V-1

3004 Words
VTrois heures après environ, c’est-à-dire un peu avant neuf heures, une voiture descendait au grand trot de son cheval de louage l’avenue de Neuilly et s’arrêtait, un peu avant le pont, à la grille d’une petite maison bâtie entre cour et jardin. Au bruit de la sonnette que le cocher fit vibrer avec le manche de son fouet, une fenêtre du rez-de-chaussée s’ouvrit et encadra le visage rougeaud d’une servante encapuchonnée dans une coiffe bretonne. Cette femme, qui pouvait bien avoir quarante ans, se prit à considérer avec un étonnement profond et la voiture et le personnage qui en descendait. Ce personnage, on l’a deviné peut-être, n’était autre que le major Samuel. Le major renvoya sa voiture et pénétra dans la cour de la maison, dont la servante vint ouvrir la grille, en disant : – Que désire monsieur ? – C’est bien ici que demeure une dame aveugle, madame Blanchet ? – Oui, monsieur. – C’est à elle que je désire parler. – Mais, monsieur, dit la servante qui semblait hésiter, madame ne reçoit jamais de visites. – Elle recevra la mienne quand elle saura pourquoi je viens. – Monsieur veut-il me dire son nom ? – C’est inutile. Dites simplement à votre maîtresse que c’est un monsieur qui était au bal masqué de l’hôtel de ville de Bordeaux. Ces paroles n’avaient pour la servante aucune signification. Aussi regarda-t-elle le visiteur avec une curiosité croissante. Mais il eut un geste tellement impérieux qu’elle n’osa lui désobéir, et elle l’introduisit dans un petit vestibule en lui disant : – Veuillez m’attendre un moment. Elle poussa une porte au fond du vestibule et disparut. Quelques minutes s’écoulèrent, puis la servante revint. – Monsieur, dit-elle avec une certaine émotion, qui sans doute était le reflet de celle que venait d’éprouver sa maîtresse, madame est souffrante, et elle vous demande la permission de vous recevoir sans cérémonie. La maison était d’une simplicité extrême. On y respirait une aisance médiocre, et, bien certainement, celle qui l’habitait était loin d’être riche. Le major fut introduit dans un petit salon au rez-de-chaussée, dont l’ameublement n’offrait rien de remarquable, à l’exception, toutefois, d’un grand portrait d’homme placé au-dessus du canapé et dont la peinture vigoureuse attirait tout d’abord l’attention. C’était une œuvre de maître, à coup sûr, représentant un homme encore jeune, revêtu d’un brillant uniforme de hussards. Si le portrait était ressemblant, l’homme dont il rappelait les traits avait dû être bien certainement un des plus nobles et des plus beaux types rêvés par l’art. Nez fièrement busqué, lèvre autrichienne, teint blanc et mat, grands yeux bleus, moustaches blondes, taille svelte et haute, – c’était un portrait en pied ; – rien n’y manquait, pas même un calme et fier sourire qui arrondissait les coins de la bouche. Le major, en franchissant le seuil du salon, regarda tout d’abord ce portrait et murmura : – Oh ! la chaude peinture ! Oh ! le fringant cavalier ! Mais, presque au même instant, une porte s’ouvrit dans le fond du petit salon et le major entendit des pas légers. Il se retourna. Une femme venait d’entrer à pas lents, les mains étendues devant elle. Cette femme touchait-elle aux limites de la jeunesse ? avait-elle déjà franchi l’âge mûr ? C’était là un problème des plus difficiles à résoudre. À voir son front blanc, ses beaux cheveux noirs roulés et relevés sur ses tempes, ses lèvres rouges sur lesquelles glissait un sourire un peu triste, on eût pu croire qu’elle touchait à peine à la trentième année. Mais quelques rides au bas du visage, quelques plis aux tempes, et puis, un je ne sais quoi plein de lassitude dans sa démarche et toute sa personne donnaient à cette présomption un formel démenti. Cette femme était moins près de trente ans que de cinquante. Enfin, elle avait de grands yeux limpides mais fixes, des yeux qui ne voyaient pas. C’était cette créature que, dans ses apartés, le major avait nommée Jeanne