CHAPITRE II - L’ogresse

3242 Words
CHAPITRE II L’ogresseLe cabaret du Lapin-Blanc est situé vers le milieu de la rue aux Fèves. Cette taverne occupe le rez-de-chaussée d’une haute maison dont la façade se compose de deux fenêtres dites à guillotine. Au-dessus de la porte d’une sombre allée voûtée, se balance une lanterne oblongue dont la vitre fêlée porte ces mots écrits en lettres routes : Ici on loge à la nuit. Le Chourineur, l’inconnu et la Goualeuse entrèrent dans la taverne. Qu’on se figure une vaste salle basse, au plafond enfumé, rayé de solives noires, éclairée par la lumière incertaine d’un mauvais quinquet. Les murs lézardés, anciennement recrépis à la chaux, sont couverts çà et là de dessins grossiers ou de sentences en termes d’argot. Le sol battu, salpêtré, est imprégné de boue ; une brassée de paille est déposée, en guise de tapis, au pied du comptoir de l’ogresse, situé à droite de la porte et au-dessous du quinquet. De chaque côté de cette salle il y a six tables ; d’un bout elles sont scellées au mur, ainsi que les bancs qui les accompagnent. Au fond une porte donne dans une cuisine ; à droite, près du comptoir, existe une sortie sur l’allée qui conduit aux taudis où l’on couche à trois sous la nuit. Maintenant quelques mots de l’ogresse et de ses hôtes. L’ogresse s’appelle la mère Ponisse ; sa triple profession consiste à loger en garni, à tenir un cabaret, et à louer des vêtements aux misérables créatures qui pullulent dans ces rues immondes. L’ogresse a quarante ans environ. Elle est grande, robuste, corpulente, haute en couleur et quelque peu barbue. Sa voix rauque, virile, ses gros bras, ses larges mains, annoncent une force peu commune ; elle porte sur son bonnet un vieux foulard rouge et jaune ; un châle de poil de lapin se croise sur sa poitrine et se noue derrière son dos ; sa robe de laine tombe sur ses sabots noirs souvent incendiés par sa chaufferette ; enfin, le teint de cette femme est cuivré, enflammé par l’abus des liqueurs fortes. Le comptoir, plaqué de plomb, est garni de brocs cerclés de fer et de différentes mesures d’étain ; sur une tablette attachée au mur on voit plusieurs flacons de verre façonnés de manière à représenter la figure en pied de l’Empereur. Ces bouteilles renferment des breuvages frelatés de couleur rose et verte, connus sous le nom d’esprit des braves, de ratafia de la Colonne, etc., etc. Un gros chat noir à prunelles jaunes, accroupi près de l’ogresse, semble le démon familier de ce lieu. Puis, par un contraste étrange, une sainte branche de buis de Pâques, achetée à l’église par l’ogresse, était placée derrière la boîte d’une ancienne pendule à coucou. Deux hommes à figure sinistre, à barbe hérissée, vêtus presque de haillons, touchaient à peine au broc de vin qu’on leur avait servi, et parlaient à voix basse d’un air inquiet. L’un d’eux surtout, très pâle, très livide, rabattait souvent jusque sur ses sourcils un mauvais bonnet grec dont il était coiffé ; il tenait sa main gauche presque toujours cachée, ayant soin de la dissimuler, autant que possible, lorsqu’il était obligé de s’en servir. Plus loin on voyait un jeune homme de seize ans à peine, à figure imberbe, hâve, creuse, plombée, au regard éteint ; ses longs cheveux noirs flottaient autour de son cou ; cet adolescent, type du vice précoce, fumait une courte pipe blanche. Le dos appuyé au mur, les deux mains dans les poches de sa blouse, les jambes étendues sur le banc, il ne quittait sa pipe que pour boire à même d’une canette d’eau-de-vie placée devant lui. Les autres habitués du tapis-franc, hommes ou femmes, n’offraient rien de remarquable ; ici des figures