I - La toilette
I
La toiletteL’Aurore gantée de rose avait depuis longtemps ouvert les portes de l’Orient, – mais elle n’avait point réussi à percer le double rempart de rideaux qui ceignait l’alcôve de M. le chevalier de Pimprenelle. M. le chevalier avait passé la nuit au pharaon, et il avait perdu sur parole ; ce qui fait que, vers la pointe de midi, le dépit et la fatigue aidant, il ronflait encore de façon à faire rougir le vieux Tithon lui-même, – si le vieux Tithon et M. le chevalier n’eussent eu déjà toute honte bue.
À deux heures de l’après-dîner cependant, M. de Pimprenelle fit un mouvement et étendit le bras hors de la couverture. Il agita une petite sonnette placée auprès de lui, et dont la voix vibrante alla rappeler dans l’antichambre aux devoirs de sa charge un grand laquais qui lutinait une camériste.
La porte s’ouvrit aussitôt.
– Monsieur le chevalier a sonné ? demanda le laquais en se présentant respectueusement.
– Sans doute, La Brie, sans doute.
– Monsieur le chevalier désire quelque chose ?
– Peut-être, La Brie, peut-être.
– Monsieur le chevalier n’a qu’à parler.
M. de Pimprenelle bâilla à diverses reprises et finit par se retourner péniblement.
– D’abord, drôle, – dit-il en se mettant sur son séant, – j’ai à vous fustiger d’importance. Depuis un mois que vous êtes à mon service, je vous ai toujours vêtu du plus beau drap de Lodève et galonné de soie nonpareille ; je vous donne le plumet et le point d’Espagne ; enfin j’ai pour vous toutes les indulgences imaginables, – et vous vous comportez, vertubleu ! comme un grison de dévote ou un laqueton de bourgeois !
La Brie ouvrit de grands yeux et parut ne pas comprendre.
– Çà, – poursuivit le chevalier en lui donnant sa jambe à chausser, – que signifie la façon dont vous m’aviez accommodé hier ? De quelle sorte étais-je accoutré ? D’où sortaient mes manchettes ? de quel goût était mon ruban ? Savez-vous bien que j’avais quasi la prestance d’un écornifleur ou d’un clerc aux gabelles, et que mon ami le vicomte d’Ambelot m’en a ri au visage pendant une heure de soleil ? – Vertuchoux ! prenez-y garde, mons La Brie ; vous êtes un faquin à trente-six carats, et, à la première incartade nouvelle, je vous chasse !
Rouge de confusion, La Brie tenta de balbutier quelques paroles d’excuses.
– Je puis attester à monsieur le chevalier que c’est M. d’Ambelot qui se trompe… votre ruban était du meilleur air et vos malines sortaient de chez Persac.
– Vous êtes un s*t en trois lettres. Je vous dis que l’on se moque partout de mes étoffes : dans la rue, on me défigure comme un sauvage de la foire, et à l’Opéra mes senteurs ne portent à la tête de personne. Je suis Outré !
– Monsieur le chevalier m’a tant de fois répété qu’il ne voulait point passer pour un petit-maître… que je croyais… je supposais…
M. de Pimprenelle sauta à bas du lit.
– Cordieu ! dit-il, me pensez-vous assez bélître, par hasard, pour aller m’occuper moi-même de ces colifichures ? Non, par la sambleu ! je ne prétends point être un petit-maître, mais je ne veux pas non plus faire sauver les gens jusqu’au fond de la Cochinchine. Un petit-maître, moi !… qu’est-ce que cela ?
– Monsieur le chevalier a parlé ? dit La Brie, essoufflé, en lui passant sa robe de chambre.
– Je te demande, triple butor, ce que c’est qu’un petit-maître ? Voilà plus de quinze jours qu’on m’éclabousse les oreilles de ce mot.
– Monsieur le chevalier veut rire ?
– C’est possible, monsieur La Brie.
– Un petit-maître – dame ! – c’est un joli petit homme.
– Un joli petit homme… En es-tu bien sûr ?
– Je ne me permettrais pas de mentir à monsieur le chevalier.
– Et qu’est-ce qu’un joli petit homme ?
