VIII
Henri III était avide de voir en plein jour son adversaire de la nuit.
Le Gascon salua et se tint debout, son toquet à la main.
C’était un galant seigneur, bien troussé, portant haut la tête et rappelant de tous points, par sa tournure et son visage doux et fier, ces beaux gentilshommes du règne précédent, qui semblaient à jamais bannis de cette cour efféminée que l’ancien roi de Pologne traînait à sa suite.
Il plut à Henri III.
– Monsieur, lui dit-il, si ce que vous avez à me dire est de quelque longueur, prenez un siège. Aussi bien suis-je en belle humeur ce matin, et je vous écouterai avec grand plaisir.
Le Gascon resta debout.
– Votre Majesté me comble d’honneur, dit-il ; mais je serai bref, d’autant mieux que Votre Majesté aura bientôt de la besogne.
– Que voulez-vous dire, monsieur ?
Le Gascon poursuivit :
– S’il prenait fantaisie à Votre Majesté d’ouvrir un moment la croisée de sa chambre, ou plutôt de m’ordonner de le faire…
– Pourquoi cela ? fit Henri étonné.
– Votre Majesté verrait que les rues sont encombrées de monde, elle entendrait des fanfares, des cris d’allégresse et le bruit des arquebusades qu’on tire en signe de joie.
– Et pour qui donc tout ce bruit, monsieur ?
– Pour son Altesse le duc Henri de Guise qui vient siéger aux côtés de Votre Majesté dans les États qui vont s’ouvrir.
L’accent du Gascon était railleur. Le roi fronça le sourcil.
– Monsieur, dit-il brusquement, le duc de Guise, mon cousin, est fait pour attendre mon bon plaisir.
– C’est vrai, Sire. Et le duc le sait, car il connaît à merveille le proverbe : Tout vient à point à qui sait attendre.
– Oh ! oh ! dit le roi, vous prononcez là d’étranges paroles, monsieur.
– Je les répète textuellement, Sire.
– Et qui les a prononcées le premier ?
– Feu le roi Charles IX, qui, à son lit de mort, me chargea de les répéter à Votre Majesté.
Le roi eut un geste d’impatience ; mais au lieu de répondre, il suivit le conseil du Gascon.
Il alla ouvrir la fenêtre.
Puis il s’y accouda et regarda au dehors.
Le Gascon avait dit vrai. Les rues de la ville, groupées au bas du château comme un troupeau de moutons à l’entour du berger, étaient envahis par une foule bariolée, tumultueuse, étrange.
Bourgeois aux habits sombres, seigneurs aux pourpoints de velours soutachés d’or, soldats dont les cuirasses brillaient au soleil, moines gris, noirs et bleus, encapuchonnés de leur cagoule, se pressaient, se bousculaient et descendaient pêle-mêle comme un immense fleuve vers cet autre fleuve qu’on nomme la Loire.
Le Gascon s’était placé derrière le roi.
– Tenez, Sire, dit-il voyez là-haut, en amont de la Loire, c’est la barque du duc.
Et, en effet, Henri III vit un grand bateau pavoisé aux couleurs de Lorraine, qui descendait majestueusement vers Blois, escorté d’une nuée de petites barques.
– La suite du duc est nombreuse, souffla le Gascon. C’est une escorte royale, en vérité !
Le roi fronçait de plus en plus le sourcil.
– Et là-bas sur la route qui longe le fleuve, poursuivit le Gascon, Votre Majesté voit-elle ces cavaliers et ces fantassins ? Le soleil brille sur les cuirasses et arrache des étincelles aux arquebuses. C’est toujours la suite du duc. Le roi frappa du pied.
– Ah çà ! s’écria-t-il, est-ce que mon cousin se moque de moi ? C’est une véritable armée qui l’accompagne.
– Du moins, cela y ressemble fort, Sire. Henri III ferma brusquement la croisée. Le Gascon poursuivit :
– Après cela, le duc a raison, Sire, de prouver à Votre Majesté qu’il peut mettre sur pied beaucoup de gens d’armes. C’est une belle armée lorraine, et si elle fait un jour ou l’autre sa jonction avec l’armée du roi d’Espagne…
– Tudieu ! monsieur, exclama le roi, que me contez-vous là ?
– Mais, dame ! Sire ! répliqua le Gascon d’un ton goguenard, le roi d’Espagne est, après tout, bon catholique.
– Que m’importe ?
– Aussi bon catholique et plus fervent peut-être que les princes lorrains. Les états que va tenir Votre Majesté n’ont-ils pas pour but de fortifier l’Église catholique ?
– Oui, certes, monsieur.
– Et d’exterminer les huguenots ?
– Jusqu’au dernier, dit le roi.
– Eh bien ! continua le Gascon, voilà qui fera joliment les affaires du roi d’Espagne et celles du duc de Guise.
– Ah çà, monsieur, fit le roi, qui laissa peser sur son interlocuteur un clair regard, qui êtes-vous donc pour me parler ainsi ?
– Que Votre Majesté me permette d’aller jusqu’au bout.
Et, à son tour, le Gascon regarda le roi, et sous ce regard Henri III tressaillit et se sentit dominé.
