V
La franchise presque brutale de Crillon ne plaisait que médiocrement au roi.
Henri III voulait bien courir les rues avec ses mignons et, un masque sur le visage, enlever les filles, rudoyer les bourgeois, se conduire, en un mot, comme un page ou un lansquenet, mais à la condition de garder l’incognito.
Aussi, lorsque Crillon l’eut qualifié de roi de France, s’écria-t-il furieux :
– Vous êtes fou, Crillon !
– Non, Sire.
– Mais quel est donc ce gentilhomme ?
Le Gascon s’avança et mit un genou en terre :
– Puisque Votre Majesté, dit-il, a eu la générosité de croiser le fer avec moi, elle poussera cette générosité jusqu’au bout.
– Que voulez-vous dire, monsieur ?
Le Gascon poursuivit :
– Je viens de loin. J’arrive à Blois tout exprès pour obtenir une audience de Sa Majesté le roi, car j’ai une mission à remplir auprès de lui.
– Et cette mission, qui vous l’a donnée ?
La voix du Gascon devint émue et grave :
– Feu le roi Charles IX à son lit de mort.
Henri tressaillit.
– Mon frère, dit-il ; vous avez connu mon frère !
– J’ai baisé sa main royale, Sire.
– Eh bien ! monsieur, dit le roi, qui que vous soyez, je vous autorise à remplir votre mission.
– Sire, reprit le Gascon, nous sommes en plein air, et Votre Majesté prétendait tout à l’heure qu’elle avait froid.
– C’est vrai. Eh bien ! venez au château.
– Pas aujourd’hui, Sire.
– Et pourquoi donc cela, monsieur ?
– Parce que, dit le Gascon avec calme, il y a ici deux êtres sans défense, un vieillard et une jeune fille sur laquelle les mignons de Votre Majesté ont de coupables projets, et que j’ai pris ces deux êtres sous ma protection.
Ces mots irritèrent l’orgueil du roi.
– Eh ! qui donc êtes-vous, monsieur, dit-il, vous qui protégez ?…
– Je jure de dire mon nom à Votre Majesté lorsqu’elle m’aura accordé l’audience que je sollicite.
– Et si je voulais le savoir tout de suite ? s’écria le roi, dont la voix s’altérait.
Mais Crillon, un moment silencieux, s’interposa.
– Ah ! dit-il, puisque Votre Majesté veut bien m’appeler son ami, elle ne refusera pas à ce gentilhomme, dont je réponds âme pour âme et corps pour corps, de lui accorder ce qu’il demande.
– Et si je refusais, moi, le roi !
– Alors, dit froidement Crillon, je conseillerais à ce gentilhomme de se taire et d’attendre que Votre Majesté lui fît appliquer la t*****e.
– Crillon, Crillon, dit le roi, vous parlez bien librement à votre roi…
– Sire, dit naïvement le bon chevalier, si tous les sujets de Votre Majesté s’exprimaient comme moi, vous seriez le plus grand roi du monde, car vous avez le cœur bien placé, en dépit des courtisans qui rampent à vos pieds.
Cette fois Crillon avait touché juste.
– Eh bien ! dit-il, je permets à ce gentilhomme de taire son nom, et je l’attends demain au château, en ma chambre royale, à l’heure de mon lever.
Le Gascon fléchit de nouveau le genou :
– Votre Majesté, dit-il, est bien le petit-fils du roi chevalier ; merci !
– À demain, dit le roi. Venez, Crillon. Brrr ! qu’il fait froid !
Et Henri III remit son épée au fourreau, rajusta son manteau, salua de la main celui qui avait été son adversaire et s’éloigna.
– Pardon, Sire, dit Crillon, laissez-moi dire un mot à ce gentilhomme.
Et il s’approcha du Gascon. Celui-ci lui prit la main :
– Silence ! dit-il.
– Pourquoi êtes-vous ici ? demanda Crillon tout ému.
– Je veux assister aux États.
– Vous ?
– Moi, dit froidement le Gascon.
– Mais c’est vous exposer au poignard de tous les assassins payés par les Guise.
Le Gascon eut un petit rire de bonne humeur qui mit à nu ses dents d’ivoire.
– Ah ! Crillon, mon ami, dit-il, le tutoyant tout à coup, je crois que tu vieillis. Comment ! tu veux que ma poitrine, que n’a pu entamer l’épée d’un roi de France, serve de fourreau au poignard des princes lorrains ? Allons donc !
– Mais au moins n’êtes-vous pas seul ?
– J’ai la flamande avec moi.
– Qu’est-ce que la flamande ?
– La colichemarde que tu vois là et que mon grand-père portait dans les Flandres, au temps où le roi François faisait la guerre à Charles-Quint.
– Il n’est si bonne épée qui ne se brise !
– Bon ! murmura le Gascon, ceci devient plaisant, voici que Crillon a peur… Bonsoir, Crillon, à demain. Le roi ton maître a raison… Il fait froid ! bonne nuit, je vais me coucher.
Un quart d’heure après, le gentilhomme gascon qui avait eu l’honneur de croiser le fer avec un roi de France, et que Crillon traitait avec une considération mystérieuse, avait solidement fermé et barricadé la porte et se dirigeait vers la petite maison où il avait laissé le vieillard endormi, et la jeune fille à demi morte de frayeur.