– Oh ! oh ! c’est… Je ne sais pas.
– Comment ! maroufle !…
Le valet de chambre se hâta d’ajouter :
– Mais pour peu que monsieur le chevalier tienne à le savoir, j’ai quelque part un livre…
– Un livre ?
Que votre intendant m’a prêté pour y copier des bouquets à Chloé.
– Vraiment ! Et que dit ce livre ?
La Brie, enchanté de trouver une occasion de rentrer en grâce, fouilla dans ses poches – et en ôta un petit volume relié qu’il tendit à son maître.
– Pouah ! s’écria le chevalier, tire vite, cela sent le vieux parchemin.
– Monsieur le chevalier ne veut donc plus savoir ?
– Si, morbleu ! mais lis toi-même.
La Brie commença :
Un joli petit homme est celui qui se piqueDe chanter le premier les airs de du Bousset,– Du Bousset ?… chercha le chevalier, c’est sans doute comme qui dirait Colasse ou Campra… Les airs de du Bousset… Tra la, tra la, la.
– Qui n’a point d’or dans son gousset,Mais des points, des rubans, autant qu’une boutique ;Bien peigné, bien chaussé, qui fait pas de ballets.– Qui fait pas de ballets… Tiens, regarde cet entrechat, La Brie… une, deux… C’est la chaconne. – Est-ce tout ? fit-il en s’asseyant sur une duchesse et croisant les jambes.
– Toujours parle à l’oreille et vous dit qu’il vous aime ;Qui vous fait lire des pouletsQu’il s’écrit souvent à lui-même ;Qui sait…– Arrête ! arrête ! s’écria le chevalier de Pimprenelle… Qui vous fait lire des poulets qu’il s’écrit souvent à lui-même… Voilà une pensée très ingénieuse, et ce poète doit être un garçon d’esprit, ou je me trompe fort… Qu’il s’écrit souvent à lui-même, c’est charmant ! – Comprends-tu bien, au moins, La Brie ?
La Brie continua d’un air imperturbable :
– Qui sait quel grand seigneur a dîné chez Rousseau,Quelle femme s’est enivrée ;Qui fait bien un ragoût, connaît un bon morceau…– Qui vous fait lire des poulets… qu’il s’écrit souvent à lui-même ; – qu’il s’écrit souvent à lui-même ! en vérité cela vaut de l’or.
–… Connaît un bon morceau,Et de toute la cour distingue la livrée ;Mieux fourni de tabac qu’on ne l’est au bureau,Donnant le choix du pur ou de la boîte ambrée…– Des poulets… qu’il s’écrit à lui-même, c’est divin ! – La Brie, tu trouveras cet auteur et tu lui donneras cinquante pistoles de ma part. – Des poulets… qu’il s’écrit ! – La Brie, je veux être aujourd’hui un petit-maître.
– Cela est facile à monsieur le chevalier.
– N’est-il pas vrai ?
– Justement le tailleur de monsieur vient de lui apporter son superbe habit couleur boue de Paris.
– J’espère qu’il n’aura pas oublié les points et les rubans… autant qu’une boutique, tu sais. D’abord, je veux des manchettes de chez Abricotine et du ruban de Cochina, aux Traits Galants. Quant à ma coiffure, tu iras chercher Lorry. – Ah diable ! comment prendrai-je ma perruque ?
– Si monsieur le chevalier me permettait de lui soumettre mon avis, il choisirait une perruque en queue de veau ou en nid de pie… C’est ce qui se porte maintenant de plus miraculeux.
– Tu crois ? Dès demain, j’arbore les ajustements de mode, les vestes à franges et en découpures. Je veux aussi troquer mon équipage : voilà six mois bientôt qu’on me voit la même dormeuse. Il me faut un vis-à-vis à sept glaces, avec des chevaux fringants et des harnais pomponnés. Alors j’éblouirai la canaille par le peuple de mes chiens et de mes coureurs, par le bataillon de mes valets et par la forêt de cannes sans laquelle je prétends ne plus faire un pas désormais. Pour commencer, je congédie Picard et j’achète à Thorigny son cocher Ventre-à-Terre, à cause de ses moustaches.
