VI
Le Gascon sortit le nez dans son manteau. Mais il ne remonta pas la ruelle, et, au lieu de se diriger vers le château qui domine la ville, il descendit au contraire vers les bas quartiers, au bord de la Loire.
C’étaient là que vivaient pêle-mêle les bourgeois, les gens de métiers, les manouvriers et les pêcheurs, laissant la haute ville aux nobles et aux gentilshommes.
Le Gascon s’aventura dans un dédale de petites rues tortueuses, étroites, où l’air et la lumière pénétraient à grand-peine.
Cependant il marchait sans hésitation, en homme qui connaissait sa ville de Blois comme un valet de l’échevinage, et il ne s’arrêta qu’à l’entrée de la ruelle qui aboutissait directement à la Loire.
Là seulement, il fit halte et parut s’orienter.
– C’est bien la rue des Tonneliers, dit-il, maintenant cherchons la maison. Un seul étage, avec un pignon, des volets grillés. Ah ! mordieux, la voilà !
Cette exclamation venait d’être déterminée par la vue d’une branche de houx qui pendait au-dessus d’une porte.
Le Gascon se dirigea vers cette porte et frappa.
La porte était close, les volets fermés. Rien ne bougeait à l’intérieur ; on eût dit une maison inhabitée.
Le Gascon frappa trois fois, et l’on ne vint point lui ouvrir.
Mais, au bruit ; la fenêtre d’une maison voisine s’entrebâilla et servit de cadre à la tête d’une vieille femme :
– Qui demandez-vous donc, mon gentilhomme ? Le Gascon salua la vieille.
– Ma bonne, dit-il, je suis étranger en la ville de Blois, et je cherche une hôtellerie.
– Vous vous trompez, mon gentilhomme, répondit la vieille. Cette maison est celle d’un vieux procureur en la cour de justice, maître Hardouinot, lequel est sourd et n’a jamais songé à tenir auberge.
– Alors, que veut dire cela ? fit le Gascon.
Et il montra la branche de houx, symbole non équivoque et qui par tout pays indique une hôtellerie.
– Ah ! Seigneur Dieu ! fit la vieille, vous avez raison, mon gentilhomme ; mais que je perde ma part de paradis et devienne huguenote si j’y comprends quelque chose. Maître Hardouinot tenir auberge ; c’est impossible !
– Vous voyez bien que non.
– Pour sûr, dit la vieille, il y a là-dessous quelque artifice du diable, à moins que, pendant la semaine qui vient de s’écouler, maître Hardouinot ne soit mort et qu’un autre n’ait acheté sa maison, car voilà une semaine, mon bon seigneur que je suis absente de Blois. Je suis de retour depuis cette nuit seulement.
– Ce que vous dites là est fort possible, ma bonne femme, répliqua le Gascon d’un air naïf.
Et il frappa une quatrième fois, non plus avec la main, mais avec le pommeau de sa dague.
Il se fit alors du bruit à l’intérieur.
– Allons ! murmura le Gascon, la maison n’est point déserte.
En effet, peu à peu le guichet de la porte s’ouvrit, et une voix jeune demanda :
– Qui frappe ainsi et que veut-on ?
– Gascon et Béarn, répondit le visiteur matinal. La porte s’ouvrit aussitôt, et derrière elle apparut un jeune homme de vingt-deux ans environ, qui s’empara de la main du Gascon et la porta respectueusement à ses lèvres.
– Bonjour, Raoul ! dit celui-ci.
– Bonjour, monseigneur.
On le voit, le jeune homme renchérissait sur Crillon. Il osait appeler l’inconnu monseigneur.
Celui-ci se glissa dans la maison, et celui qu’il avait appelé Raoul se hâta de refermer la porte.
Le vestibule où ils se trouvaient était vaste, humide, sombre, et exhalait une odeur de moisi.
– Causons un peu, mon ami Raoul, dit le Gascon, qui prit un escabeau et s’assit à califourchon dessus. Et d’abord ne m’appelle pas monseigneur.
– Comment dois-je vous nommer ? demanda Raoul, qui se tint debout devant le Gascon.
– Appelle-moi le sire de Jurançon, c’est un nom qui porte bonheur. Je te permets même de dire de Jurançon tout court.
Raoul s’inclina.
Or, ce Raoul n’était autre que l’ex-page du roi Charles IX, le beau Raoul, dont l’espiègle Nancy rêvait jadis nuit et jour et qui, depuis ce temps, avait eu bien des aventures.
– Ce cher Raoul, dit le Gascon, y a-t-il longtemps que je ne l’ai vu !
– Deux ans passés. Mais j’ai mis ces deux ans à profit, comme vous voyez… et j’ai fait mon chemin.
– Dans le cœur de la duchesse ? demanda le Gascon en souriant.