féroces ou abruties, là une gaîté grossière ou licencieuse, ailleurs un silence sombre ou stupide. Tels étaient les hôtes, du tapis-franc lorsque l’inconnu, le Chourineur et la Goualeuse y entrèrent. Ces trois derniers personnages jouent un rôle trop important dans ce récit, pour que nous ne les mettions pas en relief. Le Chourineur, homme de haute taille et de constitution athlétique, a des cheveux d’un blond pâle, tirant sur le blanc, des sourcils épais et d’énormes favoris d’un roux ardent. Le hâle, la misère, les rudes labeurs du bagne ont bronzé son teint de cette couleur sombre, olivâtre, pour ainsi dire, particulière aux forçats. Malgré son terrible surnom, ses traits expriment non la férocité, mais une sorte de franchise brutale et d’indomptable audace. Nous l’avons dit, le Chourineur est vêtu d’un pantalon et d’un bourgeron de mauvaise toile bleue, et il est coiffé d’un de ces larges chapeaux de paille que portent ordinairement les garçons de chantier et les débardeurs. La Goualeuse est à peine âgée de seize ans et demi. Le front le plus pur, le plus blanc, surmonte son visage d’un ovale parfait et d’un type angélique ; une frange de cils, tellement longs qu’ils frisent un peu, voile à demi ses grands yeux bleus chargés de mélancolie. Le duvet de la première jeunesse veloute ses joues à peine nuancées d’un léger incarnat. Sa petite bouche purpurine qui ne sourit presque jamais, son nez fin et droit, son menton arrondi, ont une noblesse, une suavité de lignes raphaélesque. De chaque côté de ses tempes satinées, une natte de cheveux d’un blond-cendré magnifique descend en s’arrondissant jusqu’au milieu de la joue, remonte derrière l’oreille dont on aperçoit le lobe d’ivoire rosé, puis disparaît sous les plis serrés d’un grand mouchoir de cotonnade à carreaux bleus, noué, comme on dit vulgairement, en marmotte. Son cou charmant, d’une blancheur éblouissante, est entouré d’un petit collier de grains de corail. Sa robe d’alépine brune, beaucoup trop large, laisse deviner une taille fine, souple et ronde comme un jonc ; un mauvais petit châle orange, à franges vertes, se croise sur son sein. Le charme de la voix de la Goualeuse avait justement frappé son défenseur inconnu. En effet, cette voix douce, vibrante, harmonieuse, avait un attrait si irrésistible, que la tourbe de scélérats et de femmes perdues au milieu desquels vivait cette infortunée la suppliaient souvent de chanter, et l’écoutaient avec ravissement. La Goualeuse… avait reçu un autre surnom, dû sans doute à la candeur virginale de ses traits… On l’appelait encore Fleur-de-Marie, mots qui, en argot, signifient la Vierge. Pourrons-nous faire comprendre au lecteur notre singulière impression, lorsqu’au milieu de ce vocabulaire infâme, où les mots qui signifient le vol, le sang, le meurtre, sont encore plus hideux, plus effrayants que les hideuses et effrayantes choses qu’ils expriment, lorsque nous avons, disons-nous, surpris cette métaphore d’une poésie si douce, si tendrement pieuse : Fleur-de-Marie. Ne dirait-on pas un beau lis élevant la neige odorante de son calice immaculé au milieu d’un champ de c*****e ? Bizarre contraste, étrange hasard ! les inventeurs de cette épouvantable langue se sont ainsi élevés jusqu’à une sainte poésie ! ils ont prêté un charme de plus à la chaste pensée qu’ils voulaient exprimer dans leur hideux langage ; car, chose effrayante et digne de l’attention des penseurs, ces hommes sont assez nombreux, assez unis, pour avoir un langage à eux, comme ils ont des mœurs à eux, un quartier à eux… Le défenseur de la Goualeuse (nous nommerons cet inconnu Rodolphe) paraissait âgé de trente-six ans