– En attendant, pour peu que monsieur le chevalier veuille bien se donner la peine de jeter les yeux sur ce miroir, il verra que rien n’est comparable à la richesse de son habit et surtout à la manière dont il est porté.
– Flatteur ! dit M. de Pimprenelle en se carrant avec complaisance. Le fait est que je sais donner une tournure aux moindres choses, un déhanché élégant, un dandinement de bon ton, qui… là… – Est-ce que je représente véritablement à tes yeux un petit-maître ?
– Mieux que cela, répondit La Brie.
– Tu crois donc que je n’aurai point de peine à éclipser Verval ou le petit Nérigean ? Au fait, cet habit me dispensera d’avoir de l’esprit aujourd’hui. – La Brie, tu iras tout de suite prévenir Tonton la danseuse que je soupe ce soir avec elle ; je tiens à ce qu’elle me voie sous les armes, cette pauvre petite. En passant, je recruterai quelques amis. – Voyons, j’ai bien tout retenu, n’est-ce pas ? Récapitulons. Les airs de du Bousset… tra la, la… – Bien peigné, bien chaussé, qui fait pas de ballets… Je marcherai en sautillant, comme cela. – La boîte ambrée, la voilà. – Qui vous parle à l’oreille… qui fait des ragoûts… qui donne à lire des billets. – Ah ! mon Dieu ! et moi qui oubliais cet article : qui vous fait lire des poulets qu’il s’écrit souvent à lui-même… étourdi ! une idée aussi belle. – La Brie !
– Plaît-il, monsieur le chevalier ?
– Tu oubliais le plus important… le poulet !
– Quel poulet ?
– Voyons ; mets-toi à cette table et prends la plume.
– Monsieur le chevalier va donc dicter ?
– Sans doute. Mais la fièvre m’étrangle si je sais quoi m’écrire ! Il faudrait quelque chose dans le genre élégiaque et vaporeux. Commençons toujours : – Monsieur le chevalier… non, c’est trop intime. – Mon cher chevalier, c’est plus bienséant.
– « Mon cher chevalier. »
– Diable ! voici l’embarrassant ; attends un peu. – « Mon cher chevalier, je… » – Barbouille cela en pattes de mouche. – « Je vous attends ce soir… » Ouf !
– « Ce soir. »
– Corbacque ! tes doigts vont plus vite que ma parole. Si nous fourrions un mari là-dedans, qu’en dis-tu, La Brie ? Cela serait bien plus original – et plus vraisemblable.
– Je ne vois pas, en effet, pourquoi monsieur le chevalier s’en priverait.
C’est juste. Va donc pour le mari : – « Mon mari est à la campagne… » – Ici, il y aurait besoin de quelque métaphore galante, troussée avec esprit et relevée en pointe, comme votre rigueur, belle Églé, ou bien douce Philis…
– « Mon mari est à la campagne. »
– À la campagne, bon. Écris. « L’amour, qui fait commettre tant de fautes… » Jette un pâté à cet endroit ; cela joue la passion. Y es-tu ?… « L’amour, qui fait commettre tant de fautes, me dicte cette nouvelle imprudence. » Bien, très bien !
– « Imprudence. »
– « À ce soir ! mon Pimprenelle adoré, à ce soir ! » – Bravo ! Maintenant, signe.
– De quel nom ?
– Ma foi, je ne sais pas. Invente, forge un nom de femme ; je m’en rapporte à toi. Surtout n’oublie pas le paraphe.
– C’est fait.
– À présent, saupoudre de quelques grains d’or, plie en quatre, écris mon adresse… et apporte-moi ce poulet ce soir, chez Tonton, au dessert, d’un air énormément mystérieux. – Ah ! ah ! qui vous fait lire des poulets… qu’il s’écrit à lui-même !
– Ah ! ah !
– Tiens ! vous riez, vous aussi, maître La Brie ?
– Excusez-moi, monsieur le chevalier… c’est que… c’est plus fort que moi.
– Mon Dieu ! ne te gêne pas, mon garçon, ris tant que tu voudras.
– Ah ! ah ! ah !
– Ah ! ah ! ah !