IV
Le chevalier de Schomberg était brave, nous venons de le dire, mais brave de cette bravoure un peu aveugle, un peu brutale, un peu idiote, – qu’on nous passe le mot, – qui caractérise les buveurs de bière.
Sérieux comme un baudet à l’abreuvoir, il ne comprenait rien aux galanteries chevaleresques de l’esprit gascon, et ne savait pas se battre à la française.
Il se précipita donc sur l’adversaire de Maugiron avec la fureur entêtée du sanglier qui revient sur les chiens, et il engagea le fer jusqu’à la garde.
– Vous ne savez pas la première phrase de la noble science, lui dit le Gascon d’un ton railleur, et je pourrais vous tuer comme un poulet.
Sur ces mots, il fit un battement, lia le fer tierce sur tierce, donna un vigoureux coup de poignet, et l’épée échappa aux mains de Schomberg abasourdi.
– Passons à un autre, dit le Gascon.
Et tandis que Schomberg, honteux, ramassait son épée, le Gascon se retourna vers le nouveau venu qui avait sauté, comme Maugiron et Schomberg, du haut du mur dans le jardin.
Celui-là était masqué.
– Ah ! ah ! ricana le Gascon, monsieur désire garder l’incognito ?
Et il lui porta la pointe au visage.
Mais le roi, car c’était lui, s’était mis savamment en garde, et le Gascon, sur-le-champ, comprit qu’il avait affaire à un maître.
– À la bonne heure ! dit-il, ce sera plus amusant !… Schomberg, ayant ramassé son épée, accourut au secours du roi.
Le roi lui cria :
– Reste, mon mignon ; il ferait beau voir, ventre de biche ! que j’eusse besoin d’un aide pour tuer un croquant !
– Voilà un juron, pensa le Gascon, que j’ai entendu dans mon enfance, peut-être au Louvre quand j’étudiais les belles-lettres au collège de Navarre.
Schomberg obéit et se tint à distance.
– Voyons, monsieur, dit le roi, dépêchons-nous, car j’ai grand froid et vous veux tuer tout de suite, afin de m’aller chauffer.
Le Gascon se mit à rire et engagea le fer en tierce, ce qui n’est pas une garde habituelle.
– Votre Seigneurie, dit-il, a mauvaise grâce à se plaindre, car, en vérité, je suis aussi malheureux qu’elle.
Et, disant cela, il para une assez jolie botte de quarte.
– Comment cela ? dit le roi étonné de la parade. Le Gascon, toujours sur la défensive et se ménageant, répondit de sa voix railleuse :
– Dans mon pays, on ne craint ni le froid aux pieds, ni le froid au bout des doigts, c’est-à-dire l’onglée.
– Et que craint-on, en ce cas ? demanda le roi, qui s’apercevait que son adversaire était digne de lui.
– Dans mon pays, continua le Gascon, on boit de bon vin, ce qui fait qu’on a communément le nez rouge.
– Ah ! ah ! dit Henri III, on en boit donc beaucoup ?
– Énormément, car il ne coûte pas cher, ce qui fait que le bout de notre nez est très accessible au froid et qu’il gèle souvent, comme la vigne dans les mauvaises années.
– Vous êtes plein d’esprit, dit le roi, qui se fendit à fond en pure perte. Mais cela ne m’apprend point en quoi je suis plus heureux que vous.
– C’est facile à comprendre cependant, car Votre Seigneurie, ayant un masque a, par conséquent, le nez à l’abri de la bise d’hiver.
Sur ces mots, le Gascon se fendit à son tour, et toucha légèrement le roi à l’épaule. Le froid du fer arracha un cri à Henri III.
À ce cri, Schomberg courut à la porte, de laquelle, en ferraillant, les deux adversaires s’étaient éloignés peu à peu, et, de sa main vigoureuse comme une épaule de taureau, il se prit à secouer la barre de fer, criant :
– À nous ! à nous !
Quélus et d’Épernon n’avaient pas quitté la ruelle.
Quélus, il l’avait dit, se souciait peu d’avoir une querelle à propos de femmes.
Quant à d’Épernon, il ne pensait pas encore à devenir maréchal de France et n’éprouvait pour les jeux de l’épée qu’une médiocre sympathie.
Mais les mains de fer de Schomberg avaient eu raison, en un clin d’œil, de la barre et du cadenas, et la porte s’ouvrit.
Force fut donc à Quélus et à d’Épernon d’accourir au secours du roi, en passant sur le corps inanimé de Maugiron.
– Bon ! murmura le Gascon, je croyais que la pluie avait cessé.
Et rapide comme la pensée, souple comme un chat, il fit un bond de dix pas en arrière, tandis que le roi, qui s’était fendu de nouveau, faisait un faux pas et tombait sur un genou.
Le Gascon profita de ce moment de répit, il prit un pistolet à sa ceinture et cria :
– Holà ! messeigneurs ! je veux bien vous tuer l’un après l’autre, mais je vous jure par tous les saints du paradis que, si vous vous mettez quatre contre moi, je vais casser deux têtes du premier coup. Après, nous verrons.
Cette menace, qui fut accompagnée du bruit sec du rouet, arrêta les mignons dans leur élan.
