CHAPITRE III
Histoire de la goualeuse– Commençons d’abord par le commencement – dit le Chourineur.
– Oui… tes parents ? – reprit Rodolphe.
– Je ne les connais pas – dit Fleur-de-Marie.
– Ah ! bah ! – fît le Chourineur. – Tiens, c’est drôle, la Goualeuse !… nous sommes de la même famille…
– Vous aussi, Chourineur ?
– Orphelin du pavé de Paris… tout comme toi, ma fille.
– Et qui est-ce qui t’a élevée, la Goualeuse ? – demanda Rodolphe.
– Je ne sais pas, monsieur… Du plus loin qu’il m’en souvient, j’avais bien, je crois, six ou sept ans, j’étais avec une vieille borgnesse qu’on appelait la Chouette… parce qu’elle avait un nez crochu, un œil verd tout rond et qu’elle ressemblait à une chouette qui aurait un œil crevé.
– Ah !… ah !… ah !… Je la vois d’ici, la Chouette ! – s’écria le Chourineur en riant.
– La borgnesse – reprit Fleur-de-Marie – me faisait vendre le soir du sucre d’orge sur le Pont-Neuf ; citait une manière de me faire demander l’aumône… Quand je n’apportais pas au moins dix sous en rentrant la Chouette me battait au lieu de me donner à souper.
– Et tu es sûre que cette femme n’était, pas ta mère ? – demanda Rodolphe.
– J’en suis bien sûre, la Chouette me l’a assez reproché, d’être sans père ni mère ; elle me disait toujours qu’elle m’avait ramassée dans la rue.
– Ainsi – reprit le Chourineur – tu avais une danse pour fricot quand tu ne faisais pas une recette de dix sous ?
– Et puis après j’allais me coucher sur une paillasse étendue par terre où j’avais souvent bien froid, bien froid.
– Je le crois bien, la plume de Beauce, c’est une vrai gelée – s’écria le Chourineur ; – le f****r vaudrait cent fois mieux ! mais on fait le dégoûté, on dit : C’est canaille… ç’a été porté !
Cette plaisanterie fit sourire Rodolphe. Fleur-de-Marie continua :
– Le lendemain matin la borgnesse me donnait la même ration pour déjeuner que pour souper, et elle m’envoyait à Montfaucon chercher des vers pour amorcer le poisson ; car dans le jour la Chouette tenait sa boutique de lignes à pêcher près le pont Notre-Dame… Pour un enfant de sept ans qui meurt de faim et de froid, il y a loin, allez… de la rue de la Mortellerie à Montfaucon.
– L’exercice t’a fait pousser droite comme un jonc, ma fille ; faut pas te plaindre de ça – dit le Chourineur, battant le briquet pour allumer sa pipe.
– Enfin – reprit la Goualeuse – je revenais bien fatiguée. Alors, sur le midi, la Chouette me donnait un petit morceau de pain.
– De ne pas manger, ça t’a rendu la taille fine comme une guêpe, ma fille ; faut pas te plaindre de ça – dit le Chourineur en aspirant bruyamment quelques bouffées de tabac. – Mais qu’est-ce que vous avez donc, camarade ? non ! je veux dire maître Rodolphe ? vous avez l’air tout chose… Est-ce parce que c’te jeunesse a eu de la misère ? Tiens… nous en avons tous eu, de la misère.
– Oh ! je vous défie bien d’avoir été aussi malheureux que moi, Chourineur – dit Fleur-de-Marie.
– Moi, la Goualeuse !… Mais figure-toi donc, ma fille, que t’étais comme une reine auprès de moi ! Au moins, quand tu étais petite, tu couchais sur de la paille et tu mangeais du pain… Moi, je passais mes bonnes nuits dans les fours à plâtre de Clichy, en vrai gouêpeur, et je me restaurais avec des trognons de choux et autres légumes de rencontre, que je ramassais au coin des bornes ; mais le plus souvent, comme il y avait trop loin pour aller aux fours à plâtre de Clichy, vu que la fringale me cassait les jambes, je me couchais sous les grosses pierres du Louvre… et l’hiver j’avais des draps blancs… quand il tombait de la neige.