l’aveugle. Avec ce merveilleux instinct de ceux qui ont perdu la lumière et chez qui la nature compatissante a développé, comme compensation, l’ouïe et le toucher, Jeanne alla droit au major qui, en se levant du siège où il était assis, avait fait un léger bruit. – C’est vous, monsieur, lui dit-elle d’une voix grave, triste, mais emplie d’une indicible harmonie, c’est vous qui venez me visiter ? – Oui, madame, répondit le major. L’aveugle chercha un fauteuil avec la main et, quand elle l’eut trouvé, elle s’assit. – Ah ! dit-elle en soupirant, votre visite est bien étrange, monsieur. – Pourquoi ? – Parce que depuis près de dix années je n’ai reçu personne. – Ah ! – Personne n’est venu me voir, acheva-t-elle en laissant retomber sa tête sur sa poitrine. – Madame, reprit le major, qui sut imprimer à sa voix un timbre affectueux et respectueusement sympathique, les visites d’amis sont rares. – Je n’ai pas d’amis, dit la femme aveugle. – Mais, du moins, il est des gens qui vous aiment. Elle secoua silencieusement la tête. – Ou qui vous ont aimée… L’aveugle tressaillit et son visage calme se contracta légèrement. – Qu’en-savez-vous ? dit-elle. – Oh ! poursuivit le major, je sais bien des choses, madame, et ce n’est point une curiosité banale, odieuse, impie, qui m’amène auprès de vous. J’étais au bal masqué de Bordeaux. Pour la seconde fois, l’aveugle tressaillit profondément. – Qui donc êtes-vous ? fit-elle, tournant son visage anxieux du côté de l’inconnu, comme si elle eût voulu triompher de sa cécité et dévorer du regard le visage du major. – Un homme qui peut-être vous apporte le bonheur. Elle se leva à demi de son siège, étouffa un léger cri, puis retomba, secouant toujours la tête. – Je n’attends plus de bonheur en ce monde, dit-elle avec amertume ; je suis résignée… Le major vit une larme s’échapper des yeux éteints de Jeanne et couler le long de sa joue. – Et cependant, madame, reprit-il gravement, il faut bien que vous sachiez pourquoi je suis venu… – Je vous écoute, dit-elle. – Ah ! c’est que j’ai à vous faire un long récit. – Je suis patiente, murmura-t-elle avec son sourire triste. Parlez… – Soit, murmura le major Samuel. Ce dernier s’était tenu debout jusque-là. Il s’assit, approcha son fauteuil de celui de Jeanne l’aveugle, et lui dit : – Vous serez ; patiente, madame, n’est-ce pas ? – Oui. – Et si douloureux que puissent être les souvenirs que je vais être contraint de vous retracer… – Je vous écouterai jusqu’au bout. – Sans m’interrompre ? – Allez ! dit-elle, je vous le promets. Le major Samuel poursuivit : – Un soir de décembre de l’année 183…, cette ville élégante et spirituelle qu’on nomme Bordeaux s’était réunie tout entière dans un bal masqué donné à l’hôtel de ville. La foule nombreuse et choisie qui encombrait les salons semblait avoir voulu reproduire toutes les époques, tous les règnes de notre histoire. Les pages de Charles VI, les fauconniers de Charles IX, les mousquetaires du roi Louis XIII dansaient avec Agnès Sorel, Diane de Poitiers, Valentine de Milan et la belle marquise de Sévigné. Un magistrat bien connu s’était affublé de la pèlerine et du chapeau garni de figures de plomb du roi Louis XI, et, dans une embrasure de croisée, le monarque dévot causait avec son descendant Louis XV le sceptique. Cependant, comme on était encore fort près des agitations politiques de 1830, l’autorité municipale avait décidé qu’on laisserait les armes au vestiaire, et pas plus Louis XV que Louis XI, les mousquetaires que les pages, personne ne fut excepté de cette mesure de prudence. Mais comme minuit sonnait, un leste et fringant cavalier, portant la barbe en pointe, la fraise à trois étages, le toquet à plume blanche et le pourpoint de velours noir, monta les degrés du perron et arriva à la porte du bal en lâchant un ventre saint-gris énergique. C’était Henri IV, mais Henri IV à vingt ans, Henri le Béarnais, Henri le jeune époux de la reine Margot. Un loup de velours lui cachait le haut