environ ; sa taille, moyenne, svelte, parfaitement proportionnée, ne semblait pas annoncer la vigueur surprenante qu’il venait de déployer dans sa lutte avec l’athlétique Chourineur. Il eût été très difficile d’assigner un caractère déterminé à la physionomie de Rodolphe. Certains plis de son front révélaient l’homme méditatif… et pourtant la fermeté des contours de sa bouche, son port de tête impérieux, hardi, décelaient aussi l’homme d’action, dont la force physique, dont l’audace exercent toujours sur la foule un irrésistible ascendant. Dans sa lutte avec le Chourineur, Rodolphe n’avait témoigné ni colère ni haine. Confiant dans sa force, dans son adresse, dans son agilité, il n’avait ressenti qu’un mépris railleur pour l’espèce de bête brute qu’il terrassait. Nous terminerons ce portrait physique de Rodolphe en disant que ses traits, régulièrement beaux, semblaient trop beaux pour un homme, ses yeux étaient grands et d’un brun velouté, son nez aquilin, son menton un peu saillant, ses cheveux châtain-clair, de la même nuance que ses sourcils fièrement arqués et que sa petite moustache fine et soyeuse. Du reste, grâce aux manières et au langage qu’il affectait avec une incroyable aisance, Rodolphe avait une complète ressemblance avec les hôtes de l’ogresse. Son cou svelte, ausi également modelé que celui du Bacchus indien, était entouré d’une cravate noire nouée négligemment, dont les bouts retombaient sur le collet de sa blouse bleue. Une double rangée de clous armait ses gros souliers. Enfin, sauf ses mains d’une distinction rare, rien ne le distinguait matériellement des hôtes du tapis-franc ; tandis que moralement son air de résolution et, pour ainsi dire, d’audacieuse sérénité, mettait entre eux et lui une distance énorme. En entrant dans le tapis-franc, le Chourineur, posant une de ses larges mains sur l’épaule de Rodolphe, s’écria : – Salut au maître du Chourineur !… Oui, les amis, ce cadet-là vient de me rincer… Avis aux amateurs qui auraient l’idée de se faire casser les reins ou crever la sorbonne, en comptant le Maître d’école et le Squelette qui, cette fois-ci, trouveraient leur maître… J’en réponds et je le parie ! À ces mots, depuis l’ogresse jusqu’au dernier des habitués du tapis-franc, tous regardèrent le vainqueur du Chourineur avec un respect craintif. Les uns reculant leurs verres et leurs brocs au bout de la table qu’ils occupaient, s’empressèrent d’offrir une place à Rodolphe, dans le cas où il aurait voulu se placer à côté d’eux ; d’autres s’approchèrent du Chourineur pour lui demander à voix basse quelques détails sur cet inconnu qui débutait si victorieusement dans le monde. L’ogresse, enfin, adressant à Rodolphe l’un de ses plus gracieux sourires, chose inouïe, exorbitante, fabuleuse dans les fastes du Lapin-Blanc, se leva de son comptoir pour venir prendre les ordres de son hôte, afin de savoir de lui ce qu’il fallait servir à sa société ; attention que l’ogresse n’avait jamais eue pour le Maître d’école ou le Squelette, terribles scélérats qui faisaient trembler le Chourineur lui-même. Un des deux hommes à figure sinistre que nous avons signalés (celui qui, très pâle, cachait sa main gauche et rabattait toujours son bonnet grec sur son front) se pencha vers l’ogresse, qui essuyait soigneusement la table de Rodolphe, et lui dit d’une voix enrouée : – Le Gros-Boiteux n’est pas venu aujourd’hui ? – Non – dit la mère Ponisse. – Et hier ? – Il est venu. – Est-ce qu’il était avec Calebasse, la fille de Martial le guillotiné ? Tu sais bien… les Martial de l’île du Ravageur ? – Ah çà ! est-ce que tu me prends pour un raille, avec tes questions ? Est-ce que