IIRaymond s’était évanoui. Mais son évanouissement fut court.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, sous l’impression d’une sensation glacée, il vit devant lui un inconnu qui, après lui avoir fait respirer des sels, lui jetait de l’eau frappée au visage.
C’était un homme d’environ trente-six ans, de tournure distinguée, de mise irréprochable, et dont la boutonnière était ornée d’une décoration allemande.
– Monsieur, dit-il à Raymond, pardonnez-moi. J’étais dans le cabinet voisin, j’ai entendu la chute d’un corps et je suis accouru.
Raymond regarda autour de lui et se souvint :
– Où donc est Antonia ? murmura-t-il.
L’inconnu eut un sourire méphistophélique.
– Elle est partie au bras de Maxime, répondit-il. Et comme Raymond pâlissait :
– Tenez, monsieur, reprit-il, permettez-moi de souper avec vous ; je suis homme de bon conseil, au besoin. Nous allons causer et, sans doute, j’aurai le pouvoir de vous consoler de la perte de votre ami et de l’abandon de votre maîtresse.
Maxime regarda l’inconnu avec une sorte de stupeur.
– Vous avez donc entendu ? balbutia-t-il.
– Tout.
– Vous savez…
– Les cloisons sont minces, on est indiscret sans le vouloir. Mais rassurez-vous, monsieur, si j’ai tout entendu, je n’ai rien appris.
Ces mots étonnèrent Raymond, mais l’inconnu les lui expliqua sur-le-champ.
– Je savais votre histoire, dit-il, je la savais même beaucoup mieux que vous.
Raymond s’était levé, il avait fait un pas en arrière et regardait l’inconnu avec étonnement.
Celui-ci ajouta :
– Je sais ce que vous ne savez pas, – votre nom.
– Vous savez… mon nom ? s’écria le jeune homme qui oublia, en ce moment, l’abandon de son ami et de sa maîtresse.
– C’est-à-dire, reprit l’inconnu, que ce protecteur mystérieux qui a veillé sur vous…
– Eh bien ?
– Je l’ai connu. C’était votre père.
– Ah ! monsieur, monsieur, murmura Raymond étranglé par l’émotion, vous allez me dire son nom, n’est-ce pas ? vous allez me dire s’il vit encore… L’inconnu secoua la tête.
– Il est mort, dit-il.
– Mort ! fit Raymond en couvrant de nouveau son front de ses deux mains.
– Mort en laissant une fortune de trois cent mille livres de rente, acheva l’inconnu ; et cette fortune, je puis vous la donner, moi…
Raymond laissa retomber ses mains et attacha sur cet homme un œil fiévreux.
– Qui donc êtes-vous ? lui dit-il.
L’inconnu s’était assis en face de Raymond, qui le considérait avec un étonnement mêlé de stupeur.
Nous l’avons dit, il était de haute taille ; sa mise et ses manières annonçaient un homme distingue.
Mais il y avait dans toute sa personne quelque chose d’étrange, de railleur, et pour ainsi dire d’infernal.
Un moment de silence suivit ses dernières paroles.
– Qui donc êtes-vous, lui dit enfin Raymond, vous qui savez le nom de mon père et qui me proposez de me rendre sa fortune ?…
– Oh ! dit l’inconnu, mon nom ne vous apprendra pas grand-chose, monsieur ; je me nomme le major Samuel, j’ai été longtemps au service de la Prusse ; depuis dix années j’habite la France.
– Mais enfin, monsieur, dit Raymond, comment savez-vous ?…
– Ah ! permettez, dit le major, laissez-moi vous dire d’abord ce que je sais, vous proposer ensuite un petit marché, et puis quand vous l’aurez accepté…
– J’écoute, dit Raymond.
Notre héros était ruiné ; de plus, son seul ami et sa maîtresse venaient de l’abandonner… C’en était assez pour qu’il prêtât l’oreille à cet inconnu qui lui proposait une fortune, c’est-à-dire le moyen de reconquérir sa maîtresse et de retrouver son ami.
Le major se versa un verre de vieux médoc, et, avant de le boire, il le fit briller entré son œil et la flamme d’une bougie.