du visage. Comme il allait franchir le seuil de la grande salle de bal, un mousquetaire vint à sa rencontre. – Mille pardons, sire, dit-il, mais on n’entre point armé. – Plaît-il ? fit le Béarnais avec hauteur. Le mousquetaire répéta son invitation. – On ne désarme pas le roi, dit froidement le Béarnais. Reculant d’un pas, il campa fièrement sa main gauche sur la garde de son épée, et, de la droite, il se démasqua. Alors le mousquetaire jeta un cri et recula à son tour. Le mousquetaire était un jeune homme de trente ans environ. Le personnage vêtu en Henri IV pouvait en avoir vingt-cinq. Tous deux étaient beaux, tous deux étaient fiers ; mais il y avait cependant un abîme entre leurs deux natures. Le mousquetaire était grand, il avait les cheveux blonds. Le moderne Henri IV était plus petit, bien que sa taille fût au-dessus de la moyenne. Il avait le teint blanc, la barbe noire taillée en pointe, et rappelait assez bien, par son type gascon, les traits de Henri le Béarnais. Ces deux hommes, jeunes tous deux, beaux tous deux, se regardèrent l’espace d’une minute, et leurs yeux étincelèrent comme deux lames d’épée au soleil. – Ah ! vous ne m’attendiez pas ce soir, comte, n’est-ce pas ? murmura le Béarnais d’une voix ironique. – En effet, monsieur le marquis, répondit le mousquetaire, qui était devenu fort pâle. Je vous croyais au Brésil. – J’en arrive, monsieur, en passant par Londres. – Ah ! – Et cela tout exprès pour vous. M’avez-vous compris, monsieur ? – Parfaitement. C’est-à-dire que je vais vous attendre. – En quel endroit ? – Mais… en bas… Et le Béarnais, qui n’avait point franchi le seuil du bal, indiquait du doigt le bas du perron de marbre. – Mais… monsieur… – Où voulez-vous que je vous attende ? – Ce n’est point cela… – Qu’est-ce alors ? Le mousquetaire baissa la voix : – Vous savez bien, monsieur, que je ne vous échapperai pas, dit-il. – Je l’espère, du moins… – Par conséquent, nous pourrions attendre à demain. – Monsieur, dit froidement le Béarnais, je suis pressé. – Mais… elle est là… Et le mousquetaire étendait la main vers la porte. – Eh bien ! ricana le jeune homme qui arrivait de Londres, qu’importe ? – Mais, monsieur… monsieur, supplia le mousquetaire, je vous jure que demain au point du jour je serai à votre disposition. – Je suis pressé, répéta le Béarnais d’un ton sec. Un éclair de colère passa dans les yeux du mousquetaire. – Eh bien ! soit, dit-il, et hâtons-nous en ce cas. – J’ai en bas ma chaise de poste ; nous y monterons avec nos témoins. – Ah ! fit le mousquetaire, il nous faut des… témoins ? – Pardieu ! monsieur, je compte bien vous tuer, et je ne veux pas qu’on puisse jamais croire que je vous ai assassiné…, bien que, ajouta le Béarnais avec un rire amer, ce soit presque mon droit. En même temps il prit dans la poche de ses chausses un petit carnet dont il arracha un feuillet. – Tenez, comte, dit-il, vous trouverez sans doute dans le bal mon ami Raoul de Nangeal. Remettez-lui cela, il vous suivra sur-le-champ. Et, pour la troisième fois, le Béarnais répéta : – Hâtons-nous, je suis pressé… Le mousquetaire entra dans le bal et se perdit dans la foule. Le moderne Henri IV redescendit, peu soucieux de se montrer au bal. Quant à son adversaire, – car ces deux hommes étaient ennemis mortels, – il traversa rapidement deux salons qu’il explora du regard, cherchant sans doute un ami, et, avec cet ami, M. Raoul de Nangeal. La fête était à son plus beau moment d’enthousiasme et de folie. Tout à coup le mousquetaire s’arrêta devant un quadrille au milieu duquel une splendide jeune fille attirait tous les regards. Elle dansait avec un jeune homme vêtu en abbé galant du règne de Louis XV, qui avait lui-même pour vis-à-vis un homme vêtu en page de Charles VI. Ce dernier était justement M. Raoul de Nangeal. Le mousquetaire laissa tomber un ardent regard sur la jeune, fille, un regard plein d’amour et de désespoir, et ses lèvres s’entrouvrirent, et celui qui eût été tout près de lui et eût prêté l’oreille aurait pu l’entendre murmurer : – Mon Dieu ! mon Dieu ! s’il allait me tuer !