tu crois que j’espionne mes pratiques ? – dit l’ogresse d’une voix brutale. – J’ai rendez-vous ce soir avec le Gros-Boiteux et le Maître d’école – répéta le brigand – nous avons des affaires ensemble. – Ça doit être du propre, vos affaires, tas d’escarpes que vous êtes ! – Éscarpes ! – répéta le bandit d’un air irrité – c’est les escarpes qui te font vivre ! – Ah çà ! vas-tu me donner la paix ! – s’écria l’ogresse d’un air menaçant, en levant sur le questionneur le broc qu’elle tenait à la main. L’homme se remit à sa place en grommelant. – Le Gros-Boiteux est peut-être resté pour donner son compte à ce petit jeune homme nommé Germain qui demeure rue du Temple… – dit-il à son compagnon. – Est-ce qu’ils veulent le butter ? – Non, le faire saigner seulement ; il paraît qu’il a mangé des gens de Nantes. On a su ça par Bras-Rouge. – Ça regarde le Gros-Boiteux ; c’est égal, à peine sorti de prison, il a déjà joliment de suif ! Fleur-de-Marie était entrée dans la taverne de l’ogresse sur les pas du Chourineur ; celui-ci, répondant par un signe de tête au salut amical de l’adolescent à figure flétrie, lui dit : – Eh bien ! Barbillon, tu pitanches donc toujours de l’eau d’aff ? – Toujours ! J’aime mieux faire la tortue et avoir des philosophes aux arpions que d’être sans eau d’aff dans l’avaloir et sans tréfoin dans ma chiffarde – dit le jeune homme d’une voix sourde, rauque et épuisée, sans changer de position et en lançant d’énormes bouffées de tabac. – Bonsoir Fleur-de-Marie – dit l’ogresse en s’approchant de la Goualeuse et en inspectant d’un œil jaloux les vêtements de la jeune fille, vêtements qu’elle lui avait loués. Après cet examen, elle lui dit avec une sorte de satisfaction bourrue : – C’est un plaisir de te louer des effets, à toi… tu es propre comme une petite chatte… aussi je n’aurais pas confié ce joli châle orange à des canailles comme la Tourneuse ou la Boulotte. Mais aussi c’est moi qui t’ai éduquée depuis six semaines que tu es entrée dans ma maison… et il faut être juste, il n’y a pas un meilleur sujet que toi dans toute la Cité, quoique tu sois trop triste, trop rechigneuse et trop honteuse, mademoiselle Glaçon… mais tu es encore si jeunette que c’est pas étonnant ; faudra te voir dans trois ou quatre ans… quand tu auras pris le pli comme les autres, il n’y en aura pas une plus flambante que toi dans la rue aux Fèves… La Goualeuse soupira et baissa la tête sans répondre. – Tiens ! – dit Rodolphe à l’ogresse – vous avez du buis bénit sur votre coucou, la mère ? Et il montra du doigt le saint rameau placé derrière la vieille horloge. – Eh bien, païen, faut-il pas vivre comme des chiens ! – répondit naïve ment l’horrible femme. Puis, s’adressant à Fleur-de-Marie, elle ajouta : – dis donc, la Goualeuse, est-ce que tu ne vas pas nous goualer une de tes goualantes ? – Nous allons d’abord souper, mère Ponisse – dit le Chourineur. – Qu’est-ce que je vas vous servir, mon brave ? – dit l’ogresse à Rodolphe, dont elle voulait se faire bienvenir et peut-être au besoin acheter le soutien. – Demandez au Chourineur, il régale ; moi, je paie. – Eh bien ! – dit l’ogresse en se tournant vers le bandit – qu’est-ce que tu veux à souper, mauvais gueux ? – Deux doubles cholettes de tortu à douze, un arlequin et trois croûtons de lartif bien tendre (deux l****s de vin à douze sous, trois croûtons de pain tendre et un arlequin – dit le Chourineur, après avoir un moment médité sur la composition de ce menu. – Je vois que tu es toujours un fameux licheur, et que tu gardes ta passion pour les arlequins. – Eh bien ! maintenant, la Goualeuse – dit le Chourineur – as-tu faim ? – Non, Chourineur. – Veux-tu