IV
Le dessertDire ce qu’éprouva le Mondor est impossible. Il avait d’abord, sous le coup de sa première stupeur, roulé dans sa tête les projets de vengeance les plus extravagants, les coups d’épée les plus furibonds. Il s’était, en idée du moins, baigné dans une mare de sang et avait pourfendu à lui seul une demi-douzaine de chevaliers. Cette petite débauche d’imagination dura peu de minutes, – le temps de se souvenir des deux ou trois derniers duels de M. de Pimprenelle. Il n’en fallut pas davantage pour éteindre le beau feu du Mondor. Tout à l’heure c’était de la flamme, un moment après ce n’était plus que de la braise.
Il retomba sur sa chaise.
– L’abbé… dit-il en soufflant péniblement, donnez-moi à boire.
L’abbé lui versa du tokay avec un affectueux empressement. Le financier but son verre d’un seul trait, puis il se mit à regarder en silence le chevalier.
– Ainsi, monsieur, reprit-il lorsque ses sens furent un peu rassis, c’est donc vous l’heureux mortel sur qui madame d’Obligny dispense aujourd’hui ses faveurs ?
Le chevalier écarquilla les yeux.
Il était resté la bouche béante depuis le commencement de cette scène ; son premier mouvement avait été de se retourner vers La Brie, – mais le valet de chambre avait jugé prudent de s’esquiver ; c’était la première fois qu’il voyait le Mondor, et sans doute il ne le connaissait pas de nom. Le chevalier demeura donc seul avec lui-même, accablé de ce qui se passait autour de lui, et promenant un regard inexprimable de Tonton à l’abbé et de l’abbé au Mondor. Nous ne lui ferons pas cependant l’outrage de croire qu’il avait des remords ou des scrupules ; mais ce que nous affirmerons en toute sûreté de conscience, c’est qu’il était réellement étonné ; – et il y avait si longtemps que rien ne l’étonnait plus, qu’il lui fallut quelques instants avant de recouvrer l’habitude de cette sensation.
La brusque interpellation du financier le rappela à lui. Il examina le poulet qu’il tenait entre les doigts, le tourna, le retourna, et, en fin de compte, le tendit à M. d’Obligny en lui disant :
– Ma foi ! voyez vous-même… peut-être reconnaîtrez-vous l’écriture de madame d’Obligny.
– Laissez donc, répondit celui-ci : est-ce que je me suis jamais occupé de ces griffonnages-là ! – L’abbé, donnez-moi à boire.
L’expédient honnête du chevalier tomba ainsi complètement. Il se vit dans la nécessité de pousser jusqu’au bout l’aventure.
– Alors, monsieur, dit-il, disposez de moi quand bon vous semblera. Je demeure à vos ordres.
– C’est bien, chevalier. Ceci ne doit point nous empêcher d’achever le repas. – À moins, poursuivit le Mondor en souriant d’un air forcé, que votre belle ne s’impatiente trop. Mais rassurez-vous, fit-il en portant ses regards sur la pendule, ce n’est point l’heure encore où elle se retire dans ses appartements. – Et d’ailleurs, j’y pense, n’avons-nous pas, parbleu ! mon carrosse ? Puisque nous suivons tous deux la même route, j’aurai le plaisir de vous déposer au lieu de votre destination.
Le chevalier de Pimprenelle l’écoutait sans comprendre.
– Je crois qu’il a presque de l’esprit ce soir, murmura l’abbé à l’oreille de Tonton.
– Il faut que le vin que tu lui sers soit diantrement bon, répondit-elle.
– Allons, Goguet ! s’écria le Mondor, qui n’avalait plus que de travers, chantez-nous quelque chose… mais là, du gai, du drôle ; vous savez… La derideri déridera !
– Bon ! bon ! je comprends, dit l’abbé en achevant la bouteille de tokay. Attention !
Et il entonna d’une voix aiguë, mais affreusement enrouée, les couplets amphigouriques suivants, sur l’air populaire : Un chanoine de l’Auxerrois.
Le vin généreux que j’ai prisVient de ranimer mes esprits ;Messieurs, point de chicane ;Turlututu, chapeau pointu,Je vais vous faire un impromptuRempli de coq-à-l’âne.Cupidon s’est fait maréchal,Et ce dieu ne s’y prend pas mal :Lise est son domicile.Il met sa forge dans ses yeux,Puis en fait jaillir mille feuxQui brû…– Assez ! exclama impérieusement le Mondor en frappant du poing sur la table, vous faites souffrir monsieur le chevalier. – Fi ! la vilaine voix ! D’ailleurs, ne voyez-vous pas qu’il a hâte de partir ? N’est-ce pas, chevalier ?
Le chevalier de Pimprenelle se leva en silence :
– Labranche, dit-il à un des laquais, prévenez le cocher de M. d’Obligny qu’il ait à nous quérir.
– Dis donc, d’Obligny… fit l’abbé aviné, sais-tu que tu n’es guère honnête, d’Obligny ?
Le financier le repoussa violemment.
– Allons, passe devant, ivrogne !
L’abbé s’effaça contre la muraille en grommelant, précédé par Tonton.
À la porte, il y eut un dernier échange de civilités entre le chevalier de Pimprenelle et M. d’Obligny. Après quoi, tous les quatre remontèrent en voiture.
– Chez ma femme ! cria le Mondor au cocher.