… La jeune fille qui dansait leva la tête un moment par-dessus l’épaule de son danseur, et elle aperçut le mousquetaire. Alors un vif incarnat colora ses joues, et monta à son front. Mais déjà le mousquetaire avait disparu. Seulement, il avait eu le temps de faire un signe à M. de Nangeal et au jeune homme vêtu en abbé galant. Ce dernier reconduisit la jeune fille à sa place, puis il rejoignit le mousquetaire. – Que me veux-tu, ami ? lui dit-il. – J’ai besoin de toi. – Quand ? – À l’instant même. L’abbé fronça le sourcil. – Serais-tu fou ? dit-il. – Non, dit tristement le jeune homme ; je suis malheureux voilà tout. Et il se pencha à l’oreille de l’abbé. – Il est revenu, lui dit-il. L’abbé tressaillit. – Le marquis Gontran ? – Oui. – Oh ! malheur, malheur ! murmura le jeune homme. – Je le tuerai, dit le mousquetaire. – Mais tu es fou !… Si tu le tues… – Eh bien ? – Jeanne ne pourra être ta femme. Un nuage passa sur le front déjà pâle du jeune homme ; son regard s’obscurcit ; il chancela… – Oh ! alors, dit-il, c’est moi qui me ferai tuer. Marchons ! – Mais… où est-il ? – Là-bas, à la porte. Cherche Nangeal et remets-lui ce mot au crayon. Tu sais que Nangeal est son ami. Les deux jeunes gens s’ouvrirent un chemin à travers la foule, et comme il passait de nouveau près de la jeune fille, entourée en ce moment d’un cercle empressé de jeunes adorateurs, le mousquetaire sentit ses jambes fléchir. – Mon Dieu ! mon Dieu ! répéta-t-il. Dans le premier salon, ils trouvèrent M. Raoul de Nangeal. C’était un grand jeune homme aux cheveux roux, fort laid, mais parfaitement distingué. Le mousquetaire lui tendit silencieusement le feuillet détaché du carnet. M. de Nangeal y jeta les yeux, tressaillit à son tour et dit vivement au mousquetaire : – Où est-il ? – À la porte. Il nous attend. M. de Nangeal passa le premier et s’élança dans l’escalier. – Je savais bien, murmurait l’abbé à l’oreille du mousquetaire, je savais bien que le marquis reviendrait. – Tu le savais ? – Oh ! tu aurais dû presser ton mariage et arranger les choses de telle façon qu’il n’eût pas le temps de revenir. Maintenant il est trop tard ; il faut se battre. Le Béarnais était toujours dans la rue, devant sa chaise de poste, dont la portière était ouverte. Il avait remis son masque. M. de Nangeal s’était jeté dans ses bras. – Montez, messieurs, dit le Béarnais en s’effaçant et montrant d’un geste courtois la berline de voyage. – Où allons-nous ? demanda l’abbé. – À une lieue d’ici, au bord de la Gironde, dans un petit bouquet de bois où nous serons à merveille. Eh ! mais, dit le Béarnais, il me semble que c’est vous, monsieur de Bique. – Oui, monsieur. – Alors tout est pour le mieux. – Vous croyez, monsieur le marquis ? fit l’abbé d’un ton légèrement ironique. – Mais sans doute, car vous savez aussi bien que moi quel est l’abîme qui nous sépare, le comte et moi. L’abbé galant s’inclina et les quatre jeunes gens montèrent dans la berline de voyage. – Messieurs, ajouta le Béarnais, j’ai dans le coffre des épées et des pistolets. Les uns et les autres ont été achetés à Paris et me sont étrangers. Mais soyez tranquilles, messieurs, fit-il avec un sourire, les épées piquent bien et les pistolets ont une belle portée… La berline partit au grand trot de Bordeaux et courut sur la route qui longe la rivière, en amont, pendant vingt-cinq minutes environ. Pendant ce laps de temps, un profond silence régna parmi les quatre personnages si bizarrement accoutrés pour la circonstance. Enfin, la voiture s’arrêta et, le premier, celui qui était vêtu en Henri IV, et à qui on avait donné le titre de marquis, sauta sur la chaussée. Il faisait une belle nuit d’hiver, lumineuse, calme, un peu froide. Le sol durci était sonore ; aucun souffle de vent ne courbait la cime des arbres ; un silence profond régnait, troublé seulement par le clapotement confus de