– Vous disiez donc, reprit-il, que l’extermination des huguenots ferait l’affaire du roi d’Espagne ?
– Oui, Sire.
– Comment cela ?
– C’est fort simple. Il y a là-bas, au midi, une haute chaîne de montagnes dont les cimes se perdent dans le bleu du ciel. Au pied de ces montagnes, dans le creux des vallées, vit fier et pauvre un petit peuple, une poignée d’hommes qui, nouveaux gardiens des Thermopyles, empêcheront toujours l’Espagne de franchir les monts.
Mais ce peuple, Sire, ces montagnards vêtus de bure, ces enfants des vallées infertiles et des plaines caillouteuses, sont huguenots… Et Votre Majesté ne disait-elle pas tout à l’heure qu’elle rêvait à leur extermination ?
– Mais, monsieur, interrompit Henri III qui ne voulait point répondre directement, ne me disiez-vous pas aussi que le duc de Guise trouverait son compte ?…
– À l’anéantissement du petit royaume de Navarre ? Oui, Sire.
– Et comment ?
– D’une façon bien simple. Le roi d’Espagne a trop chaud à Madrid. C’est un prince allemand, un fils de Charles-Quint, et il n’aime pas le soleil. À Bordeaux, par exemple, ou bien à Toulouse, il serait plus à l’aise !
– Tout beau ! fit Henri III avec hauteur, Toulouse et Bordeaux sont au roi de France.
Le Gascon ne se déconcerta point, et continua :
– Le duc de Guise, au contraire, est frileux comme une Madrilène. Il fait froid à Nancy, la Meurthe gèle tous les hivers. Le vin de la Moselle est aigrelet… Sans rêver le ciel de la Gascogne, le duc de Guise aimerait assez un peu de soleil, celui qui éclaire les vitraux du Louvre, par exemple.
Le roi fit un bond sur son siège.
– Vous êtes fou, monsieur, dit-il.
– Je le souhaite, Sire. Cependant je supplierai Votre Majesté de me permettre d’achever.
– Allez ! dit le roi, qui subissait une sorte de fascination.
– Ce que le roi d’Espagne tout seul ne saurait faire, continua le Gascon, ce que le duc de Guise isolé n’oserait tenter, tous les deux réunis l’essaieraient peut-être.
– Oh ! je les en défie ! Le Gascon se tut.
Alors Henri III le regarda de nouveau, et de nouveau il s’écria :
Mais qui donc êtes-vous, monsieur ?
– Sire, répondit le Gascon, Votre Majesté m’a vu aujourd’hui pour la première fois, car à l’époque où j’étais à Paris elle régnait à Varsovie.
– Votre nom, monsieur, votre nom ?
– Attendez, Sire. Mais, si Votre Majesté rassemblait ses souvenirs d’enfance, elle se rappellerait peut-être un portrait qui orne la grande chambre, la chambre du roi, comme on dit, dans le château de Saint-Germain-en-Laye.
– Mais le portrait dont vous parlez… est celui… du duc Antoine de Bourbon.
– Justement.
– Roi de Navarre.
– Oui, Sire.
– Eh bien ! qu’y a-t-il de commun entre vous et ce portrait ?
– Regardez-moi, Sire.
Henri fixa sur le Gascon un regard avide.
– Ah ! dit-il enfin, serait-ce possible ?
– Monsieur mon cousin, dit le Gascon qui changea tout à coup d’attitude, s’il est vrai que les gentilshommes se valent, simples chevaliers ou ducs, il en doit être de même des rois.
Henri III recula d’un pas.
– Je me nomme Henri de Bourbon, reprit le Gascon, et je suis roi de Navarre. À part la différence des royaumes, car le vôtre est grand et le mien tout petit, je crois que nous pouvons nous tendre la main.
Sur ce mot, Henri de Bourbon remit son chapeau sur sa tête et prit le siège que le roi de France lui avait offert tout d’abord.
Henri III, rêveur, le regardait toujours.
– Ainsi donc, dit-il, vous êtes Henri de Bourbon ?
– Oui, Sire.
– Mon cousin et frère ?
– Oui, Sire.
– Le mari de ma pauvre Margot ?
– Ah ! dit Henri, de Bourbon, Votre Majesté a tort de me parler d’elle.
– Et pourquoi cela ? fit Henri III avec étonnement.
– C’est que nous allons être entraînés à parler tout de suite de questions difficiles, épineuses.
– Quelles questions, mon cousin ?
– Des questions d’intérêt, Sire. Le front du roi de France se plissa.
– Ah ! oui, dit-il, vous allez me rappeler que la dot de ma sœur n’a point été payée ?
– Nous en causerons après les états, Sire…
– Pourquoi pas tout de suite ?
Un fin sourire vint aux lèvres du roi de Navarre.
– C’est que je voudrais, dit-il, n’entretenir aujourd’hui Votre Majesté que de ses propres intérêts.
Et Henri de Bourbon, à son tour, alla ouvrir la fenêtre.
– Ventre-saint-gris ! exclama-t-il, notre cousin de Guise a une belle armée, et, s’il lui plaisait donner l’assaut à Blois, et faire Votre Majesté prisonnière, je ne répondrais de rien…
Instinctivement Henri III porta la main à la garde de son épée.