– Un homme, c’est bien plus dur ; mais une pauvre petite fille – dit Fleur-de-Marie ; – avec ça j’étais grosse comme une mauviette.
– Tu te rappelles ça, toi ?
– Je crois bien ; quand la Chouette me battait, je tombais toujours du premier coup ; alors elle se mettait à trépigner sur moi en criant : « Cette petite bête-là, elle n’a pas pour deux liards de force ; ça ne peut pas seulement supporter deux coups de poing. » Et puis elle m’appelait la Pégriotte ; j’ai pas eu d’autre nom, ç’a été mon nom de baptême.
– C’est comme moi, j’ai eu le baptême des chiens perdus ; on m’appelait chose… machin… ou l’Albinos. C’est étonnant comme nous nous ressemblons, ma fille ! – dit le Chourineur.
– C’est vrai… pour la misère… – dit Fleur-de-Marie, qui s’adressait presque toujours à cet homme ; ressentant malgré elle une sorte de honte en présence de Rodolphe, osant à peine lever les yeux sur lui, quoiqu’il parût appartenir à l’espèce de gens avec lesquels elle vivait habituellement.
– Et quand tu avais été chercher des vers pour la Chouette, qu’est-ce que tu faisais ? – demanda le Chourineur.
– La borgnesse m’envoyait mendier autour d’elle jusqu’à la nuit ; car le soir elle allait faire de la friture sur le Pont-Neuf. Dame ! à cette heure-là, mon morceau de pain était bien loin ; mais si j’avais le malheur de demander à manger à la Chouette, elle me battait en me disant : « Fais dix sous d’aumône, Pégriotte, et tu auras à souper ! » – Alors moi, comme j’avais faim et qu’elle me faisait bien du mal, je pleurais toutes les larmes de mon corps. La borgnesse me passait mon petit éventaire de sucre d’orge au cou, et elle me plantait sur le Pont-Neuf, où dans l’hiver je grelottais de froid. Et pourtant quelquefois, malgré moi, je m’endormais tout debout, mais pas longtemps, car la Chouette me réveillait à coups de pied. Enfin, je restais sur le Pont-Neuf jusqu’à onze heures du soir, ma boutique de sucre d’orge au cou et souvent pleurant bien fort. De me voir pleurer… ça touchait les passants, et ces fois-là on me donnait jusqu’à dix, jusqu’à quinze sous, que je rendais à la Chouette ; car pour voir si je ne gardais rien pour moi, elle me fouillait partout, et me regardait jusque dans la bouche.
– Le fait est que quinze sous c’était une fameuse soirée pour une mauviette comme toi !
– Je crois bien ; aussi la borgnesse, voyant ça…
– D’un œil – dit le Chourineur en riant.
– Bien sûr, puisqu’elle n’en avait qu’un. Voilà que la borgnesse prend l’habitude de me donner toujours des coups avant de me mener sur le Pont-Neuf, afin de me faire pleurer devant les passants et d’augmenter ainsi ma recette.
– C’était méchant, mais pas bête !
– Eh bien ! pourtant, à la fin je me suis endurcie aux coups ; comme la Chouette enrageait quand je ne pleurais pas, moi, pour me venger d’elle, plus elle me faisait de mal, plus je tâchais de rire, tout en ayant des larmes plein les yeux.
– dis donc… des sucres d’orge… c’est ça qui devait te faire envie, ma pauvre Goualeuse !
– Oh ! je crois bien, Chourineur ; mais je n’en avais jamais goûté ; c’était mon ambition… et cette ambition la m’a perdue. Un jour, en revenant de Montfaucon, des petits garçons m’avaient battue et volé mon panier. Je rentre, je savais bien ce qui m’attendait ; je reçois des coups et pas de pain. Le soir, avant d’aller au pont, la Chouette, furieuse de ce que je n’avais pas étrenné la veille, au lieu de me battre comme d’habitude pour me mettre en train de pleurer, me martyrise jusqu’au sang en m’arrachant les cheveux du côté des tempes ou c’est le plus sensible.
– Tonnerre ! ça, c’est trop fort ! – s’écria le bandit en frappant du poing sur la table et en fronçant des sourcils. – Battre un enfant, ça ne me va déjà pas trop… mais le martyriser… Tonnerre !
Rodolphe avait attentivement écouté le récit de Fleur-de-Marie ; il regarda le Chourineur avec étonnement. Cet éclair de sensibilité le surprenait.
– Qu’as-tu donc Chourineur ! – lui dit-il.
– Ce que j’ai ? ce que j’ai ? comment ! ça ne vous fait rien de rien à vous ! Ce monstre de Chouette qui martyrise cette enfant ! Vous êtes donc aussi dur que vos poings ?
– Continue, ma fille – dit Rodolphe à Fleur-de-Marie, sans répondre à l’interpellation du Chourineur.
– Je vous disais donc que la Chouette m’avait martyrisée pour me faire pleurer ; je m’en vais au pont avec mes sucres d’orge. La borgnesse était à sa poêle… De temps en temps elle me montrait le poing. Alors, comme je n’avais pas mangé depuis la veille et que j’avais grand faim, au risque de mettre la Chouette en colère, je prends un sucre d’orge, et je le mange.
– Bravo ! ma fille !
– J’en mange deux.
– Bravo ! Vive la Charte ! ! !
– Dame ! je trouvais ça bien bon, pas par gourmandise, j’avais si faim ! Mais voilà qu’une marchande d’oranges se met à crier à la borgnesse : « Dis donc, la Chouette… Pégriotte mange ton fonds ! »
Oh ! tonnerre ! ça va chauffer… ça va chauffer – dit le Chourineur singulièrement intéressé. – Pauvre petitrat ! quel tremblement quand la Chouette s’est aperçu de ça, hein !
– Comment t’es-tu tirée de là, pauvre Goualeuse ? – dit Rodolphe aussi intéressé que le Chourineur.
– Ah ! ç’a été dur pour moi, mais plus tard, car la borgnesse, tout en enrageant de me voir manger ses sucres d’orge, ne pouvait pas quitter sa poêle, sa friture était bouillante.
– Ah !… ah !… ah !… c’est vrai. En voilà une… de… position difficile ! – s’écrie le Chourineur en riant aux éclats.
– De loin la Chouette me menaçait avec sa grande fourchette de fer… Sa friture finie, elle vint à moi… On m’avait donné trois sous d’aumône et j’avais mangé pour six… Sans me rien dire, elle me prend par la main pour m’emmener. Je ne sais pas comment à ce moment-là je ne suis pas morte de peur. Je me rappelle ça comme si j’y étais… car justement c’était dans le temps du jour de l’an. Il y avait je ne sais combien de boutiques de joujoux sur le Pont-Neuf : toute la soirée, j’en avais eu des éblouissements…, rien qu’à regarder toutes ces belles poupées, tous ces beaux petits ménages… vous pensez, pour un enfant c’est si amusant à voir !
– Et tu n’avais jamais eu de joujoux, toi, la Goualeuse ? dit le Chourineur.
– Moi ! mon Dieu ? Qui est-ce qui m’en aurait donné ? – dit tristement la jeune fille. – Enfin, la soirée finit ; quoiqu’en plein hiver, je n’avais qu’une mauvaise petite robe de toile, ni bas, ni chemise, et des sabots aux pieds ! il n’y avait pas de quoi étouffer, n’est-ce pas ? Eh bien ! quand la borgnesse m’a pris la main, je suis devenue toute en nage. Ce qui m’effrayait le plus, c’est qu’au lieu de jurer, de tempêter comme à l’ordinaire, la Chouette ne faisait que gronder tout le long du chemin entre ses dents… Seulement, elle ne me lâchait pas, et me faisait marcher si vite, si vite, que j’étais obligée de courir pour la suivre. En courant j’avais perdu un de mes sabots, et comme je n’osais pas le lui dire, je la suivais tout de même avec un pied nu sur le pavé… En arrivant je l’avais tout en sang.
– La mauvaise chienne de borgnesse ! – s’écria le Chourineur en frappant de nouveau sur la table avec colère ; – ça me retourne le cœur de penser à cette enfant qui trotte après cette vieille voleuse, avec son pauvre petit pied tout saignant…
– Nous demeurions dans un grenier de la rue de la Mortellerie ; à côté de la porte de l’allée, il y avait un rogomiste : la Chouette y entra en me tenant toujours par la main. Là, elle but une demi-chopine d’eau-de-vie sur le comptoir.
– Tonnerre ! je ne la boirais pas, moi, sans être rond comme une pomme.
– C’était la ration de la borgnesse. C’est peut-être pour cela que le soir elle me battait tant. Enfin, nous montons dans notre grenier : la Chouette ferme la porte à double tour ; je me jette à ses genoux en lui demandant bien pardon d’avoir mangé ses sucres d’orge. Elle ne répond pas, et je l’entends marmotter en marchant dans la chambre : « Qu’est-ce donc que je vas lui faire ce soir, à cette Pégriotte, à cette petite voleuse de sucre d’orge ?… Voyons, qu’est-ce donc que je vas lui faire ? » Et elle s’arrêtait pour me regarder en roulant son œil vert… Moi, j’étais toujours à genoux. Tout d’un coup, la borgnesse va à une planche et y prend une paire de tenailles.
– Des tenailles ! – s’écria le Chourineur.
– Oui, des tenailles
– Eh ! pourquoi faire ?
– Pour te frapper ? – dit Rodolphe.
– Pour te pincer ? – dit le Chourineur.
– Non, non – dit la Goualeuse tremblant encore à ce souvenir.
– Pour t’arracher les cheveux ?
– C’était… pour m’arracher une dent.
Le Chourineur poussa un tel blasphème, et l’accompagna d’imprécations si furieuses, que tous les hôtes du tapis-franc se retournèrent avec étonnement.
– Eh bien ! qu’est-ce que tu as donc ? – dit Rodolphe.
– Ce que j’ai ?… mais je l’escarperais, si je la tenais, la borgnesse !… Où est-elle ? dis-le-moi ; où est-elle ? que je la trouve, et je la refroidis !
– Et elle te l’a arrachée, ta dent, ma pauvre petite, cette vieille misérable ? – demanda Rodolphe pendant que le Chourineur se livrait à l’explosion de sa bruyante colère.
– Oui, monsieur, mais pas du premier coup ! Mon Dieu, ai-je souffert ! elle me tenait la tête entre ses genoux comme dans un étau. Enfin, moitié avec les tenailles, moitié avec ses doigts, elle m’a tiré cette dent ; et puis elle m’a dit : « Maintenant, je t’en arracherai une comme ça tous les jours, Pégriotte ; et quand tu n’auras plus de dents, je te jetterai à l’eau, où tu seras mangée par les poissons. »
– Ah ! la gueuse ! casser, arracher les dents à une pauvre petite enfant ! – s’écria le Chourineur avec un redoublement de fureur.
– Et comment as-tu fait pour échapper à la Chouette ? – demanda Rodolphe à la Goualeuse.
– Le lendemain, au lieu d’aller à Montfaucon, je me suis sauvée du côté des Champs-Élysées, tant j’avais peur d’être noyée par la Chouette. J’aurais été au bout du monde plutôt que de retomber entre ses mains. À force de marcher… de marcher, je me suis trouvée dans des quartiers perdus, je n’avais rencontré personne à qui demander l’aumône, et puis je n’y pensais pas, tant j’étais effrayée. À la nuit, je me suis couchée dans un chantier, sous des piles de bois. Comme j’étais toute petite, j’avais pu me glisser sous une vieille porte et mâcher un peu de pelure de bois, mais je n’ai pas pu, c’était trop dur ; enfin, je me suis endormie. Au jour, entendant du bruit, je me suis encore plus enfoncée sous la pile de bois. Il y faisait presque chaud. Si j’avais eu à manger, je n’aurais jamais été mieux de l’hiver.
– Comme moi dans mon four à plâtre.
– Je n’osais pas sortir du chantier, me figurant que la Chouette me cherchait partout pour m’arracher les dents et me noyer, et qu’elle saurait bien me rattraper si je bougeais de là.
– Tiens, ne m’en parle plus de cette vieille gueuse-là, tu me fais monter le sang aux yeux !… Le fait est que tu as eu de la misère, et de la rude misère… pauvre petit rat ; aussi je suis fâché de t’avoir fait peur tout à l’heure en te menaçant de te battre… ce que je n’aurais pas fait, foi d’homme.
– Pourquoi ne m’auriez-vous pas battue ? Je n’ai personne pour me défendre…
– C’est justement parce que tu n’es pas comme les autres et que tu n’as personne pour te défendre que je ne t’aurais pas battue. Après ça, quand je dis personne… c’est sans compter le camarade Rodolphe : mais c’est un hasard… aussi il m’a donné une dégelée de rencontre.
– Continue ma fille…– dit Rodolphe. – Comment est-tu sortie du chantier ?
– Le lendemain, vers le milieu de la journée, j’entends aboyer un gros chien sous la pile de bois. J’écoute… le chien aboyait toujours en se rapprochant ; tout à coup voilà une grosse voix qui se met à dire : « Mon chien aboie ! il y a quelqu’un de caché dans le chantier. » – « C’est des voleurs, » reprend une autre voix… Et ces deux hommes se mettent à agacer leur chien en lui criant : « Pille ! pille ! »
Le chien accourt sur moi ; de peur d’être mordue, je me mets à crier au secours de toutes mes forces. – « Tiens ! – dit la voix – on dirait les cris d’un enfant… » On rappelle le chien, je sors de dessous la pile de bois, et je me trouve en face d’un monsieur et d’un garçon en blouse. – « Qu’est-ce que tu fais dans mon chantier, petite voleuse ? » me dit le monsieur d’un air méchant. – Moi, je lui réponds en joignant les mains : – « Ne me faites pas de mal, je vous en prie ; je n’ai pas mangé depuis deux jours ; je me suis sauvée de chez la Chouette, qui m’a arraché une dent et qui voulait me jeter aux poissons ; ne sachant où-coucher, j’ai passé par-dessous votre porte, j’ai dormi la nuit dans vos écorces, sous vos piles de bois, ne croyant nuire à personne. » Je ne suis pas dupe de ça, c’est une petite voleuse, elle vient voler mes bûches, faut aller chercher la garde… dit le marchand de bois à son garçon.
– Ah ! le vieux pané ! le vieux plâtras ! chercher la garde ! ! Pourquoi pas de l’artillerie tout de suite – s’écria le Chourineur. – Voler ses bûches ; et t’avais huit ans… quelle bêtise !…
– C’est vrai, car son garçon lui répondit : – « Voler vos bûches, bourgeois ? Et comment ferait-elle ? Elle n’est pas seulement si grosse que la plus petite de vos bûches. » – Tu as raison, lui répondit le marchand de bois ; mais si elle ne vient pas pour son compte, elle vient pour d’autres. Les voleurs ont comme ça des enfants qu’ils envoient espionner et se cacher pour leur ouvrir la porte des maisons. Il faut la mener chez le commissaire. Prends garde qu’elle ne s’échappe… »
– Parole d’honneur ! ce marchand de bois-là était plus bûche que ses bûches – dit le Chourineur.
