III

1083 Words
IIIL’inconnu qui prenait le nom de major Samuel descendit, s’arrêta une minute sur le seuil de la porte extérieure de la Maison-Dorée, et parut hésiter. Mais son parti fut bientôt pris, et, malgré la pluie qui redoublait, il s’élança au-dehors et descendit la rue Laffitte d’un pas rapide. Lorsqu’il fut arrivé à l’angle de la rue de Provence, il croisa une voiture qui passait à vide. – Holà ! cocher, cria-t-il. La voiture s’arrêta, et le major dit au cocher en y montant : – Marche rondement ; je paie bien. – Où faut-il vous conduire, bourgeois ? – Rue de la Pépinière. – Quel numéro ? – Tu m’arrêteras devant le passage du Soleil. Le cocher fouetta son cheval qui partit au grand trot. – M. Raymond, murmura le major durant le trajet, vous êtes un niais ! Vous laissez échapper votre fortune ; tant pis pour vous !… Je ne la laisserai point échapper, moi. Et le major eut un sourire sinistre ! Le fiacre atteignit, en dix-minutes, le passage du Soleil. Le major descendit, donna cent sous au cocher et le renvoya. Le cocher tourna bride et s’en alla, se disant : – C’est quelque amoureux qui vient flâner sous les fenêtres d’une dame. Le major fit quelques pas du côté de la caserne ; puis, lorsque le fiacre eut disparu, il rebroussa chemin et revint jusqu’à la jonction de la rue du Rocher et de celle de la Pépinière, faisant à mi-voix cette réflexion : – Décidément, tous ces gens-là me seraient inutiles. Je n’ai besoin que du petit baron, et je vais dissoudre l’association. Cette résolution prise, le major gravit la rue du Rocher, dépassa la place de Laborde, et s’arrêta devant une maison élevée de deux étages seulement, qui n’avait sur la rue qu’une porte bâtarde. Au lieu de frapper, le major tira une clef de sa poche et l’introduisit dans la serrure. La porte s’ouvrit, tourna sans bruit et se referma sur le major, qui se trouva dans une obscurité complète, à l’entrée d’un corridor étroit et humide. Mais sans doute ce chemin lui était dès longtemps familier, car il s’avança d’un pas assuré et atteignit la rampe de l’escalier. Cet escalier, qui montait aux étages supérieurs, descendait en même temps au-dessous du rez-de-chaussée. Ce fut sous ce dernier chemin que le major, qui marchait à tâtons, s’engagea. Il descendit une trentaine de marches environ, puis il se trouva devant une nouvelle porte qu’il ouvrit comme la première. Cette porte ouverte, le mystérieux personnage se trouva sur le seuil d’un réduit assez bizarre. C’était une sorte de cave, mal éclairée par la lueur d’une lampe à abat-jour. Au milieu se trouvait une table sur laquelle étaient étalés différents papiers. Autour de cette table étaient rangées six personnes qui paraissaient attendre l’arrivée du major. Ces hommes semblaient, par leur mise, appartenir à la classe élevée de la société, et leur réunion dans cette cave eût paru bizarre, si la scène qui suivit ne l’eût expliquée. – Voilà le président ! dirent-ils tous à la fois. – Et ils se levèrent et se découvrirent avec un certain respect. Le major rendit les saluts. – Pardon, messieurs, dit-il, mille pardons de vous avoir fait attendre. Nous devrions être en séance depuis minuit, et voilà qu’il est trois heures du matin. – Heureusement, dit un jeune homme qui s’était placé à la droite du major, que les nuits sont longues en décembre. – C’est vrai. Mais cela nous est bien égal cette fois, répondit le major, et la séance sera bientôt levée. Ces mots excitèrent une surprise générale. Alors le major se plaça devant la table, ce qui était un indice de sa présidence, et il se couvrit. – La séance est ouverte, dit-il. Les six personnes s’assirent, et l’une d’elles, le jeune homme qui avait émis cette observation que les nuits étaient longues en décembre, étala devant le président les papiers qui couvraient la table. Le président les repoussa du doigt : – Toutes ces paperasses sont inutiles, dit-il. – Inutiles ! fit-on avec un redoublement de curiosité et d’étonnement. Le président agita la sonnette, emblème de son pouvoir. – Écoutez, messieurs, dit-il. Notre association, que nous avions appelée l’Assurance des héritages, a fonctionné pendant deux années. Nous sommes tous gens du meilleur monde, et le sort, qui nous a ruinés individuellement, est le seul coupable. Pendant deux années nous avons fonctionné régulièrement ; nous avons eu de bonnes et de mauvaises fortunes, nous avons traversé des heures critiques et couru de grands risques. Moi, personnellement, j’ai joué ma tête ; vous, comte, vous avez frisé le bagne ; tous, nous avons fourni un steeple-chase sur la grande piste de la police correctionnelle. Nous sommes-nous enrichis ? Non. Eh bien ! messieurs, aujourd’hui, la situation est devenue plus terrible que jamais. Quelqu’un de nous aura commis une imprudence ou une simple indiscrétion… La police est à nos trousses !… Il y eut comme un frisson d’épouvante parmi les six personnages. Le président poursuivit : – Car il faut bien vous l’avouer, messieurs : nous avons eu quelques affaires déplorables, surtout la dernière qui a fait quelque bruit. – C’est vrai, murmurèrent quelques voix. – À l’heure où je vous parle, tenez, je ne suis point persuadé que dans la rue un agent quelconque ne nous épie. Il se fit un mouvement dans l’assemblée. – Je crois donc prudent, Messieurs, de vous engager à vous séparer. – Mais, dit une voix, l’association est donc dissoute ? – Provisoirement. – Ah ! – Dans deux mois, peut-être avant, j’aurai trouvé le moyen de nous reconstituer. Messieurs, la séance est levée ! Le mot de police avait jeté parmi les mystérieux associés du major Samuel une telle perturbation, qu’aucun d’eux ne réclama contre la dissolution de la société. Chacun tournait des regards inquiets vers la porte et eût voulu être bien loin. – Allons, messieurs ! reprit le major, du sang froid, s’il vous plaît. Nous allons sortir d’ici les uns après les autres. Et comme deux des associés faisaient vers la porte deux pas égaux, il ajouta : – Procédons par ordre et sagement. Nous sommes sept ici : le plus jeune sortira le premier, et moi, en ma qualité de président, je fermerai la marche. Je suis comme le capitaine d’un vaisseau naufragé, je quitte mon bord le dernier. À vous, baron. Et le président regardait le jeune homme qui s’était placé à sa gauche lorsqu’il avait occupé le fauteuil. – Baron, lui dit-il, vous allez sortir le premier, et vous rentrerez chez vous par la place de Laborde. Dans cinq minutes, monsieur vous suivra et regagnera pareillement son domicile ; puis les autres, un à un, car un homme isolé qui sort d’une maison n’éveille l’attention de personne. Tout en parlant, le major avait une plume à la main, et il s’amusait à tracer des hiéroglyphes sur la table. Celui des associés qu’il avait appelé le petit baron, suivait la plume de l’œil, et chacun de ses traits avait un sens pour lui, dont la réunion signifiait : « Je serai chez toi dans une heure. » Le jeune homme sortit en saluant. Cinq minutes après, un autre le suivit ; puis, de cinq minutes en cinq minutes, chacun des associés s’en alla. Demeuré le dernier, le major Samuel se mit à rire : – Les imbéciles ! dit-il…
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