En même temps le roi, qui s’était relevé, se tourna vers eux :
– Messieurs, dit-il de sa voix brève et impérieuse, je vous défends de faire un pas. Vous savez qui je suis, et monsieur m’appartient !…
– Ceci est parler en gentilhomme, dit le Gascon.
Et il remit son pistolet à sa ceinture.
De nouveau, le roi marcha sur lui l’épée haute :
– Vous m’avez blessé, dit-il.
– C’est mon habitude, ricana le Gascon.
– Mais je vous tuerai, moi !
– Voilà qui m’étonner ait, cher seigneur, répliqua le Gascon toujours railleur.
– Ventre de biche ! nous verrons bien…
– Mordioux ! c’est chose aisée…
Et ces deux exclamations échangées, le roi et son adversaire inconnu croisèrent de nouveau le fer.
Le combat recommença terrible, acharné, et cependant sans résultat, car tous deux tiraient merveilleusement, et la botte la plus imprévue, le coup le plus savant, étaient aussitôt parés.
– Par la Vierge ! monsieur, s’écria le roi essoufflé, vous tirez bien !
– Votre Seigneurie est trop bonne…
– Vous plairait-il vous reposer un moment ?
– Avec plaisir, monsieur, dit courtoisement le Gascon.
Et il piqua son épée en terre.
Le roi en fit autant.
Mais, en ce moment, des pas précipités retentirent dans la rue, et un nouveau personnage apparut sur le théâtre du combat.
C’était Crillon !
Les mignons tressaillirent d’aise, car ils craignaient d’avoir à venger le roi tout à l’heure et comptaient pour cette besogne sur la rude épée du chevalier.
Crillon était entré en courant, mais lorsqu’il vit le roi et son adversaire, l’épée bas, il s’approcha plus lentement.
– Ah ! ah ! vous voilà, chevalier, dit le roi, qui reconnut Crillon à ses allures de sanglier, car la nuit était assez épaisse pour qu’il ne pût voir son visage.
– Oui, me voilà, dit Crillon essoufflé, et je vois que j’arrive à temps pour secourir Votre Seigneurie.
Crillon, plus que tout autre, eût redouté de trahir l’incognito du roi. Henri III reprit :
– Voilà un petit gentillâtre des bords de la Garonne qui tire à merveille.
– On fait ce qu’on peut, dit le Gascon.
Au son de cette voix, Crillon étouffa un cri.
– Oh ! oh ! dit le roi, qu’avez-vous, chevalier ?
– Rien… oh ! rien. Pardon, balbutia le chevalier.
Et il s’approcha plus encore et chercha à percer les ténèbres de son regard.
– Bonjour, monsieur de Crillon, dit le Gascon.
– Harnibieu ! c’est lui ! exclama le chevalier.
– Vous connaissez monsieur ? demanda le roi.
– Oui, certes.
– Parbleu ! dit le Gascon.
Crillon se pencha à l’oreille du roi.
– Sire, dit-il, si trente années de loyaux services sont quelque chose à vos yeux, vous renverrez ces laquais habillés en gentilshommes, ces mignons puant le musc…
– Tout beau ! chevalier, fit le roi avec aigreur, ce sont mes amis.
– Moins que moi, Sire, et c’est au nom de la monarchie que je vous le demande.
– Ce diable de Crillon ! murmura le roi, il vous fait toujours faire ce qu’il veut.
Et, se tournant vers les mignons :
– Allez-vous-en, mes chéris… je vous rejoindrai tout à l’heure.
L’accent du roi était impérieux.
– J’aime autant cela, murmura Quélus.
– Et moi aussi, dit d’Épernon.
Il n’y eut que Schomberg qui montra Maugiron inanimé.
– Et lui ? dit-il, qu’allons-nous en faire ! Crillon poussa Maugiron du pied.
– Cette charogne ? dit-il, on l’enterrera dans un coin.
– Vous vous trompez, monsieur de Crillon, dit le Gascon, je suis sûr de ne l’avoir point tué.
– Alors, emportez-le.
Schomberg chargea Maugiron sur son épaule et suivit Quélus et d’Épernon.
Alors Crillon prit la main du roi, et se penchant de nouveau à son oreille :
– Sire, dit-il, remettez l’épée au fourreau.
– Moi ! par exemple ! dit le roi.
– Il le faut, Sire.
Et l’accent de Crillon domina la voix chancelante du monarque.
– Mais pourquoi donc ? insista cependant Henri III.
– Au nom de vos aïeux, au nom de votre couronne, je vous le demande à genoux.
Et le chevalier était descendu jusqu’à la prière.
Henri III, à son tour, cherchait à voir le visage du Gascon.
– Mais quel est donc cet homme ? s’écria-t-il.
Crillon répondit tout haut :
– Votre Seigneurie a deux amis, moi et lui.
– Ventre-saint-gris ! mon cher Crillon, s’écria à son tour le Gascon, que dites-vous donc là ? Je ne connais, pas ce gentilhomme.
Crillon ôta son chapeau :
– Ce gentilhomme dit-il, se nomme le roi de France ! Et, à ces mots, le Gascon, à son tour, laissa échapper un cri.
Puis il jeta son épée loin de lui !