l’eau. La berline s’était arrêtée à la lisière de ce bouquet d’arbres dont avait parlé le Béarnais. C’était un endroit bien connu de la jeunesse de Bordeaux, fort querelleuse à cette époque, et qui se battait journellement avec les officiers de la garnison, pour cause de politique. Les arbres, assez serrés sur les bords, s’espaçaient vers le milieu et finissaient par décrire une sorte de fer à cheval autour d’une clairière dont le sol était couvert de sable. On pouvait se battre à l’épée, en cet endroit, aussi commodément que dans une salle d’armes. Le marquis, – c’était le titre qu’on avait donné au jeune homme vêtu en Henri IV, fit un signe au valet de pied assis sur le siège de la berline, et celui-ci souleva une caisse oblongue qu’il avait placée sous ses pieds. C’était un coffre qui contenait à la fois deux paires de pistolets et deux paires d’épées de combat. Le valet prit cette caisse, la chargea sur son épaule et se mit à suivre son maître qui s’était enfoncé sous les arbres. Le mousquetaire marchait à trois pas de distance ; puis, derrière lui, le jeune homme vêtu en abbé et M. Raoul de Nangeal cheminaient côte à côte et causaient tout bas. – Ainsi vous croyez, Raoul, disait le premier, qu’il est tout à fait impossible de les réconcilier ? – Autant songer à rapprocher les deux pôles. – Mais la famille ignore cette haine ? – Sans doute, puisque la main de mademoiselle Jeanne a été accordée au comte Victor. – Et ils s’aiment ? murmura le jeune homme. – À qui le dites-vous ? – Et ce duel, quoi qu’il advienne, va séparer pour toujours les deux amants ? – Hélas ! dit M. de Nangeal, c’est incontestable. Si Victor tue Gontran, il ne pourra épouser mademoiselle Jeanne. – Et, dit l’abbé galant, si Gontran vient à tuer Victor, mademoiselle Jeanne en mourra. – Tenez, dit tout à coup M. de Nangeal, je suis pris d’un remords terrible. – Lequel ? – C’est de n’avoir point prévenu mademoiselle Jeanne avant de quitter le bal. – Eh bien ! si vous l’eussiez fait ? – Elle serait accourue, elle s’interposerait entre : eux. L’abbé secoua la tête : – Ils remettraient l’épée au fourreau et se rebattraient demain. En causant ainsi, les deux jeunes gens, qui s’étaient armés des lanternes de la berline de voyage pour éclairer le combat, rejoignirent le comte Victor et le marquis Gontran. Ces derniers, eux aussi, avaient échangé quelques mots. – Comte, avait dit le marquis, je dois vous prévenir que j’ai pris mes précautions. – Ah ! ah ! – J’espère vous tuer ; mais je n’en ai pas moins prévu le cas contraire, et alors. – Vous avez sans doute chargé M. de Nangeal de continuer le combat ? ricana le comte. – Non. – Alors, qu’avez-vous fait ? – J’ai écrit une lettre à mon père et je lui ai tout dit. Le comte Victor frissonna et sa pâleur devint livide. – Oh ! vous êtes implacable ! murmura-t-il. – C’est vrai. – Vous n’avez donc jamais pardonné ? – Jamais ! – Peut-être, murmura le mousquetaire avec émotion, peut-être n’avez-vous point songé à votre sœur ? – Au contraire, monsieur, puisque j’ai fait deux mille lieues dans le seul but de faire échouer vos projets. – Mais… elle m’aime… – Je le sais. – Et si je vous tue… – Eh bien ! elle vous haïra. – Oh ! non, jamais ! s’écria le comte avec force, jamais ! car elle saura que jusqu’à la dernière heure j’ai essayé de vous faire entendre la voix de la raison, que je vous ai prié, supplié… ; que moi, le fier et le hautain, je me suis humilié devant vous… que… je vous ai… demandé pardon !… Et le comte, tremblait en parlant ainsi, et son regard était suppliant. Et c’était chose navrante avoir que ce beau et fier jeune homme adressant sur le terrain, – fait inouï ! – des excuses à son adversaire. Mais le marquis haussa les épaules et, reculant d’un pas : – Tenez, dit-il, n’ajoutez pas une syllabe, ou je croirais que vous êtes un lâche ! Ce mot fut prononcé avec un tel accent de mépris, que le comte étouffa un cri de rage.
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