– Heu ! heu ! fit Raoul d’un ton modeste, on ne sait pas… cela pourrait bien être.
– C’est-à-dire que tu as trahi Nancy ?
– Mais non, monseigneur, j’aime toujours Nancy.
– Alors ?
– Mais je vous sers en me faisant aimer de la duchesse.
– Ah ! c’est différent. Maintenant, parlons sérieusement. Quand êtes-vous arrivés ?
– Hier au soir. Le vieil Hardouinot était prévenu ; il avait fait suspendre une branche de houx à la croisée, et la duchesse a pu l’apercevoir en arrivant.
– Elle a donc cru que c’était une hôtellerie ?
– Elle n’en a pas douté une minute.
– Et Hardouinot… comment l’a-t-elle trouvé ?
– Elle est loin de se douter qu’il est un des chefs les plus actifs des huguenots.
– Très bien ! de combien d’hommes se compose sa suite ?
– Nous ne sommes que deux, répondit Raoul. La duchesse est arrivée ici sans étalage. Elle veut passer une grande journée à Blois sans qu’on y soupçonne sa présence. Ce soir elle conférera avec le duc de Guise, qui doit arriver dans la matinée.
– Ainsi vous n’êtes que deux avec elle ?
– Oui, moi et le petit page que le comte Éric de Crèvecœur et ses amis eurent la barbarie de mettre à la t*****e.
– Aussi doit-il les aimer ?
– Il les hait autant que moi.
– Et où est la duchesse ?
– Là-haut. Elle dort.
Le Gascon se prit à sourire :
– Si j’étais sûr qu’elle ne s’éveillât point, dit-il, je lui ferais visite, afin de la contempler durant son sommeil.
– Elle a le sommeil léger, monseigneur.
– Mais, ce n’est pas précisément pour cela que je viens, dit celui qui s’était donné le nom de sire de Jurançon : je veux voir Hardouinot.
Comme il parlait ainsi, une porte s’ouvrit dans le fond du vestibule, et un vieillard se montra.
C’était un petit homme sec, décharné, courbé en deux et dont toute la vie semblait s’être réfugiée dans le regard.
Chez lui, en effet, l’œil brillait de toute l’énergie de la jeunesse.
Il leva les yeux sur le Gascon et l’examina attentivement.
Le Gascon se leva de son escabeau, marcha à la rencontre du vieillard, et, comme il savait que celui-ci était sourd, il jugea inutile de lui parler.
Mais il tira sa bourse qu’il avait, selon l’usage, à sa ceinture, et, de cette bourse, la moitié d’un écu à la vache qu’il mit sous les yeux du vieillard.
Maître Hardouinot, car c’était lui, s’inclina tout aussitôt profondément et dit :
– Si monseigneur veut me suivre, il verra quelles sont nos ressources.
– Allons ! répondit le Gascon.
Puis il fit un signe à Raoul, qui demeura dans le vestibule.
Maître Hardouinot, l’ancien procureur en la cour de justice, était vêtu d’une sorte de houppelande flottante qui ne parvenait pas à dissimuler sa maigreur extrême.
Il écarta les plis de ce vêtement, et prit à sa ceinture un trousseau de clefs ; puis il fit passer le Gascon dans la pièce d’où il venait de sortir.
C’était un petit oratoire où l’on voyait un christ sur le mur, et, entassés pêle-mêle, des livres et des parchemins.
Quand le sire de Jurançon fut entré, le vieillard referma la porte, laissant Raoul sous le vestibule.
Puis il poussa les verrous à l’intérieur, et, s’armant d’un briquet, il en fit jaillir quelques étincelles au moyen desquelles il alluma une mèche soufrée.
Ensuite il ouvrit une seconde porte et dit au Gascon :
– Venez !
Cette nouvelle porte donnait sur un escalier noir, l’escalier des caves, sans doute.
Hardouinot s’y engagea le premier, éclairant sa marche et celle du Gascon avec la mèche soufrée.
Ils descendirent ainsi soixante marches environ, puis ils se trouvèrent dans un corridor souterrain.
Au bout de ce corridor était une troisième porte, une porte en fer armée de quatre serrures et de trois verrous.
Les mains débiles du vieillard firent néanmoins tourner les clefs, glisser les verrous, et pivoter la porte sur ses gonds.
Alors, les rayons de la mèche soufrée ayant pénétré de l’autre côté de cette porte, le Gascon s’arrêta ébloui.
Il était au seuil d’un vaste caveau dont le sol était jonché de pièces d’or et d’argent.
– On n’a jamais compté, dit Hardouinot ; mais, à vingt ou trente mille francs près, je sais ce qu’il y a.
Et il entra dans le caveau.
Le Gascon le suivit et ils refermèrent sur eux cette troisième porte, comme les précédentes.