Le vieillard donnait toujours.
Quant à Berthe, le Gascon la trouva agenouillée dans sa chambre, et priant avec ferveur.
Lorsqu’elle le vit entrer, elle poussa un cri de joie et s’élança vers lui les bras ouverts.
– Ah ! vous m’avez sauvée ! dit-elle.
Et comme il la regardait en souriant, elle lui dit avec enthousiasme :
– Ils étaient quatre contre vous, mais je n’ai pas eu peur, allez ! je sentais qu’à vous seul vous êtes plus vaillant qu’une armée.
Le Gascon lui prit la main et la baisa respectueusement.
– Chère demoiselle, dit-il, je me disais bien que Dieu ne m’abandonnerait pas, puisqu’il m’avait confié votre défense.
Alors ils s’assirent l’un près de l’autre, lui, le jeune homme au regard d’aigle, au sourire railleur, au cœur de lion, – elle, la frêle colombe effarouchée ; et tous deux se prirent à causer comme on cause à vingt ans, rougissant et émus l’un et l’autre.
Et les heures s’écoulèrent, et les premières lueurs de l’aube succédèrent à la nuit.
Le brouillard s’était dissipé, l’horizon était d’un bleu pâle, çà et là irisé de tons orangés.
Une belle journée d’hiver se préparait, et les moineaux piaulaient joyeusement dans les arbres du jardinet sur les toits du voisinage.
Berthe et son défenseur avaient oublié de se coucher. Elle lui avait dit sa simple et douloureuse histoire, l’histoire d’une orpheline confiée à un pauvre vieillard débile et centenaire.
Ensemble ils avaient déploré les malheurs du temps, les persécutions dont on accablait ceux de la religion et le Gascon avait alors parlé de son pays, où l’on pouvait aller au prêche en plein jour.
Il avait dépeint à Berthe étonnée cette chaude terre de Gascogne où le raisin mûrit si vite aux rayons d’un soleil ardent.
Il avait parlé de cette majestueuse chaîne de montagnes, les Pyrénées, dont les cimes escarpées dentellent le ciel bleu.
Puis il avait raconté la vie simple et franche des Béarnais, leurs coutumes patriarcales, leur dévotion à Dieu, leur dévouement à leur roi.
Il s’était plu à lui narrer, un peu ému, et une larme dans les yeux, les souvenirs populaires de la bonne reine Jeanne, qui le dimanche, à l’exemple de saint Louis, rendait la justice sous un chêne, à la porte du château de Nérac ; de madame Jeanne d’Albret, traîtreusement empoisonnée par René le Florentin, et puis il avait dit encore :
– Chère demoiselle Berthe, ma mie, ne restez pas à Blois, où le roi de France vient souvent, escorté de ses mignons éhontés. Si vous le voulez, je vous emmènerai tous les deux en Navarre, votre aïeul et vous.
Le sire de Mallevin y finira tranquillement ses jours, et vous, nous vous trouverons un mari, un brave et bon gentilhomme au cœur vaillant, au bras fort.
À ces derniers mots, Berthe avait rougi plus fort, et le Gascon lui prit un b****r. Mais, en ce moment aussi on frappa rudement à la porte du jardin.
– Ô mon Dieu ! murmura Berthe, ce sont eux qui reviennent.
– Non, dit le Gascon. Ne craignez rien, ces gens-là sont oiseaux de nuit et ils ont horreur de la clarté de jour.
Il reboucla son ceinturon et descendit ouvrir.
L’homme qui frappait était M. de Crillon. Le bon chevalier avait le heaume en tête et la cuirasse au dos.
Derrière lui marchaient, également armés, deux gentilshommes qui portaient le pourpoint des gardes du roi.
– Ah ! chevalier, dit le Gascon étonné, je ne m’attendais pas à vous voir si matin.
– Je viens vous relever.
– Hein ! fit le Gascon.
– Oui, reprit le chevalier, je viens m’établir ici avec ces deux messieurs qui sont mes compatriotes et mes parents, et à nous trois nous ferons bonne garde. Les mignons ne s’y frotteront plus.
– Merci, chevalier !
– Est-ce que vous refuseriez ? demanda Crillon.
– Non, j’accepte.
– À la bonne heure !
– D’autant plus, reprit le Gascon, que j’ai besoin de courir un peu par les rues de la ville de Blois. À propos, quand arrive le duc de Guise ?
– On l’attend dans la matinée.
– Et madame de Montpensier ?
Crillon cligna de l’œil.
– Je crois bien qu’elle est arrivée cette nuit sans tambour ni trompette.
– Ah ! ah !
Et le Gascon présenta le chevalier à Berthe, qui venait de descendre au jardin.
– Ma chère demoiselle, dit-il, je vous laisse sous la sauvegarde de M. de Crillon. C’est la première épée de l’univers.
Crillon salua et murmura naïvement :
– Après, la vôtre, c’est bien possible.
Le Gascon prit son manteau et enfonça son feutre sur ses yeux.
– Où allez-vous ? demanda Crillon.
– Courir la ville et prendre l’air, répondit-il avec son fin sourire.
Puis il fit jouer son épée dans le fourreau afin de s’assurer qu’elle en pourrait sortir aisément à la première occasion.