte.
– Le second avantage est une belle fortune.
– Ceci est plus sérieux. Passons…
– Enfin, tu seras duc.
– Authentique ?
– Mais… sans doute…
– Et je m’appellerai ?
– Le duc Raymond de…
– Voyons ! achevez…
– Oh ! dit froidement le major, c’est inutile pour le moment ; tu t’appelleras RAYMOND, voilà tout !
– Voilà, dit le petit baron, un singulier nom pour un duc.
Le major haussa les épaules.
– Écoute donc, fit-il, et souviens-toi bien de mes paroles.
– Voyons ?
– À partir d’aujourd’hui, tu t’appelles donc Raymond.
– Soit.
– Tes souvenirs d’enfance les plus lointains te reportent dans un vieux château de Bretagne, où tu vivais avec une femme encore jeune et belle, ta mère.
– Est-elle morte ?
– Non. Tu verras plus tard. À dix ans, on t’a séparé d’elle et on t’a placé dans un pensionnat.
– Très bien.
– Tu es devenu homme et on t’a fait tenir mystérieusement tous les ans une pension de cinquante mille francs.
– Et puis ?
– Et puis, c’est tout.
– Comment donc ?
– C’est tout ce que tu dois savoir pour le moment.
– Mon cher major, dit alors le baron de Vaufreland, il faudrait vous expliquer plus clairement.
– C’est inutile.
– Pourquoi ?
Le major prit une attitude hautaine :
– Ah çà ! mon cher, dit-il, si ce que je vous propose ne vous convient pas, vous ferez bien de le dire tout de suite. Je vous répète qu’il est inutile que vous sachiez autre chose pour le moment. Est-ce clair ?
Le petit baron courba la tête et balbutia :
– Je ferai ce que vous voudrez, monsieur.
– À la bonne heure ! dit le major.
Puis, regardant fixement le jeune homme :
– Mon cher Raymond, dit-il, j’aurai l’honneur de vous présenter à votre mère.
– Quand ?
– Ce soir peut-être. Je dis ce soir, car voilà le jour, ce me semble.
Et le major indiquait du doigt les persiennes, au travers desquelles glissait le premier rayon de l’aube.
– Mais, mon cher major, dit le baron, un mot encore.
– Parlez…
–Ma mère me reconnaîtra-t-elle ?
Le major sourit.
– D’abord, dit-il, vous n’aviez que dix ans quand vous l’avez quittée. La voix d’un enfant et la voix d’un homme ne se ressemblent plus.
– Oui, mais les traits de l’homme gardent souvent une grande ressemblance avec ceux de l’enfant.
– Votre mère est aveugle, dit froidement le major.
– Ah ! c’est différent.
Et le baron alluma un nouveau cigare.
Le major prit son chapeau et sa canne.
– Je vous engage à vous coucher, mon cher enfant, dit-il, et à dormir de votre mieux jusqu’à midi, tandis que je m’occuperai de justifier pour vous le proverbe : Le bien vient à ceux qui dorment.
– Quand vous reverrai-je ?
– Je déjeunerai chez Verdier entre midi et une heure. Venez m’y rejoindre.
– J’y serai. Au revoir, major.
Le major Samuel s’en alla, et lorsqu’il fut dans l’escalier, il se fit cette réflexion à mi-voix :
– Le vrai Raymond est un niais, un vrai niais, car le petit baron a le même son de voix que lui, et il est assez joli garçon pour tourner la tête à sa prétendue cousine.
Quand il fut dans la rue, le major consulta sa montre.
– Il est cinq heures et demie, se dit-il, trop tard pour que je me couche, trop tôt pour que j’aille voir Jeanne l’aveugle. Je vais prendre un bain russe, et puis j’irai faire ma toilette.
Et le mystérieux personnage gagna à pied le boulevard et la rue Vivienne, ajoutant à mi-voix :
– Cette pauvre Jeanne sera bien surprise et bien émue quand je lui raconterai l’histoire des masques noirs.