CHAPITRE III - Histoire de la goualeuse-2

1241 Words
– Ainsi, pauvre enfant – lui dit Rodolphe – tu as dépensé tout ton argent à aller à la campagne… Tu aimes donc bien la campagne ? – Oh ! oui ça aurait été mon ambition, d’y habiter… Rigolette, elle, au contraire, préférait Paris, se promener sur les boulevards… Mais elle était si gentille, si complaisante, que c’était pour me faire plaisir qu’elle venait avec moi dans les champs. – Et tu n’avais pas seulement gardé quelques sous pour te donner le temps de trouver de l’ouvrage ? – demanda le Chourineur. – Si… j’avais gardé une cinquantaine de francs…, mais le hasard a fait que j’avais pour blanchisseuse une femme appelée la Lorraine, la brebis du bon Dieu ; elle était alors grosse à pleine ceinture, avec ça toujours les pieds et les mains dans l’eau à son bateau ! Elle tombe malade. Ne pouvant plus travailler, elle demande à entrer à la Bourbe ; il n’y avait plus de place, elle ne gagnait plus rien. La voilà près d’accoucher, n’ayant pas seulement de quoi payer un lit dans un garni, dont on la chasse ! Heureusement elle rencontre un soir, au coin du pont Notre-Dame, la femme à Goubin, qui se cachait depuis quatre jours dans la cave d’une maison qu’on démolissait derrière l’Hôtel-Dieu… – Eh ! pourquoi donc qu’elle se cachait dans le jour, la femme à Goubin ! – Pour se sauver de son homme, qui voulait la tuer ! Elle ne sortait qu’à la nuit pour aller acheter son pain. C’est comme ça qu’elle avait rencontré la pauvre Lorraine, malade et pouvant à peine se traîner, car elle s’attendait à accoucher d’un moment à l’autre… Voyant ça, la femme à Goubin remmène dans la cave où elle se cachait. C’était toujours un asile. Là elle partage sa paille et son pain avec la pauvre Lorraine, qui accouche dans cette cave d’un pauvre petit enfant : et pas seulement une couverture, rien que de la paille !… Voyant ça la femme à Goubin n’y tient pas ; au risque de se faire assassiner par son homme qui la cherchait partout, elle sort en plein jour de sa cave et vient me trouver. Elle savait que j’avais encore un peu d’argent et que j’aimais à obliger comme je le pouvais ; aussi, quand Helmina m’a eu raconté le malheur de la Lorraine… qui était obligée de rester dans une cave sur de la paille, avec son enfant… je lui dis de l’amener tout de suite dans mon garni, que je louerais pour elle un cabinet à côté du mien. C’est ce que j’ai fait ; aussi il fallait voir comme elle était contente, la pauvre Lorraine ! quand elle a été couchée dans un lit, avec son enfant à côté d’elle dans un petit berceau d’osier que j’avais acheté… Nous l’avons veillée nous deux Helmina ; quand elle a pu se lever, je l’ai aidée du reste de mon argent jusqu’à ce qu’elle ait pu se remettre à son bateau. – Et quand tu as eu dépensé ce qui te restait d’argent pour cette pauvre Lorraine et pour son enfant, qu’as-tu fait, ma fille ? – dit Rodolphe. – Alors j’ai cherché de l’ouvrage, mais il était trop tard. Je savais très bien coudre ; j’avais bon courage, je croyais que je n’aurais qu’à vouloir travailler pour qu’on m’accueille… Ah ! comme je me trompais… J’entre dans une boutique de lingère pour demander de l’ouvrage, et ne voulant pas mentir, je dis que je sors de prison ; on me montre la porte sans me répondre… Je supplie qu’on me donne du travail à l’essai ; oh me pousse dans la rue comme une voleuse… À ce moment-là je me suis souvenue de ce que Rigolette m’avait dit, mais il était trop tara… Petit à petit… j’ai vendu pour vivre le peu de linge et de vêtements qui me restaient… et puis enfin… quand je n’ai plus eu rien… on m’a chassée de mon garni… Je n’avais pas mangé depuis deux jours… je ne savais où coucher… C’est alors que j’ai rencontré l’ogresse et une des vieilles ; sachant où je logeais, elles avaient toujours rôdé autour de moi depuis ma sortie de prison… Elles m’ont dit qu’elles me procureraient de l’ouvrage… je les ai crues… Elles m’ont emmenée… j’étais exténuée de besoin… je n’avais plus la tête à moi… Elles m’ont fait boire de l’eau-de-vie !… et… et… voilà !