– Monsieur, dit-il alors, votre père était duc et pair.
Raymond tressaillit.
– Vous êtes son fils presque légitime.
– Pourquoi presque ?
– Parce que le duc votre père allait épouser votre mère lorsqu’une catastrophe les sépara.
– Expliquez-vous, monsieur…
– Oh ! pas avant que vous n’ayez appris ce que j’attends de vous.
– Eh bien ! parlez…
– Le duc votre père a laissé trois cent mille livres de rente.
– Vous me l’avez dit.
– Avez-vous jamais rêvé ce chiffre de fortune ?
– Jamais !
– C’est-à-dire que vous vous contenteriez de la moitié, n’est-ce pas ?
– Ah ! certes…
– Allons ! dit l’inconnu, je le vois, nous sommes tout près de nous entendre.
– Que voulez-vous de moi ?
Le major déboutonna son habit bleu, tira un portefeuille de sa poche, et de ce portefeuille un carré de papier timbré rempli, qu’il mit sous les yeux de Raymond.
Celui-ci lut :
À présentation, je paierai à l’ordre du major Samuel la somme de deux millions cinq cent mille francs.
RAYMOND DE…
duc de… »
– Vous le voyez, dit l’inconnu, le nom de famille est en blanc ; je l’ajouterai sur ce papier le jour où il vous aura été révélé, c’est-à-dire lorsque vous aurez été mis en possession de l’héritage de votre père.
Vous n’avez qu’à signer de votre prénom de Raymond.
– Et si je signe ?…
– Je vous demanderai un délai de six semaines, et je mettrai ce soir même cinquante mille francs à votre disposition.
Le major rouvrit négligemment son portefeuille et montra à Raymond qu’il était gonflé de billets de banque.
Cependant le jeune homme ne sourcilla point.
– Pardon, monsieur, dit-il, permettez-moi une question.
– Faites, monsieur.
– Mon père n’a point épousé ma mère.
– Non.
– S’est-il marié ?
– Oui.
– A-t-il eu des enfants ?
– Non.
Raymond respira.
– Alors je suis son seul héritier ?…
– C’est-à-dire, répondit le major, qu’il a laissé sa fortune à sa nièce, car j’oubliais un détail : le duc votre père est mort d’un coup de sang, et il n’a pas eu le temps de faire un testament.
– Bien, dit froidement Raymond. Mais pensez-vous que, s’il eût fait ce testament, il l’eût fait entièrement en ma faveur ?
– Non ; seulement…
– Alors, interrompit Raymond, vous n’avez aucun moyen, ce me semble, de me faire avoir une fortune qui ne m’était point destinée.
– Pardon, j’en ai un.
– Lequel ?
– Je supprimerai la nièce du duc votre père, et je mettrai au jour des documents qui établiront votre naissance.
Le major s’était expliqué froidement, en homme qui ne doute pas un seul instant que ses propositions ne soient acceptées.
Mais Raymond, qui l’avait écouté jusqu’au bout, se leva, et, le regardant en face :
– Encore une question, monsieur ? dit-il.
– J’écoute, monsieur.
– Mon père était-il réellement gentilhomme, c’est-à-dire aussi noble de cœur que de nom ?
– Je le crois, dit le major.
– Et moi, j’en suis sûr, s’écria Raymond dont la voix éclata comme un tonnerre, car bon sang ne saurait mentir !
Le major tressaillit.
– Que voulez-vous dire ? fit-il.
– Je veux dire que l’âme loyale de ce père, dont j’ignore le nom, a dû passer dans mon âme, monsieur ; car je m’étonne que vous ayez eu l’audace de me proposer un crime ! Vous êtes un misérable !
– Monsieur !…
Raymond étendit la main vers la porte.
– Sortez ! dit-il.
Le major fit un pas en arrière ; ses lèvres blanchirent, son œil eut un éclair de colère, sa main chercha à son côté une épée absente.
Mais ce fut l’histoire d’une seconde ; son rire méphistophélique se fit entendre de nouveau :
– Bah ! dit-il, les querelles gâtent les affaires ; je vous donne rendez-vous ici dans huit jours, monsieur. Vous aurez réfléchi d’ici là…
Et il sortit.