autre chose qu’un arlequin… ma fille ? – dit Rodolphe. – Oh ! non, merci… je n’ai pas faim… – Mais regarde donc mon maître… ma fille ! – lui dit le Chourineur en riant d’un gros rire. – Est-ce que tu n’oses pas le reluquer ? La Goualeuse rougit et baissa les yeux sans regarder Rodolphe. Au bout de quelques moments, l’ogresse vint elle-même placer sur la table un broc de vin, un pain et l’arlequin, dont nous n’essaierons pas de donner une idée au lecteur, mais que le Chourineur sembla trouver parfaitement de son goût, car il s’écria : – Quel plat ! Dieu de Dieu !… quel plat ! c’est comme un Omnibus. Il y en a pour tous les goûts, pour ceux qui font gras et pour ceux qui font maigre, pour ceux qui aiment le sucre et ceux qui aiment le poivre… Des pilons de volaille, du biscuit, des queues de poisson, des os de côtelettes, des croûtes de pâté, de la friture, des légumes, des têtes de bécasse, du fromage et de la salade. Mais mange donc, la Goualeuse… c’est du soigné… Est-ce que par extra tu aurais nocé aujourd’hui ? – Pas plus aujourd’hui que les autres jours. J’ai mangé ce matin, comme à l’ordinaire, mon sou de lait et mon sou de pain… L’entrée d’un nouveau personnage dans le cabaret interrompit toutes les conversations et fit lever toutes les têtes. C’était un homme entre les deux âges, alerte et robuste, portant veste et casquette ; parfaitement au fait des usages du tapis-franc, il employa le langage familier à ses hôtes pour demander à souper. Ce nouvel arrivant s’était placé de manière à pouvoir observer les deux individus à figure sinistre dont l’un avait demandé le Gros-Boiteux et le Maître d’école. Il ne les quittait pas du regard ; mais, par leur position, ceux-ci ne pouvaient s’apercevoir de la surveillance dont ils étaient l’objet. Les conversations, un moment interrompues, reprirent leur cours. Malgré son audace, le Chourineur témoignait une sorte de déférence à Rodolphe, il n’osait pas le tutoyer. – Foi d’homme ! – dit-il à Rodolphe – quoique j’aie eu ma danse, je suis tout de même flatté de vous avoir rencontré. – Parce que tu trouves l’arlequin de ton goût ?… – D’abord… et puis parce que je grille de vous voir vous crocher avec le Maître d’école, celui qui m’a toujours rincé… le voir rincé à son tour… ça me flattera… – Ah ça, est-ce que tu crois que pour t’amuser je vais sauter comme un bouledogue sur le Maître d’école ? – Non, mais il sautera sur vous dès qu’il entendra dire que vous êtes plus fort que lui – répondit le Chourineur en se frottant les mains. – J’ai encore assez de monnaie pour lui donner sa paie ! – dit nonchalamment Rodolphe ; puis il reprit : – Ah çà, il fait un temps de chien… si nous demandions un pot d’eau-de-vie avec du sucre ? – Ça me va – dit le Chourineur. – Et pour faire connaissance nous nous dirons qui nous sommes – ajouta Rodolphe. – L’Albinos, dit Chourineur, fagot affranchi (forçat libéré), débardeur de bois flotté au quai Saint-Paul, gelé pendant l’hiver, rôti pendant l’été, douze à quinze heures par jour dans l’eau, moitié homme, moitié crapaud, voilà mon caractère – dit le convive de Rodolphe en faisant le salut militaire avec sa main gauche. – Ah çà ! – ajouta-t-il – et vous, mon maître, c’est la première fois qu’on vous voit dans la Cité… C’est pas pour vous le reprocher, mais vous y êtes entré crânement sur mon crâne et tambour battant sur ma peau. Nom d’un nom, quel roulement !… surtout les coups de poing de la fin… J’en reviens toujours là ; comme c’était festonné !