III
La petite maisonLe carrosse du Mondor brûlait le pavé ; au bout de dix minutes, il s’arrêta devant une maison dont l’architecture n’offrait rien de particulièrement remarquable. – M. le chevalier de Pimprenelle, ayant mis pied à terre, s’empressa d’offrir sa main à Tonton pour l’introduire dans ce galant séjour. L’abbé suivait, donnant le bras au financier. – Ils traversèrent ainsi un vestibule de forme circulaire, voûté en calotte, avec des lambris couleur de soufre tendre et des dessus de porte peints par Dandrillon. – Tonton regarda l’un d’eux, qui représentait Hercule dans les bras de Morphée, réveillé par l’Amour. – La salle à manger qui venait ensuite était carrée et à pans. Elle était tendue de gourgouran gros vert et terminée dans sa partie supérieure par une corniche d’un profil élégant, surmontée d’une campane sculptée enfermant une mosaïque en or. Le parquet était de marqueterie mêlée de bois de cèdre et d’amarante ; les marbres de bleu turquin. – Autour de la salle, douze trophées décorés par Falconet représentaient en relief les attributs de la chasse, de la pêche, des plaisirs de la table et de l’amour. De chacun d’eux sortaient autant de torchères portant des girandoles à six branches, qui éblouissaient.
Tonton loua beaucoup le goût exquis du chevalier de Pimprenelle, – avec le désir secret de piquer l’amour-propre du gros Mondor.
– Voyez donc, lui dit-elle, comme ces fleurs font admirablement bien dans ces jattes de porcelaine bleue, rehaussées d’or. En vérité, il n’y a que M. le chevalier de Pimprenelle pour posséder le goût de toutes ces choses.
L’épais Turcaret allait sans doute répliquer avec quelque aigreur, lorsqu’il fut interrompu par l’arrivée de deux nègres prodigieusement laids qui entrèrent, l’aiguillette au bras, et allèrent se placer silencieusement de chaque côté de la porte. Le chevalier frappa sur un panneau, et ; du milieu du plancher s’éleva tout à coup une table richement servie, autour de laquelle prirent place les conviés. – Ces féeries gastronomiques, comme on le sait, avaient été mises à la mode par le régent et s’étaient continuées jusque sous le règne de Louis XV.– Pendant un quart d’heure environ, on n’entendit que le tintement des fourchettes d’argent et le babil du champagne dans le cristal. Le Mondor et l’abbé mangeaient comme quatre, le chevalier buvait comme douze ; il n’y avait que Tonton qui ne buvait ni ne mangeait, parce qu’elle redoutait l’embonpoint.
Vers le milieu du repas, alors que les langues commençaient à se délier, on entendit du bruit soudain dans l’antichambre ; et un n***e vint se pencher discrètement à l’oreille du chevalier de Pimprenelle.
– Eh bien ! faites entrer, répondit-il avec insouciance.
– Ouais !… qu’est-ce que cela signifie ? demanda le Mondor en essayant de cligner l’œil d’un air malin.
– Je l’ignore. C’est ce maraud de La Brie qui veut à toute force me parler.
En ce moment, La Brie parut sur le seuil de la salle : il semblait hésiter et n’oser faire un pas. Sa main tenait un petit billet qu’il cherchait à dissimuler avec une affectation visible et qu’il tendait de loin au chevalier. C’était un adroit coquin que ce La Brie !
– Allons, que me veux-tu ? demanda M. de Pimprenelle sans paraître s’apercevoir de rien.
La Brie redoubla sa pantomime.
– Parle vite.
– C’est que…
– Hein ?
– C’est… un billet.
– Un billet ? Ventrebleu ! y avait-il besoin de tant de mystère pour dire cela ? Et de qui est-il, ce billet ?
– C’est un laquais cerise qui me l’a remis.
– Malpeste ! Lisez-moi donc un peu cela, l’abbé.
– Comment, vous voulez que je…
– Vous savez bien, mon cher, que j’ai la vue basse ; et puis cela nous égayera davantage.
– Hum ! dit l’abbé en flairant le papier sur tous les côtés.
– Voyons ! voyons ! dit Tonton avec impatience.
– Ah oui ! voyons, répéta le Mondor, qui ne cessait pas de manger.
L’abbé Goguet brisa le cachet et commença la lecture à haute voix :
« Mon cher chevalier,
Je vous attends ce soir. Mon mari est à la campagne. – L’amour, qui fait commettre tant de fautes, me dicte cette nouvelle imprudence ! – À ce soir, mon Pimprenelle adoré, à ce soir ! »
– Très joli ! ravissant ! s’écria le Mondor ; ce scélérat de chevalier est couru de toutes les femmes.
– Et la signature ? demanda Tonton.
– Recevez nos compliments, ajouta l’abbé.
Le chevalier de Pimprenelle sourit à son jabot avec une fatuité complaisante.
– Au fait, la signature ? répéta le Mondor, épanoui. Une vive expression de surprise anima tout à coup les traits de l’abbé, qui balbutia avec quelque embarras :
– Mais… je ne sais si je dois… s’il convient ici…
– Allons donc ! fit le chevalier en haussant les épaules.
– Pourtant… insista le lecteur.
– Si ! si ! la signature ! vociférèrent les trois convives. Tonton s’était précipitée sur le papier et l’avait enlevé rapidement aux mains de l’abbé.
Elle jeta ce nom :
–… « Louise d’Obligny. »
Il y eut un moment de silence, semblable à celui qui suit un coup de foudre. Le financier avait bondi sur sa chaise : en moins d’une minute, son visage avait passé par les tons les plus divers, depuis le pourpre jusqu’au violet, depuis le blanc le plus mat jusqu’au noir le plus abyssin. Il parvint enfin à se lever de son siège, et après des efforts inouïs pour ouvrir la bouche :
– Ma femme ! s’écria-t-il.