… – dit la malheureuse créature en cachant sa tête dans ses mains. – Et y a-t-il longtemps… que tu es la pensionnaire de l’ogresse, ma pauvre enfant ? – lui demanda Rodolphe avec un douloureux intérêt. – Six semaines, monsieur – répondit la Goualeuse en tressaillant. – Je comprends – dit le Chourineur ; – je te connais maintenant comme si j’étais tes père et mère et que tu n’aurais jamais quitté mon giron. Eh bien ! voilà, j’espère, une confession. – On dirait que tu es chagrine d’avoir raconté ta vie, ma fille ? – dit Rodolphe. – Hélas ! monsieur – dit tristement Fleur-de-Marie – depuis mon enfance, c’est la première fois qu’il m’arrive de me rappeler toutes ces choses-là à la fois…, et ça n’est pas gai… – Bon – dit le Chourineur avec ironie – tu regrettes peut-être d’avoir pas été fille de cuisine dans une gargote, ou domestique chez de vieilles bêtes à soigner les leurs ? – C’est égal… on doit être bien heureux d’être honnête… – dit Fleur-de-Marie avec un profond soupir. – Oh !… c’te tête ! ! !… – s’écria le Chourineur avec un bruyant éclat de rire. – Eh pourquoi pas rosière tout de suite, pour honorer tes père et mère que tu ne connais pas ? – Mon père ou ma mère m’ont abandonnée dans la rue comme un petit chien qu’on a de trop… peut-être aussi ils n’avaient pas de quoi se nourrir eux-mêmes !… – dit la Goualeuse avec amertume. – Je ne leur en veux pas, je ne me plains pas. Mais il y a des sorts plus heureux que le mien. – Toi ? mais qu’est-ce donc qu’il te faut ? T’es flambante comme une Vénus ; t’as pas seulement seize ans et demi ; tu chantes comme un rossignol ; tu as l’air d’une vierge, on t’appelle Fleur-de-Marie, et tu te plains ! Mais qu’est-ce que tu diras donc quand tu auras une chaufferette sous les harpions, et une teignasse en chinchilla, comme voilà l’ogresse ? – Oh ! je ne viendrai jamais à cet âge-là. – Peut-être que tu auras un brevet d’invention pour ne pas bibarder ! – Non, mais je n’aurai pas la vie si dure ! j’ai déjà une mauvaise toux ! – Ah ! bon ! je te vois d’ici dans le mannequin du trimballeur des refroidis. Est-tu bête… va ! ! ! – Est-ce que ça te prend souvent, ces idées-là, Goualeuse ? – dit Rodolphe. – Quelquefois… Tenez, monsieur Rodolphe, vous comprendrez peut-être ça, vous : le matin, quand je vais acheter avec le sou que me donne l’ogresse un peu de lait à la laitière au coin de la rue de la Vieille-Draperie, et que je la vois s’en retourner dans sa petite charrette avec son âne, elle me fait bien souvent envie, allez… Je me dis : Elle s’en va dans la campagne, au bon air, dans sa maison, dans sa famille ;… et moi je remonte toute seule dans le grenier de l’ogresse, où on ne voit pas clair en plein midi. – Eh ! bien ! sois honnête, ma fille, fais-en la farce… sois honnête ! – dit le Chourineur. – Honnête ! mon Dieu ! et avec quoi voulez-vous que je sois honnête ? Les habits que je porte appartiennent à l’ogresse ; je lui dois pour mon garni et pour ma nourriture ;… je ne puis pas bouger d’ici… elle me ferait arrêter comme voleuse… Je lui appartiens… Il faut que je m’acquitte… En prononçant ces dernières et horribles paroles, la malheureuse ne put s’empêcher de frissonner, une larme vint trembler au bout de ses longs cils. – Alors reste comme tu es, et ne te compare plus à une campagnarde – dit le Chourineur. – Est-ce que tu deviens folle ? Mais songe donc que, toi, tu brilles dans la capitale, tandis que la laitière s’en va faire la bouillie à ses moutards, traire ses vaches, chercher de l’herbe pour ses lapins, et recevoir une raclée de son mari quand il sort du cabaret. En voilà une destinée qui peut se vanter d’être drôle ! La Goualeuse ne répondit pas, son regard était fixe, son sein oppressé, l’expression de sa physionomie péniblement accablée… Rodolphe avait écouté ce récit d’une terrible naïveté avec un intérêt croissant. La misère, l’abandon, l’ignorance de la vie, avaient perdu cette misérable jeune fille jetée seule… seule… à seize ans, dans l’immensité de Paris ! Involontairement, Rodolphe vint à songer à un enfant adoré qu’il avait perdu… à une petite fille morte à six ans… qui aurait eu alors, comme Fleur-de-Marie, seize ans et demi… Ce souvenir rendait encore plus vive sa sollicitude pour l’infortunée dont il venait d’entendre la douloureuse histoire.
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