… quelle giboulée ! Mais vous avez un autre métier que de rincer le Chourineur ? – Je suis peintre en éventails, et je m’appelle Rodolphe. – Peintre en éventails ! c’est donc ça que vous avez les mains si blanches – dit le Chourineur. – C’est égal, si tous vos camarades sont tous comme vous, il paraît qu’il faut être pas mal fort pour faire cet état-là… Mais puisque vous êtes ouvrier, pourquoi venez-vous dans un tapis-franc de la Cité, où il n’y a que des grinches, des escarpes ou des fagots affranchis comme moi, parce que nous ne pouvons pas aller ailleurs ? C’est pas votre place ici ; les honnêtes ouvriers ont leurs guinguettes, et ils ne parlent pas argot. – Je viens ici, parce que j’aime la bonne société. – Hum !… hum !… – dit le Chourineur en secouant la tête d’un air de doute. – Je vous ai trouvé dans l’allée de Bras-Rouge ; enfin… suffit… Vous dites que vous ne le connaissez pas ? – Est-ce que tu vas m’ennuyer encore longtemps avec ton Bras-Rouge, que l’enfer confonde… – Tenez, mon maître, vous vous défiez peut-être de moi, vous avez tort ; si vous voulez, je vous raconterai mon histoire… à condition que vous m’apprendrez à donner les coups de poing qui ont été le bouquet de ma raclée… j’y tiens. – J’y consens, Chourineur, tu me diras ton histoire… et la Goualeuse nous dira aussi la sienne. – Ça va – reprit le Chourineur… – il fait un temps à ne pas mettre un sergent de ville dehors… ça nous amusera… Veux-tu, la Goualeuse ? – Je veux bien ; mais je n’en aurai pas long à raconter – dit Fleur-de-Marie. – Et vous nous direz aussi votre histoire, camarade Rodolphe ? – ajouta le Chourineur. – Oui, je commencerai… – Peintre d’éventails – dit la Goualeuse – c’est un bien joli métier. – Et combien gagnez-vous à vous éreinter à ça ? – dit le Chourineur. – Je suis à ma tâche – répondit Rodolphe ; – mes bonnes journées vont à trois francs, quelquefois à quatre, mais dans l’été, parce que les jours sont longs. – Et vous flânez souvent, gueusard ? – Oui, tant que j’ai de l’argent, et j’en dépense pas mal ; d’abord dix sous pour ma nuit dans mon garni. – Excusez, monseigneur… vous couchez à dix, vous ! – dit le Chourineur en portant la main à son bonnet… Ce mot monseigneur, dit ironiquement par le Chourineur, fit sourire imperceptiblement Rodolphe, qui reprit : – Oh ! je tiens à mes aises et à la propreté. – En voilà, un pair de France ! un banquezingue ! un riche ! – s’écria le Chourineur – il couche à dix. – Avec ça – continua Rodolphe – quatre sous de tabac, ça fait quatorze ; quatre sous à déjeuner, dix-huit ; quinze sous à dîner ; un ou deux sous d’eau-de-vie, ça me fait dans les environs de trente-quatre à trente-cinq sous par jour. Je n’ai pas besoin de travailler toute la semaine ; le reste du temps je fais la noce. – Et votre famille ? – dit la Goualeuse. – Le choléra l’a mangée – répondit Rodolphe. – Et qu’est-ce qu’ils étaient, vos parents ? – demanda la Goualeuse. – Fripiers sous les piliers des Halles, négociants en vieux chiffons. – Et combien que vous avez vendu leur fonds ? – dit le Chourineur… – J’étais trop jeune, c’est mon tuteur qui l’a vendu ; quand j’ai été majeur je lui ai redu trente francs… Voilà mon héritage. – Et votre bourgeois, à cette heure ? – demanda le Chourineur. – Il s’appelle M. Gauthier, rue des Bourdonnais, bête… mais brutal… voleur… mais avare ; il aime autant se faire crever un œil que de faire la paie aux ouvriers. Voilà son signalement ; s’il s’égare, laissez-le se perdre, ne le ramenez pas. J’ai appris mon métier chez lui depuis l’âge de quinze ans ; j’ai eu un bon numéro à la conscription ; je m’appelle Rodolphe Durand… Voilà mon histoire. – Maintenant, à ton tour, la Goualeuse – dit le Chourineur ; – je garde mon histoire pour la bonne bouche.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD