IX
Pour comprendre la suite de l’entretien de Henri III avec son cousin le roi de Navarre, il est nécessaire de retourner dans le caveau rempli d’or où maître Hardouinot avait conduit son visiteur matinal.
L’or et l’argent, comme nous l’avons dit, pavaient littéralement le sol.
Doublons d’Espagne, écus à la vache, nobles à la rose, pièces à l’effigie de tous les rois.
Aux quatre coins du caveau se trouvaient quatre grandes barriques pleines, non de vin, mais de lingots.
Jamais les Blaisois n’auraient imaginé que maître Hardouinot, le procureur à la houppelande râpée, fût le propriétaire ou le détenteur de semblables trésors.
Quand il eut bien refermé la porte sur lui et Henri de Navarre, car nous pouvons désormais l’appeler ainsi, le vieillard posa sa chandelle sur l’une des barriques, Henri s’assit sur une autre, et le procureur demeura debout, son bonnet de soie noire à la main.
– Eh bien ! mon pauvre Hardouinot, dit le roi de Navarre, causons un peu maintenant. Vous devinez qui je suis ?
– Oh ! certes, dit Hardouinot. Vous devez être un des amis du roi Henri, M. de Noë… peut-être, dont on m’a beaucoup parlé.
– Non, dit Henri.
– M. de Gontaut ?
– Non plus.
– Alors, M. de Lévis ?
Henri se prit à sourire et posa familièrement sa main sur l’épaule du vieillard.
– Mon pauvre Hardouinot, dit-il, vous avez donc bien mauvaise vue, ou votre mémoire est devenu bien infidèle. Comment ! vous, l’ami de mon père, vous ne devinez pas son fils en moi ?
Le procureur se frotta les yeux, puis il se fit une révélation dans son esprit, et il revit Antoine de Bourbon rajeuni de trente ans.
– Ah ! Sire, balbutia-t-il, pardonnez-moi.
Et il plia le genou et posa ses lèvres desséchées sur la main du jeune roi. Puis le contemplant avec une sorte d’extase :
– Oui, dit-il, vous êtes bien le portrait vivant du roi votre père.
– Causons, mon bon Hardouinot, dit Henri. À quelle somme évalues-tu le trésor qui est ici ?
– À huit cent mille livres tournois, Sire. C’est le trésor du protestantisme, accumulé depuis vingt années.
– Et cela nous permettra de soutenir la guerre, car elle sera rude.
– Ah ! murmura l’ancien procureur, je suis trop vieux pour en voir la fin.
– Qui sait ?
Et Henri fut rêveur un moment.
– Maintenant, dit-il, ce n’est pas tout d’avoir cet argent, il faut pouvoir l’emporter.
– Ah ! emportez-le vite, Sire ; car, depuis que Blois est encombré de nos ennemis, je tremble qu’on ne découvre ce trésor.
Et puis, ajouta Hardouinot, je ne sais vraiment quel a été le but de Votre Majesté en faisant de ma maison une auberge.
Henri se mit à rire.
– Et une auberge, poursuivit le procureur, où la duchesse de Montpensier, notre plus cruelle ennemie, est descendue.
– Mon bon ami, dit le roi de Navarre, j’ai ouï conter dans mon enfance l’histoire d’un gentilhomme que le roi Louis XI condamna à être pendu. Tristan, le justicier, avait ordre de le brancher haut et court. Le gentilhomme prit la fuite et vint à Paris, car c’était à Plessis-lès-Tours qu’il avait été condamné. Une fois à Paris, il se mit en quête d’un logis et vint habiter une maison où il vécut tranquille jusqu’à la mort du roi.
– Quel était donc cette maison, Sire ?
– C’était une maison qui appartenait à messire Tristan, le justicier. Ce dernier avait fait rechercher le condamné par tous pays et dans toute la France, mais il n’avait jamais songé à faire venir ses archers dans sa propre maison.
– Mais alors le gentilhomme ne sortait pas ?
Au contraire. Seulement il avait laissé pousser sa barbe, et Tristan le saluait tous les jours, et le trouvait un excellent locataire, tranquille et exact à payer son loyer.
– Eh bien ! Sire.
– Eh bien ! mon bon Hardouinot, suis à présent mon raisonnement.
– J’écoute Votre Majesté.