– On me mène chez le commissaire – reprit la Goualeuse ; – je m’accuse d’être vagabonde ; on m’envoie en prison ; je suis citée au tribunal et condamnée, toujours comme vagabonde, à rester jusqu’à seize ans dans une maison de correction. Je remercie bien les juges de leur bonté… Au moins, dans la prison… j’avais à manger, on ne me battait pas, c’était pour moi un paradis auprès du grenier de la Chouette. Et puis, en prison, j’ai appris à coudre. Mais voilà le malheur ! j’étais paresseuse, j’aimais mieux chanter que travailler, surtout quand je voyais le soleil… Oh ! quand il faisait bien beau dans la cour de la geôle, je ne pouvais pas me retenir de chanter… et alors… à force de chanter, il me semblait que je n’étais plus prisonnière. C’est depuis que j’ai tant chanté qu’on m’a appelée la Goualeuse au lieu de la Pégriotte. Enfin, quand j’ai eu seize ans, je suis sortie de prison… À la porte j’ai trouvé l’ogresse d’ici et deux ou trois vieilles femmes qui étaient quelque fois venues voir mes camarades prisonnières, et qui m’avaient toujours dit que, le jour de ma sortie, elles auraient de l’ouvrage à me donner.
– Ah ! bon ! bon ! j’y suis – dit le Chourineur.
– « Ma belle petite, me dirent l’ogresse et les vieilles… voulez-vous venir loger chez nous ? nous vous donnerons de belles robes, et vous n’aurez qu’à vous amuser. » Moi qui me méfiais d’elles, je refuse et je me dis : « Je sais bien coudre, j’ai deux cents francs devant moi… Voilà huit ans que je suis en prison, je voudrais être un peu heureuse, ça ne fait de mal à personne ; l’ouvrage viendra quand l’argent me manquera… » Et je me mets à dépenser mes deux cents francs. Ç’a été mon grand tort – ajouta Fleur-de-Marie avec un soupir – j’aurais dû, avant tout, m’assurer de l’ouvrage… : mais je n’avais personne pour me conseiller. Dame ! à seize ans… jetée comme ça dans Paris… on est si seule… Enfin, ce qui est fait est fait… J’ai eu tort, j’en suis punie.
Je me mets donc à dépenser mon argent. D’abord j’achète des fleurs pour mettre tout plein ma chambre ; j’aime tant les fleurs ! et puis j’achète une robe, un beau châle, et je vais me promener au bois de Boulogne, à Saint-Germain, à Vincennes, dans la campagne… Oh ! j’aime tant la campagne !
– Avec un amoureux, ma fille ? – demanda le Chourineur.
– Oh ! mon Dieu, non ! je voulais être ma maîtresse. Je faisais mes parties avec une de mes camarades de prison, une bien bonne petite fille ; on l’appelait Rigolette, parce qu’elle riait toujours.
– Rigolette, Rigolette ? je ne connais pas ça – dit le Chourineur en ayant l’air d’interroger ses souvenirs.
– Je crois bien que tu ne la connais pas ! Je suis sûre qu’elle est bien honnête, Rigolette ; en prison, si elle était la plus gaie, elle était aussi la plus travailleuse, et elle a emporté à elle au moins quatre cents francs qu’elle avait gagnés… Et puis de l’ordre ! il fallait voir ! Quand je dis que je n’avais personne pour me conseiller… j’ai tort… j’aurais bien dû l’écouter… elle… Après nous être amusées, pendant huit jours, elle m’a dit : « Maintenant que nous avons pris du bon temps, il faut chercher de l’ouvrage et ne pas dépenser notre argent à ne rien faire… » Moi qui me trouvais si heureuse d’aller dans les champs, dans les bois, c’était à la fin du printemps de cette année, je lui réponds : « Moi, je veux m’amuser encore un peu, plus tard, je travaillerai. » Depuis ce temps-là je n’ai plus revu Rigolette. Mais, il y a quelques jours, j’ai su qu’elle demeurait dans le quartier du Temple, qu’elle était très bonne ouvrière, qu’elle gagnait au moins vingt-cinq sous par jour, et qu’elle avait un petit ménage à elle… Aussi pour rien au monde maintenant je n’oserais la revoir : il me semble que je mourrais de honte si je la rencontrais.