– Les catholiques se doutent que nous avons des épargnes ; je sais même de bonne source que le duc de Guise a quelque soupçon que nos épargnes sont cachées à Blois.
Hardouinot eut le frisson.
– Or donc, les Lorrains vont fureter partout, excepté dans ta maison, puisque madame de Montpensier y est descendue.
– C’est juste, Sire.
– Comprends-tu maintenant pourquoi, avec mon ami Raoul, j’ai imaginé de convertir ta maison en auberge ?
– Oui, Sire.
– Jamais on ne viendra chercher notre argent ici, et nous aurons le temps de le faire partir.
– Pour quel pays ?
– Pour la Navarre.
Hardouinot regarda de nouveau le monceau d’or.
– Il y en a beaucoup, dit-il.
– Oui, certes.
– Et comment transporter cela ?
– J’ai pris mes mesures.
– Ah !
– La nuit prochaine, tu te procureras des futailles comme celles-là.
– Bon !
– Et avec l’aide des deux pages de la duchesse, lesquels m’appartiennent corps et âme, tu mettras cet or en tonneaux.
– Tout cela est facile, mais comment le sortir d’ici ?
– J’ai mon plan.
– Et lui faire traverser toute la France ?
– Ne t’inquiète pas, on trouvera.
Henri se leva de dessus la futaille qui lui servait de siège et fit signe au procureur de reprendre sa lampe.
Celui-ci ouvrit la porte, la referma avec soin quand le roi de Navarre fut sorti, et tous deux remontèrent dans l’oratoire du procureur.
Là, Hardouinot s’assit à son tour.
– Sire, dit-il, je vais vous faire un aveu.
– Ah !
– J’ai commis un vol.
– Toi ?
– Oui, Sire.
Henri, ébahi, regarda le procureur. Celui-ci posa un doigt sur ses lèvres.
– Savez-vous, dit-il, que la duchesse est ici près ?
– Alors, parlons bas.
Le vieillard eut un sourire.
– C’est inutile, dit-il.
– Pourquoi ?
– Je l’ai grisée hier soir avec un narcotique très subtil. Elle dort d’un profond sommeil.
– Dormira-t-elle longtemps ?
– Encore une heure ou deux. Ce qui permettra à Votre Majesté…
– De sortir d’ici ?
– Non, de prendre connaissance des objets volés.
– Que veux-tu dire ? Hardouinot cligna de l’œil.
– Quand la duchesse a été couchée, je suis entré dans sa chambre.
– Elle ne s’était donc pas enfermée ?
– J’ai pénétré par une porte dissimulée dans la boiserie et dont elle ne soupçonnait pas l’existence.
– Ah ! fort bien.
– J’avais mon idée, poursuivit Hardouinot, je voulais voir certaine lettre qu’un homme d’armes aux couleurs du duc avait apportée la veille.
– Eh bien ! cette lettre ?
– La voilà, Sire.
En parlant ainsi, Hardouinot ouvrir le tiroir d’un bahut, et y prit un parchemin qu’il remit à Henri de Navarre.
Celui-ci prit le parchemin, l’ouvrit et le lut attentivement.
– Ah ! ventre-saint-gris ! s’écria-t-il, elle a une bonne tête politique, notre jolie cousine, mais on veillera sur elle.
Et, remettant son manteau sur ses épaules, il rendit le parchemin :
– Tu vas, dit-il à Hardouinot, replacer cette lettre où tu l’as prise.
– Oui, Sire.
– Puis, ce soir, quand elle soupera, tu feras prendre à la duchesse une nouvelle dose de ton narcotique.
– J’y compte bien.
– Vers dix heures je frapperai, tu me feras ouvrir.
– C’est convenu.
– Et nous verrons à mettre notre trésor en sûreté.
– Où va Votre Majesté ?
– Au château.
Hardouinot eut un geste d’effroi.
– Mais vous serez reconnu ?
– C’est possible.
– Votre Majesté ne craint donc pas le poignard des assassins ?
Henri tressaillit, et comme si un coin du voile de l’avenir se fût soulevé, il fronça le sourcil.
– Si, dit-il, mais pas aujourd’hui ; mon heure n’est point venue… et d’ici là…
Il s’arrêta tout frémissant du pressentiment de sa destinée.
– D’ici là, dit-il, j’ai le temps d’être un grand roi !